Ce qui était magique avec ma famille (on se doute que quand j’utilise cet adjectif, c’est déjà mal parti), c’était que même en ne les voyant pas pendant des décennies et en étant à mille lieues d’eux, ils arrivaient à me surprendre. C’est con, j'aime pas des surprises. Ni les gosses. Et voilà que, surprise, je me retrouvais face à la mioche du Morpion (plus si gosse que ça, lui, faut croire). Ah, et ce même Morpion avait failli se faire éventrer par son dernier patron. C’est malin. La dernière fois il avait eu la présence d’esprit de prendre les devants.

Résultat des courses… ben c’était jusqu’à nouvel ordre moi qui écopait de la mioche. Pourtant même dans les Enfers personne aurait essayé de me faire garder des mômes. J’aurais probablement pu la planter là — d’autant plus qu’elle n’avait pas l’air d’être une chouineuse, c’était déjà ça — mais ben… appelez ça comme vous voulez, sens du devoir, honneur ou autre connerie dans le genre, je préférais voir si cette môme savait se débrouiller avant de la lâcher seule dans la nature. On sait jamais, au cas où c’était une des moins dégénérés de la famille, ça serait con qu’elle crève bêtement.

Nous voilà donc sur la route pour Isotier, dans la joie et la bonne humeur. Ou pas. Faut pas pousser quand même. D’ailleurs, ça faisait bizarre de me dire que j’allais faire plus qu’un bref bout de chemin avec quelqu’un. Ca m’était plus arrivé depuis la mort de Vraneï.

Ravie, Than voyage avec sa tante. Bon, elle retourne à sa ville natale avec une ex-commandante qui risque d'avoir la lubie de lui donner des ordres mais c'est pour tuer ceux qui ont rendu les recherches de son père plus difficiles. Et c'est l'occasion de connaître le côté paternel de sa famille même si l'interlocutrice est plutôt taiseuse. Naturellement, Yenlu les suit à bonne distance et échange parfois des commentaires avec Than. Seul problème, Than n'a pas de monture.

Evidemment fallait qu’elle ait pas de monture. Ben oui, quelle idée de se faciliter le voyage et le transport des bagages comme ça. Il allait falloir y remédier avant Isotier, parce que j’allais pas la prendre en croupe tout le trajet. Pas tant par crainte que mon cheval fatigue (elle était solide la bestiole), mais plutôt parce qu’un cheval pour deux cavalières, ça faisait pas sérieux. Restait un léger détail. « Tu sais monter à cheval ? » Sinon, elle apprendrait sur le tas.

"Oui, naturellement !" Les chasseurs connaissent les animaux, Than n'a juste jamais garder de monture pour elle. "Je vais me trouver une bonne monture, ne t'inquiète pas ! Allons dans une auberge voler un cheval, je m'occupe de tout." Hors de question de laisser croire à sa tante qu'elle ne pouvait pas trouver de solution par elle-même.

Bon, au moins elle ne serait pas un boulet une fois sur sa propre monture. Par contre il s’agissait de calmer ses ardeurs si je voulais éviter les mauvaises surprises. « Voler un cheval, hein ? Ca te fera une belle jambe quand tu te retrouveras à devoir éviter la région pour les vingt prochaines années ou t’emmerder à semer ou tuer tes poursuivants dès que tu t’y pointes. En acheter un te causera moins d’emmerdes. » Comme quoi, on peut n’en avoir rien à foutre de la loi et quand même la suivre.

Than soupire : acheter un cheval prendra du temps. Mais c'est un sacrifice moindre face à celui de ne pas être obligée de se faire discrète pendant quelques années. "Bon, trouvons une foire aux bestiaux alors. Mais pas question que j'ai une rosse !" Naturellement, Than paiera, elle a l'argent nécessaire depuis qu'elle a vendu ses crocs et ses écailles de dragons. Un village est visible à quelques kilomètres, merci les yeux d'elfe.

Heureusement, les endroits où on était susceptibles de trouver un cheval ne manquaient pas. « Tu sais comment évaluer l’état de santé d’un cheval ? » Sans quoi, ça serait l’occasion d’apprendre. D’accord, une chasseresse ça doit avoir un minimum de connaissances du monde animal… mais généralement c’est plus pour tirer les bestiaux que pour les monter.

"Bien sûr, il faut regarder l'oeil du cheval, voir s'il est vif, ensuite l'ossature doit être solide, les sabots ne doivent pas être fendus, le poil doit être brillant..." Than continue la longue liste des indications de la santé d'un équidé. "Comment as-tu choisi ta monture ? Ça ne doit pas être ta première." Les créatures non-draconiques meurent si vite.

Pas complètement ignorante la gamine, bien. Et non, ce cheval-ci n’était de loin pas mon premier, ni depuis mon arrivée en Heavensaw, ni dans l’absolu. J’avais arrêté de compter depuis longtemps. « Il me fallait un cheval rapide, endurant, maniable, pas trouillard et pas con. À la base il appartenait à un mercenaire avec qui j’ai fait quelques missions, mais il a décidé de prendre sa retraite après notre dernier contrat et son cheval lui servirait plus à rien. J’ai troqué ma part de la récompense contre le canasson et je suis largement rentrée dans mes frais depuis. » J'avais beau en avoir eu à la pelle, celui-là était un des meilleurs.

"C'est une bonne idée, ce cheval a dû bourlinguer." Il lui fallait un destrier vétéran ! Dommage qu'elle ne puisse pas communiquer télépathiquement avec le cheval. Son lien avec Yenlu sera unique jusqu'à la mort de l'une d'entre elles. Le village se rapproche, Than va pouvoir descendre de la croupe du cheval de Larae. La chasse va pouvoir commencer ! Les deux elfes se mettent donc en quête d'un marché aux bestiaux et surtout aux montures.

Bien sûr que c’était une bonne idée. J’en avais beaucoup de mauvaises, d’abord ? Je levai les yeux au ciel, un geste que l’autre ne pouvait évidemment pas voir. Restait que j’étais curieuse de voir comment elle s’y prendrait pour choisir sa monture. Heureusement, je ne devrais pas attendre longtemps : déjà nous arrivions au prochain village. « Eh bien, chasseresse, bonne chasse. » Une chasse d’un genre différent de celui auquel elle devait être habituée.

Than fait donc le tour des bêtes, ignorant les rosses. Elle choisit donc un cheval, solide mais élancé pour se faufiler en forêt, avec des sabots solides et des jambes sans défauts et un excellent équilibre. Elle compare deux-trois bêtes et finit par jeter son dévolu sur un mâle d'à peine quatre ans mais vigoureux à la robe alezan qui semble avoir le meilleur potentiel. De toute façon, elle changera dans une quinzaine d'années. "Je vais prendre cet animal."

Un choix… intéressant, en tout cas. Ca allait être instructif de voir comment elle allait s’en sortir avec un animal tout juste pas adulte à l’âge où il commençait probablement à tester les limites de ce que sa force lui permettait d’obtenir de son cavalier. « Plaisir avec. » Comment ça, j’aurais pu la prévenir ? C’était exactement ce que je venais de faire.

Le vendeur a une bonne tête et continue de chanter les louanges de la bête qui s'appelle "Tabac". Than paie celui-ci et prend donc Tabac par le licol et se fait la réflexion qu'il faudra une selle qui sera plus confortable pour la monture et pour elle. "Maintenant, je vais trouver la sellerie du village. Tu peux faire autre chose en m'attendant si tu veux. Tu n'es pas obligée de m'accompagner." Même si Than aime l'idée de rester avec sa tante.

« T’inquiète, gamine, si je voulais pas t’accompagner je le ferais pas. » Tu peux toujours rêver si tu crois que tu vas m’imposer quoi que ce soit. Et j’étais sincèrement curieuse de la voir gérer sa nouvelle monture, même uniquement en main.

Tabac rechigne à suivre Than à son niveau, il tire sur la corde, pour ne pas bouger ou pour dépasser sa nouvelle propriétaire, énervant Than qui tire de plus belle sur le licol. "C'est fini, oui ? Obéis-moi !" dit-elle du ton très connu de "t'as pas le choix". Elle tire donc la bête jusqu'à la sellerie, aussi têtue que son animal ! Elle ne renoncera pas, elle sait qu'un animal a besoin de temps pour être apprivoisé et de fermeté. Céder, c'est laisser entrevoir une faiblesse.

Aussi têtue que sa bestiole, ils faisaient bien la pair. Mais si ce blanc-bec s’imaginait pouvoir jouer les tyrans au pré, il serait bien vite recardé d’un coup de sabot ou de dents bien placé. Est-ce qu’il se calmerait une fois monté, ou est-ce qu’il continuerait à jouer les emmerdeurs ?

Than fait donc l'acquisition d'une selle, d'une bride et de deux brosses pour sa nouvelle monture capricieuse. Elle en profite pour changer de vêtements et mettre un pantalon plus adapté pour l'équitation. Elle revient donc enfiler les accessoires à Tabac en l'amadouant d'abord avec une pomme et du sel. "Donc, tu vois ce sel ? Il n'y a que moi qui t'en donnera. Il faudra m'obéir si tu en veux encore." Cela participait au processus de dressage signé Than.

Est-ce que la bestiole comprenait seulement ce qu’elle lui racontait ? Peu probable. En tout cas, aucun de mes chevaux n’avait eu l’air de régir différemment selon si je lui murmurais des mots doux, lui expliquais un plan de bataille ou lui récitais la table des multiplications (oui, j’avais essayé). Tant que le ton y était, l’effet était le même. Enfin, on a parfois des surprises.

Mine de rien, le caractère de Tabac plaît beaucoup à Than. Il cherche à être le meilleur, il perdra contre elle mais contre les autres... Elle réussit donc à sangler sa selle. Elle desserra le licol et tendit la bride devant le museau de l'étalon. Au moment où elle mit la bride sans effort, elle sentit déjà le début d'une relation entre elle et sa nouvelle monture. "C'est bien, Tabac, bon cheval !"

Il n l’avait encore ni mordue, ni écrasée, ni tapée du pied. Ca se passait bien, quoi. Un peu fanfaron sur les bords, mais pas une bique ingérable. « Eh bien si tu n’as plus d’emplettes à faire, on peut reprendre la route. » Pressée ? Pas spécialement, mais je ne voyais pas non plus l’intérêt de m’éterniser dans le coin.

"Oui, cap vers Isotier !" Than monte pour la première fois sa monture, elle trouve son équilibre avec facilité et démarre sa monture. Tabac fait un grand mouvement des pattes arrières et son petit galop est saccadé. Simple mouvement d'humeur car son allure se fluidifie au grand galop, un galop rapide et fougueux. Than est trop contente de sentir le vent dans ses cheveux pour ralentir.

Aucun bon sens, ces gosses. La gamine devrait apprendre à ménager son canasson si elle voulait qu’il tienne la distance (et fallait pas attendre de la bestiole qu’il se retienne lui-même). De mon côté, je laissai mon cheval marcher puis trottiner un moment avant de le laisser partir au galop pour rejoindre les autres. Il ne se fit pas prier et ne mit pas bien longtemps à rattraper les jeunots avec enthousiasme.

Than s'imagine sur le dos d'un dragon. Elle se demande combien de temps Tabac tiendra ce rythme, elle sait qu'il finira par se fatiguer. La monture de Larae les rejoint très vite. "Bah alors, Tabac, c'est ça que tu appelles du galop ?" commente-t-elle avec amusement. Du côté de Larae, difficile de juger à son visage la course l'indiffère ou l'agace. "Nous aurons atteint Isotier avant la nuit à cette allure !"

Je levai les yeux au ciel. « À cette allure ton cheval va surtout claquer avant d’arriver à Isotier si tu la maintiens trop longtemps. » Et même si certains ne voyaient aucun inconvénient à avaler les kilomètres jusqu’à épuiser leur cheval pour en changer à la prochaine auberge, ça compromettait sérieusement les possibilités de dresser correctement un animal.