Micha sourit à Irina puis se racla la gorge avant d'entamer une nouvelle fois la chanson qui naissait de leurs efforts combinés :

"Bienvenue enfant, que le Seigneur soit loué,
En cette demeure, où tu es tant aimé.e
Petit enfant, tu seras dans tous nos bras lové"

Les enfants se regardaient à chaque pause, comme si d'un regard ils pouvaient décider qui se lancerait ensuite. Dmitri enchaîna avec son idée du pain préparé par maman mais offert par le Seigneur ; Motya avec les veillées au coin du feu ; Kostya avec le medovik, car il tenait à son gâteau au miel. Patya voulait parler des beaux couchers de soleil, les jumeaux de leurs jeux entre frères et sœurs. Les idées fusaient pêle-mêle.

Les enfants étaient émerveillés. Père Micha avait soigneusement corrigé leurs vers avec sa douceur habituelle et le chant ressemblait désormais à un vrai beau chant sorti d'un livret de messe. Sauf que c'était le leur. Patya avait déjà envie de le chanter en boucle. Irina, qui avait décidément l'oreille musicale, demanda alors si elle pouvait essayer d'ajouter une deuxième voix pour le rendre encore plus mélodieux.

Les yeux de Micha pétillèrent de joie devant l'enthousiasme d'Irina. "Nous allons essayer. Séparons-nous en deux groupes. Dmitri, Kostya et Patya avec moi. Oleg, Olya et Motya avec Irina. Vous êtes prêts ?" Il entama à nouveau le premier vers, encourageant les enfants de ses mains.

Les enfants entonnèrent en même temps, avec plus ou moins de justesse. Les deux plus petits chantaient un peu faux, mais Patya s'accroupit près d'eux pour les aider, et la voix chaude et rassurante du prêtre les guidait. Face à eux, la voix claire d'Irina chantait quelques notes au-dessus des autres, décalait parfois un rythme pour soutenir ou accentuer le chant principal. Olya, Oleg et Motya écoutaient attentivement. Quelques notes furent mal choisies, mais dans l'ensemble, c'était très joli.

"C'était très bien, les enfants." Le prêtre tendit une oreille vers la chambre de travail mais il n'entendait rien de très probant. Et puis, il savait qu'on viendrait le chercher quand on aurait besoin de lui. "Allons ! Nous avons encore le temps de répéter pour que ce soit encore plus joli." Il les encouragea d'un sourire.

Certains des enfants suivirent son regard, mais se recentrèrent très vite. Les plus grands avaient déjà vécu ça plusieurs fois déjà. Ça ne rendait pas forcément les choses plus facile (c'est toujours difficile d'entendre sa maman souffrir), mais le chant les aidait à détourner leur attention. Ceux qui étaient capables de le comprendre sourirent de reconnaissance. Et tous ensemble, ils ré-entonnèrent la petite chanson.

Il fit un clin d'oeil aux plus grands en captant leur regard de reconnaissance et mima silencieusement les mots "Ça va bien se passer." Mais il n'osait pas en parler ouvertement de peur de ramener l'inquiétude dans l'esprit des plus petits. Après quelques essais, la petite chanson improvisée avait plus fière allure, surtout avec le canon proposé par Inira. Ils étaient fin prêts ! Il ne manquait que la nouvelle âme au sein de ce foyer...

Dans la chambre, les cris semblaient plus étouffés. Et bientôt, alors que minuit approchait et que les plus petits commençaient sérieusement à papilloter des paupières, un nouveau cri remplaça le précédent. Un cri de premier souffle ; la petite âme était là. De longues minutes s'écoulèrent avant que Mikhaïl n'ouvre la porte et viennent présenter l'enfant au reste de la famille tandis que les femmes s'occupaient encore de Nadejda et que Pyotr allait chercher d'autres draps et de l'eau propre.

Micha observa la scène avec un sourire attendri tout en préparant son matériel pour officier le baptême. Dès qu'il fut prêt, il se tourna vers le père pour demander doucement : "Quel est son nom ?" Une fois le sacrément effectuer, les enfants pourront entonner leur chanson.

Les enfants s'étaient rassemblés autour de leur père. Ils regardaient le petite bouille rose avec émotion, osant à peine la toucher de peur de la casser. Mikhaïl, les yeux brillants, sourit au Père Micha quand il annonça : Ivanna. Olya trépigna de joie en découvrant que c'était une fille. Mais au fond, personne n'était déçu parmi ses frères et sœurs. Le bonheur de voir Ivanna était bien plus grand que toutes les attentes enfantines liées à la grossesse.

Le prêtre hocha la tête sans cesser de sourire puis se mit au travail. Une fois que le sacrement fut diligemment effectué, et que l'enfant eut rejoint les rangs des Chrétiens, Micha fit un clin d'oeil aux autres enfants de la fratrie, quittant son air cérémonieux en une seconde. "Vous êtes prêts pour le cadeau ?"

Des "Oui !" et hochements de têtes aussi joyeux que mutins accueillirent la question. Ils se redressèrent et se calèrent les uns contre les autres, rassemblés en fonction de la voix qu'ils chantaient. Ils se jetèrent des petits regards et au signal du Père Micha, comme à la chorale, ils entonnèrent la petite chanson de bienvenue sous le regard ému de Mikhaïl.

Il se leva et se mit devant les enfants en agitant les mains comme un chef d'orchestre puis entonna la chanson qu'ils avaient répété pendant une bonne partie de la nuit, guidant les enfants avec bienveillance s'ils rataient une note par fatigue.

L'exécution, bien qu'imparfaite, rendit tout le monde heureux. Mikhaïl embrassa ses fiers enfants un par un et remercia chaleureusement le Père Micha. Dans ses bras, Ivanna s'était endormie, épuisée par sa venue au monde. On peut aller voir maman ? demanda Patya plein d'espoir. Demain matin, répondit son père. Elle est très fatiguée. Et vous aussi, ajouta-t-il en avisant les yeux rougis malgré l'excitation qui les avait brièvement réveillé. Tout le monde au lit, allez. Les enfants ne protestèrent que pour la forme.

Il avait accompli son devoir en ces lieux et il était temps de les quitter pour laisser la famille dans sa petite bulle de bonheur. "Que le Seigneur vous protège." dit-il doucement à Mikhaïl, englobant les enfants d'un air attendri, puis il fit volte-face vers la porte d'entrée en enroulant son écharpe bien serrée autour de son cou, paré pour subir les affres de la nuit de la taïga jusqu'à sa demeure.

Merci pour tout, mon Père, répondit Mikhaïl en l'accompagnant jusqu'à la porte. Prenez le cheval et la charrette, les grands les récupéreront demain., ajouta-t-il sur le pas de la porte, en prenant bien garde de préserver l'enfant emmitouflée des vents froids de la nuit. Il appela Pyotr pour qu'il harnache le cheval. Hors de question de laisser le Père Micha rentrer à pieds. Il lui donna également une couverture pour se couvrir sur l’attelage le temps du trajet.

"Oh ! Vous savez, j'ai des bottes adéquates maintenant..." plaisanta Micha en faisant référence à ses premiers jours où ses souliers s'étaient fait avaler par la boue. Mais il accepta volontiers l'offre, autant la charrette que la couverture, même s'il commençait à être plus à l'aise avec son environnement. Une fois chez lui, il prit le temps de panser le cheval et de lui trouver une couverture chaude, à défaut de pouvoir lui fournir un abri pour la nuit.

Mikhaïl, rassuré, alla coucher le bébé dans le petit berceau près de sa femme dont la délivrance était désormais complètement terminée. Les voisines retiraient les draps souillés et s'apprêtaient à partir elles aussi, avec un mot rassurant et des félicitations. Tout s'était passé pour le mieux. Il les remercia chaleureusement, embrassa Nadejda et alla vérifier que les enfants étaient au lit. Je suis content que ce soir une fille, murmura Patya avant de s'endormir.

Même si sa nuit avait été courte, le prêtre fut réveillé dès l'aurore par la force de l'habitude et n'avait pas assez de paresse en lui pour rester au lit malgré sa fatigue alors qu'il ne dormait plus. Il sortit plutôt voir le cheval. La fraîcheur du petit matin le saisit dès qu'il mit un pied dehors et il bichonna diligemment l'animal en lui demandant pardon de ne pas avoir d'abri pour l'accueillir. Il eut même droit à ses dernières galettes d'avoine et deux pommes comme petit-déjeuner alors que Micha se contentait d'un morceau de pain et d'un verre de lait.

Le lendemain, ce fut un crève-cœur pour les enfants de devoir aller à l'école alors qu'ils voulaient tous rester s'occuper de leur mère et de leur petite sœur ; Mikhaïl eut toutes les peines du monde à les mettre dehors. Pyotr les accompagna pour aller récupérer le cheval et en profita pour houspiller tout le monde sur le chemin. Grâce à lui, ils gagnèrent plusieurs précieuses minutes sur leur inévitable retard.

Malgré leur retard, Micha accueillit les enfants Pavlov avec indulgence. "Comment va la nouvelle-née ?" demanda-t-il de façon audible pour que les autres élèves ne se sentent pas lésés par une quelconque forme de préférence ; il aurait bien évidemment puni le retard s'il n'avait pas été excusé par le chamboulement de la nuit dans la maisonnée. Sachant qu'il déclencherait des questions fusant sans queue ni tête, il laissa l'agitation régner quelques minutes, le temps d'assouvir la curiosité de chacun afin de reprendre le fils de son cours d'une façon plus sereine.

Les enfants parlaient tous en même temps. Si Pyotr n'avait pas déjà une bonne idée de la personnalité du le Père Micha, il aurait eu pitié de lui pour le retour au calme. Il aurait eu pitié de son prédécesseur, en tout cas. Il adressa un signe et un sourire au prêtre avant de s’éclipser. Parmi la fratrie et leurs amis, les échanges allaient bon train et le prénom d'Ivanna voletait dans l'air.

Il laissa le brouhaha perdurer une bonne dizaine de minutes avant de s'asseoir calmement à son bureau en fixant les enfants, se raclant la gorge pour attirer leur attention. C'était là un test. S'il devait faire preuve de plus d'autorité pour récupérer le calme, il saurait qu'il ne devait plus être aussi coulant. Avec les enfants, c'était toujours risqué ce genre d'initiative : beaucoup mangeaient le bras quand on offrait la main.