Patya ne prit pas le risque de répéter le nom à l'oreille : il n'avait pas compris. Le latin ne lui servait jusque là qu'à la messe et il avait appris par cœur des textes dont il ne comprenait pas un mot. On lui avait dit de quoi ça parlait et si Dieu l'entendait mieux dans cette langue, ça lui allait. Un Français ? s'interrogea-t-il. C'est où, la Francie ? À sa décharge, les livres de géographie du Père Yakov étaient surtout centrés sur la Russie, comme si le reste du monde était sans importance.

Patya, content à l'idée d'apprendre encore de nouvelles choses, se pencha avec une curiosité grandie sur le livre ouvert. Il reconnut les contours de la Russie qui, il savait, prenait beaucoup de place. Mais il n'avait jamais imaginé à quel point c'était un grand pays par rapport à d'autres — même si on lui avait dit cent fois que la Russie était un Grand Pays ! Oh, c'est tout petit ! Les gens sont pas un peu à l'étroit, là-bas ? Son inquiétude était sincère car il ne voyait pas comment c'était possible autrement.

Patya écoutait et suivait le doigt du Père Micha sur la carte avec beaucoup d'intérêt. Il avait tellement l'habitude de l'espace, qu'il n'avait simplement pas pensé qu'il y avait vraiment, vraiment beaucoup d'espace en Russie. Curieusement, même entouré de champs et de forêts, il lui était difficile d'imaginer de si vastes étendues. Qui plus est inhabitées ! C'est fou ! s'exclama-t-il. Et après un instant de réflexion, il ajouta : Je voudrais être un oiseau pour voir tout ça d'en haut !

"Et bien, ce serait l'occasion..." dit le prêtre d'une voix traînante. Maintenant qu'il avait prononcé cette presque-promesse, il ne pouvait plus revenir sur sa parole. "Mais d'abord, il faudra que vous ayez un petit cours de géographie locale, si vous voulez reconnaître quoi que ce soit depuis les nuages."

Depuis les nuages... Patya avait du mal à s'imaginer là-haut, si haut qu'il pourrait toucher les nuages du bout des doigts. Enfin façon de parler, il savait tout de même qu'on ne pouvait pas passer le bras à l'extérieur depuis un dirigeable. Parce qu'il fait beaucoup plus froid là-haut, avait dit son père, et aussi parce que ce serait dangereux. Patya en rêvait malgré tout. J'ai hâte de commencer ! répondit-il avec un grand sourire.

Le prêtre rit en se relevant. "Voyons, Patya, rien n'est encore certain." Mais il comptait bien engager un capitaine d'un petit dirigeable pour effectuer ce cours de géographie locale. ET aussi faire un cours de biologie concernant la faune et la flore des environs. "Tu devrais filer, maintenant, Patya. Ta famille va s'inquiéter."

Oui ! dit-il en sautant sur ses pieds. Merci Père Micha ! À demain ! Ce disant, il fit un signe de la main et fila en courant. En rentrant, il raconta son entrevue en détail à son père qui le réprimanda un peu sur sa manie de déranger le prêtre à tout bout de champs (mais se calma aussitôt qu'il appris que c'était pour un remerciement). Sa mère quant à elle, se balançait dans le fauteuil près du feu, la main sur le ventre et les yeux clos.

L'excitation de Patya ne faiblit que lorsque sa mère commença à se sentir si fatiguée qu'elle sortait à peine de son lit. Très inquiets, les enfants mettaient plus de cœur que d'habitude dans leurs tâches quotidiennes et leur père passait du temps à leur dire de la laisser dormir à force de les voir faire des allers et retours à son chevet. Il ne fallut pas longtemps pour que les voisins aient vent de son état et que quelques femmes réitèrent leurs propositions d'aide quand viendrait l'heure de la délivrance.

Pendant une seconde, le prêtre resta figé sur le pas de la porte, l'esprit en panique. Il n'avait jamais assisté à un accouchement ! "Avez-vous pu joindre la sage-femme ?" demanda-t-il finalement en se reprenant. Il ferma la porte derrière lui mais n'enleva pas son manteau, prêt à repartir dans l'air froid chercher la femme indispensable à ce travail.

Motya a couru prévenir Anastasia qui est aussitôt partie chercher Viktorya et Polina. On n'a pas de sage-femme au village, mais les femmes d'ici ont l'habitude, expliqua Mikhaïl, rassurant. Et en effet, il ne semblait pas trop inquiet. Il avait déjà vu sa courageuse de femme accoucher huit fois, il employait sa conscience à convaincre son cœur qu'il n'y aurait pas de problème. Mais sous les apparences, il était presque aussi terrifié que la toute première fois. Et toutes celles d'après. Il n'y pouvait rien.

Spoiler:

"Bien..." Il retint son "euh" au dernier moment, ne voulant pas rajouter de l'angoisse au pauvre homme en paraissant perdu. Il se dirigea vers Olya et Oleg, sachant qu'il ne serait d'aucune utilité pour Nadejda avant la naissance de l'enfant. "Alors les enfants, n'êtes vous pas excités à l'idée de voir votre petite soeur ou petit frère arriver en ce monde ? Priez avec moi, voulez-vous ?" Il espérait ainsi les aider à se canaliser pour laisser Mikhaïl et les femmes en route officier de leur mieux.

Micha ouvrit plus grandement les bras pour accueillir dans son embrasse les deux autres enfants, sans cesser de psalmodier ses prières. Le travail pouvait cependant s'avérer très long. Quand le chant fut terminé, il sourit aux enfants. "Que direz-vous de préparer une chanson de bienvenue pour votre petit frère ou votre petite soeur ? Qu'il ou elle sache qu'il/elle est aimé.e dès son arrivée au monde ?"

Les enfants accueillirent la proposition dans un concert de "Oh" et de "C'est une bonne idée" pêle-mêle. On va faire une mini chorale ? demanda Olya. Comme à l'église ? enchaîna Oleg. On va savoir faire ça ? marmotta Motya qui comme à son habitude, était si peu sûr de lui. Mais oui, ça va être super ! lança Patya qui se sentait pousser des ailes.

Il avait au moins réussi à attirer leur attention loin de l'angoisse de l'accouchement. Comme ses genoux lui faisaient mal à rester à moitié accroupis, le prêtre s'assit sur le tapis en invitant les enfants à le rejoindre. "Alors, que voulez-vous dire à ce petit nouveau-né ? J'aimerais lui parler d'une longue et heureuse vie sous la grâce de notre Seigneur. A vous, les enfants."

Des gâteaux, lança le petit Kostya. Du Seigneur qui donne du pain ? demanda Dmitri qui ne comprenait pas encore très bien comment Dieu donnait le pain préparé par sa maman, mais qui aimait beaucoup l'idée d'être guidé en chaque chose. Des liens qui nous unissent tous, proposa Irina d'une voix posée. Oh oui, renchérit Patya, faut qu'elle sache qu'on va tous s'occuper d'elle ! Ou de lui ! corrigea Oleg avec un sourire mutin.

"Que de bonnes idées !" s'enthousiasma Micha en souriant. "Cet.te enfant saura dès son premier souffle à quel point il/elle est aimé.e." Le prêtre prit une inspiration puis détendit sa voix de quelques "Lala-lalalalalala ~". Quand il en fut satisfait, il entonna un petit chant improvisé : "Bienvenue enfant, que le Seigneur soit loué, En cette demeure, où tu es tant aimé.e ~" Il s'interrompit et ouvrit les yeux pour regarder les enfants : "A vous maintenant de poursuivre."

Après quelques secondes d'hésitation, Irina se lança d'une voix mal assurée. Copiant l'air du Père Micha, elle entonna un vers sur l'enfant choyé qui dans tous les bras serait lové. Rougissante, elle baissa le nez à la dernière note tandis que Patya et d'autres battirent des mains excitées pour l'encourager.