Rappel du premier message :



Ce qui était magique avec ma famille (on se doute que quand j’utilise cet adjectif, c’est déjà mal parti), c’était que même en ne les voyant pas pendant des décennies et en étant à mille lieues d’eux, ils arrivaient à me surprendre. C’est con, j'aime pas des surprises. Ni les gosses. Et voilà que, surprise, je me retrouvais face à la mioche du Morpion (plus si gosse que ça, lui, faut croire). Ah, et ce même Morpion avait failli se faire éventrer par son dernier patron. C’est malin. La dernière fois il avait eu la présence d’esprit de prendre les devants.

Résultat des courses… ben c’était jusqu’à nouvel ordre moi qui écopait de la mioche. Pourtant même dans les Enfers personne aurait essayé de me faire garder des mômes. J’aurais probablement pu la planter là — d’autant plus qu’elle n’avait pas l’air d’être une chouineuse, c’était déjà ça — mais ben… appelez ça comme vous voulez, sens du devoir, honneur ou autre connerie dans le genre, je préférais voir si cette môme savait se débrouiller avant de la lâcher seule dans la nature. On sait jamais, au cas où c’était une des moins dégénérés de la famille, ça serait con qu’elle crève bêtement.

Nous voilà donc sur la route pour Isotier, dans la joie et la bonne humeur. Ou pas. Faut pas pousser quand même. D’ailleurs, ça faisait bizarre de me dire que j’allais faire plus qu’un bref bout de chemin avec quelqu’un. Ca m’était plus arrivé depuis la mort de Vraneï.

"C'te blague ! Comment tu prends tout au premier degré ! Est-ce que tu ris quand il n'y a pas d'os brisé en jeu ? Sinon, bah tu s'ras servie."
Than troque le beau langage avec celui des rues plus vite qu'un nain marchand. Elle attaque le lard et les tartines sans rancune pour sa bougonne de tante.

Elle avait toujours pas sa langue en poche, même au petit matin. Assez pour m’arracher un rictus amusé. Je comptais pas me coltiner une mioche de manière permanente, mais à petite dose elle était supportable. « On commence les opérations en début d’après-midi. » Je ne pris pas la peine d’expliquer, une chasseresse savait sans doute qu’il était avantageux de surprendre une proie somnolente en pleine digestion.

"Oh, envie d'une petite trempette avant le massacre ? Je connais tous les bons coins de la plage !"
Than pense aussi à des coins pour observer l'arrivée des bateaux. Des coins dans les rochers, à l'abris des regards et accessibles par un seul chemin. Comme il est possible qu'elles soient suivies, l'un peut veiller au grain sur la terre ferme Yenlu). Quitte à jouer la carte de l'endormie, autant la jouer à fond.

Tiens, ça faisait un moment que j’avais pas été nager. Encore une chose que je faisais en Heavensaw et pas dans les Enfers. « Vendu ! » Curieuse de voir ces « bons coins ». Elle avait probablement plus écumé le coin que moi, qui y passais presque uniquement pour affaires.

Than s'attendait sérieusement à un autre refus ronchon de sa tante mais celle-ci a décidé de la surprendre. Eh bien voilà qui est intéressant !
"Prenons nos montures avec nous alors !"
Tabac aura certainement envie de brouter de l'herbe gorgé d'air marin.

« J’avais pas prévu de laisser la mienne à l’écurie. » La pauvre bête méritait bien de se dégourdir les jambes. Qui veut aller loin ménage sa monture… mais ne la laisse pas pourrir dans son coin non plus. « T’as des affaires à aller chercher avant de partir ? » Pour ma part j’étais déjà prête, puisque je ne me séparais que rarement de mes armes et plus rarement encore de mon armure.

Un chasseur est toujours prêt à aller crapahuter dans la nature. Les vivres se trouvent sur la route et les armes sont toujours portées sur soi. Qui sait si un dragon ne va pas débarquer en ville faire son marché et cramer des gens ?
"Un truc à savoir sur moi : je suis toujours prête !"
Il ne manque plus qu'à sceller le cheval, le pansage ayant été fait plus tôt dans la journée.

Note à moi-même : vérifier la véracité de ce « toujours » un de ces jours. Mais pour l’heure, direction l’écurie, puis la plage. Et j’étais curieuse de voir si nos proies se terreraient dans leurs tanières ou si elles tenteraient de porter le premier coup. Pas qu’aucune de ces stratégies soit susceptible de les avancer beaucoup.

Les deux elfes noires prennent donc le chemin de la plage à dos de cheval, le visage caressé par l'air marin. La chasseresse mène sa tante vers des fourrés où les chevaux pourront brouter tranquillement et même se cacher. Yenlu envoie le signal que la zone est sure. Than pose pied à terre et retire le licol de Tabac.

Puisque le but était de toute façon de laisser les chevaux vagabonder pendant qu’on faisait trempette, je laissai le harnachement à l’auberge et partis à cru sans bride. Pour le court chemin qu’on avait à faire, ça valait pas la peine de se fatiguer avec le matériel. Une fois sur place, je commençai par mettre à l’abri dans les hautes herbes mes (nombreuses) armes et… oh, un hibou. Voyons voir à quel point la gamine est observatrice « Oh, Chaton, t'es censée t'y connaître en bestioles ? »

L'étalon est libéré pour brouter l'herbe à loisir. S'il lui prend l'envie de prendre la poudre d'escampette, Than sait que son hibou l'arrêtera. Le rapace est tout à fait capable d'affronter un aigle et de remporter la bataille. C'est là que sa tante lui pose une drôle de question (en l'appelant "chaton" qui plus est)
"Naturellement ! Je suis une chasseresse hors-paire !"

Hors pair ? Sûre d’elle en tout cas. Restait à prouver que cette confiance en elle était fondée. « Il y a quoi comme bestioles par ici à part nos chevaux ? » Pour n’importe quel ressortissant des Enfers, avoir conscience de son environnement est une question de vie ou de mort et, donc, une seconde nature. La réponse serait donc immédiate. Mais avec ces gamins nés de l’autre côté de la Brèche, on savait jamais…

"Hum... Beaucoup : il y a des insectes sous ces pierres et dans les arbres, sans parler des mouches ; il y a toutes sortes de passereaux dans les arbres. Je crois avoir entendu une sterne au dessus de l'eau et un formidable spécimen d'hibou Grand-Duc vole à quelques centaines de mètres de nous. Sinon, il faut compter les écureuils, les hérissons. J'ai repéré des traces de rat-belette tout à l'heure, en chevauchant."
Lancer un chasseur sur la zoologie, mauvaise idée.

Pas mauvais. Elle aurait peut-être même réussi à survivre plus de cinq minutes dans les Enfers si elle était constamment aussi observatrice. « Un ‘formidable spécimen’ d’hibou Grand-Duc, rien que ça ? Et qu’est-ce qui le rend si formidable ? » À mes yeux, un piaf était un piaf, et les piafs rentraient dans la catégorie « bon à manger » et « pas bon à manger ».

Than ne prend pas le temps de réfléchir.
"Bah, sa taille. Il n'est pas vieux mais de bonne taille quand même. Pour sa race."
Inutile de préciser qu'un hibou grand-duc est une grande espèce de hibou. than n'est pas idiote et voit que sa tante est interloquée par son animal de lien mais elle préfère garder ce lien secret. Un bon chasseur sait quand il faut faire du tapage pour débusquer sa proie et quand il faut plutôt se dissimuler pour les embuscades.

Etait-elle très observatrice, ou dissimulait-elle quelque chose ? À creuser plus tard. Pour l’heure, on avait parlé de baignade, et il nous restait un bon moment avant de devoir nous mettre en chasse. « Je vois. On avait prévu de piquer une tête il me semble ? » Et sans plus attendre, je me mis à défaire les attaches de mon armure, en commençant par mes brassards.

Than n'a qu'à ôter sa cape et elle peut déjà se jeter à l'eau. Coquette, elle prend le temps de se faire un chignon pour ne pas laisser ses longs cheveux s'emmêler. Ses effets reposent sur une branche d'arbre. L'elfette s'avance vers la mer. La falaise est haute et des pics attendent en bas. Mais Than sait comment sauter pour les éviter, elle faisait souvent le grand saut, enfant.
Le plongeon laisse à peine entendre une petite éclaboussure.

Les diverses pièces de mon armure ne tardèrent pas à rejoindre mes armes, suivies par mes vêtements. Je ne gardai qu’un poignard dans son fourreau, attaché au haut de ma jambe droite. Ne jamais être désarmée est une règle de base de tout guerrier (ou mercenaire) qui se respecte. Après un temps d’observation pour repérer  la disposition des rochers en contrebas (pas question de m’écraser comme un oeuf de mouette), je plongeai moi aussi.

Les voilà dans l'eau salée de la mer. Celle-ci est encore froide en cette matinée ensoleillée. Than fait quelques brasses pour rejoindre une zone plus ridée par le vent.
Soudainement, elle sent quelque chose qui cloche mais Yenlu ne l'a prévenue de rien. L'eau s'agite et un bouillon apparaît à quelques mètres de là.
Apparait alors une tête écailleuse de la taille de deux chevaux. Deux naseaux rejettent de puissants jets d'eau et un œil noir ferme sa double-paupière.

Eh ben eh ben, c’est pas tous les jours qu’on fait trempette avec un dragon des mers si près des côtes. « Elle est bonne l’eau là où t’es ? » Certes, j’avais mon poignard et on était pas dans les Enfers… mais si je pouvais éviter d’affronter un dragon aquatique au beau milieu de l’eau alors que je ne portais littéralement rien d’autre qu’un poignard, ça m’arrangeait autant. J’avais pas passé près de trois siècles en Heavensaw dont près de deux au front en ignorant toute notion de stratégie.

C'est à peine si la tête de serpent s'intéresse à elles. Than réfléchit à fond dans son cerveau. Pour atteindre une telle bête, il faudrait vraiment qu'elle ait des compétences aquatiques ! Pourquoi n'en a-t-elle pas ? Où alors, un bateau, ou une grande portée avec son arc ! Elle réalise qu'elle n'est pas prête pour tuer ce dragon et apporter son trophée sur la terre ferme. Que c'est rageant !

Différence n°385 entre les Enfers et Heavensaw : ici, même les dragons des mers sont tellement apathiques qu’il y a moyen de faire trempette à quelques brasses d’eux, alors que dans les Enfers on serait déjà toutes les deux mortes (enfin, dans les Enfers j’aurais pas piqué une tête avec une dague pour unique tenue, ou j’aurais pas vécu longtemps). « Je prends ça pour un oui. » Et au passage, je m’éloignai sans gestes brusques mais de manière déterminée, tout en restant attentive à la bestiole et d’éventuels mouvements de sa part.

Ce serait vraiment stupide de jouer au fier-à-bras et d'attaquer cette bête sur un terrain défavorable, n'est-ce pas ? Eh bien, Than est loin d'être assez stupide ! Elle imite donc sa tante, dégoûtée à l'idée de reconnaître qu'elle n'aurait pas fait mieux. Le dragon replonge dard dard sa tête, retournant visiblement dans les profondeurs d'où il est venu, laissant Than face à sa propre impuissance. Quand elle aura retrouver son père, elle repartira chasser le dragon !

Même si la bestiole avait replongé (ou plutôt surtout parce que la bestiole avait replongé), je gardai à l’oeil le coin où elle avait disparu et les ondulations de l’eau signalant son passage. Pas envie de me faire happer par les pieds, merci bien. Bonne nouvelle du jour : la gamine avait deux grains de bon sens et avait pas fait de geste débile.

Than n'y connait pas grand chose en créatures marines. Autant déceler une souris dans un buisson grouillant de bêtes, elle pouvait, autant sentir la grosse présence dans cette eau claire lui était difficile. Elle devait s'améliorer ! Elle venait d'Isotier tout de même ! Enfin bon. Après quelques instants d'observation intense vient le moment où il faut tout de même profiter du bain de mer avant… le bain de sang. Than fait donc quelques brasses au soleil.