Tout content, l'enfant étala son vêtement au sol, le boutonna et bricola un fond au sac de fortune en nouant les manches autour du col. Heureusement que les champignons ne pesaient pas autant que des galets (quoique étant donné leur taille, on pouvait raisonnablement en douter) parce que le panier de fortune ne serait pas des plus solides. En attendant, il était très fier de son bricolage et commença à remplir la veste de beaux cèpes.

"Tu es bien habile !" le complimenta sincèrement Micha en observant avec intérêt la fabrication du sac de fortune. Ils furent bientôt chargés de cèpes tels des mulets et le prêtre sourit en déposant le panier sur sa hanche ; il devenait trop lourd à porter. "Veux-tu réessayer un exercice ou rentrer, Patya ?" demanda-t-il à l'enfant, soucieux de ne pas le surcharger.

Patya n'était pas sûr de mériter tant de louanges. Il avait vu sa mère fabriquer un sac en cousant le col d'une veste solide, ainsi que l'ouverture des manches après avoir retiré ses dernières. De son point de vue, il n'avait fait que recycler l'idée. Mais il était trop fier pour le raconter.
Le sac-veste dans les bras, il médita un instant la proposition du prêtre. Il ne savait pas s'il serait capable de défaire une transformation, mais ses succès de la journée lui donnaient envie de renouveler l'expérience. Je veux réessayer, répondit-il d'un ton décidé.

"Bien." dit le prêtre en souriant au garçon. Il n'allait pas lui redemander la même tâche car un enfant se lassait vite des mêmes exercices répétés. Il valait mieux songer à une autre activité. "Renifle l'endroit, Patya. Tu peux te laisser aller, je t'assure qu'il n'y a personne que nous. Et des animaux. Essaye de trouver une odeur qui t'attire et de la suivre."

Patya se prêta aussitôt au jeu. Il ferma les yeux pour se concentrer et huma l'air de la forêt. Il mit quelques longues minutes à repérer une odeur familière qu'il ne parvenait pourtant pas à identifier. Il tenta de focaliser toute son attention dessus, mais n'en comprenait pas la provenance exacte. Il rouvrit les yeux et palpa son nez. En apparence, rien n'avait changé. Je sens quelque chose, expliqua-t-il au prêtre, mais je n'arrive pas à savoir d'où ça vient...

"Ce n'est pas grave." lui répondit gentiment Micha. "Ferme-les yeux et respire lentement. Inspiration. Expiration. Puis essaye à nouveau. Pas de localiser exactement l'odeur mais de savoir vaguement dans quelle direction aller."

Patya obtempéra. Il retrouva bientôt l'odeur et se concentra à nouveau. Lentement, très lentement, il fit un tour sur lui-même pour en déterminer la direction. Quand il pensa avoir trouvé, il pointa son doigt et rouvrit les yeux. Son index tendu montrait derrière le Père Micha. Ou plutôt... Son regard s'arrondit lorsqu'il comprit. Une odeur familière qui n'avait rien à voir avec la forêt. Une odeur chaude qu'il aimait beaucoup. Une odeur discrète de bougie.
Il éclata de rire, le doigt toujours tendu, incapable d'expliquer tout de suite ce qui le secouait ainsi.

Comme l'oiseau était lâché aux confins de son esprit, la surprise du prêtre se traduisit par un mouvement de tête sur le côté peu naturel pour un humain. Mais il ne pouvait s'empêcher de sourire devant la joie de l'enfant. "Peux-tu suivre cette odeur ?" demanda-t-il doucement.

La main sur le ventre, l'enfant réduisit la distance entre le Père Micha et lui. Entre deux gloussements, il parvint à hoqueter une explication. C'est... C'est vous ! ... C'est une... odeur de... bougie ! Ce qu'on ne pouvait voir, mais retenir de la scène, c'est que son système olfactif interne, bien qu'invisible, était tout de même bien proche de celui du loup. Quoique pas totalement invisible car si on y prêtait un peu d'attention, l'on pouvait discerner un renflement sur ce visage humain peu adapté à la chose.

Le prêtre pencha la tête sur le côté tel le hibou de sa forme animale puis se joignit volontiers à l'hilarité de l'enfant. "Je ne pensais pas que je sentais la bougie." s'amusa-t-il en mettant les poings sur les hanches. Il pointa délicatement le renflement sur le visage de l'enfant. "Regarde les progrès que tu as fait, Patya !"

La position du prêtre amusa Patya quelques instants supplémentaires. Il en oubliait presque que c'était un homme d'église. C'était les mêmes sensations qu'avec un ami.
Quand il se fut calmé, il tâta son visage et ne comprit pas tout de suite. Il s'attendait à une gueule comme tout à l'heure, bien qu'il ne jappât pas. Mais il y avait effectivement quelque chose d'étrange. Un peu douloureux au toucher, d'ailleurs. Un peu comme... J'ai une bosse ? demanda-t-il. C'est quoi ?

"Je ne sais pas trop." avoua le prêtre. "Il est compliqué de mettre la main sur un ouvrage naturaliste traitant des animaux dans le détail. Et je suis loin d'être un naturaliste." La façon dont il s'extasiait encore de la multitude de champignons que l'on pouvait trouver dans la taïga était révélatrice de cet aveu. "Sans doute quelque chose de lié avec ton odorat."

Il laissa retomber ses mains et regarda intensément le Père Micha. Est-ce que ça veut dire que je peux transformer des parties invisibles de mon corps sans que ça se voit ? Sa curiosité soudain décuplée, il ne se rendit pas compte du petit pléonasme contenu dans sa question. Il imaginait déjà mille façons d'utiliser une telle capacité. Probablement irréalisables pour la plupart d'entre elles, mais il n'avait encore que huit ans et une imagination débordante.

Le prêtre se gratta le menton d'un air songeur. "Je n'en sais trop rien, Patya." Lui-même ne contrôlait sa transformation que depuis moins d'une année. "A moins que mes oreilles internes comptent ?" proposa-t-il avec un petit air mutin. "Vu que mes cheveux cachent le changement." Mais son sérieux le reprit bien vite. "Cependant, Patya, c'est une idée dangereuse. Tu ne dois pas sauter de marche, à moins de vouloir risquer de dégringoler l'escalier." Et mourir, mais il ne voulut pas dire ce qu'il sous-entendait. "Il te faut d'abord contrôler la transformation totale."

L'enfant retrouva aussitôt un air sérieux. Avec les leçons de morale du Père Yakov — bon débarras ! —, il avait bien saisi le danger qui le guettait. Cependant... C'est vrai, admit-il. J'oublie dès que je réussis un truc. Il essaya de distinguer les oreilles du Père Micha, mais ne voulait pas avoir l'air de le scruter. Ça vous a pris combien de temps, enchaîna-t-il, , pour le faire comme vous voulez ?

"De très longs mois." Il n'avait pas vraiment compté. "Mais je n'ai pas eu à me débattre avec la question des démons. Voilà longtemps que je suis convaincu que nous faisons fausse route au sujet des zoothropes et ma propre condition m'est alors apparue comme une révélation." Le prêtre parlait doucement, l'air un peu vague, comme s'il revivait le cheminement de ses pensées. "Et j'ai eu de l'aide pour la partie plus technique." Il sourit à Patya. "Tu es un enfant, tu apprends vite. Regarde déjà les progrès que tu as fait. Mais il te faut rester prudent."

Encouragé par le prêtre, il sourit. Moi aussi j'ai de l'aide, dit-il avec malice. Il se battait avec des démons intérieurs, certes. Mais il avait autour de lui une famille aimante qui, comme le Père Micha, ne voyait pas le Malin dans la zootropie. Malgré son jeune âge, il se rendait compte qu'il avait de la chance, même s'il ne mesurait pas encore à quel point. Je vais essayer de faire attention, promis.

Le prêtre ne réussit pas à retenir son geste et sa main partit ébouriffer les cheveux de Patya qui lui rappelait décidément Kolia dans sa jeunesse à cet instant précis. Une ombre passa sur son visage au rappel de la froideur qui régnait désormais avec son frère mais il la chassa d'un sourire, refusant d'y penser pour le moment. "Maintenant cesse, Patya. Tu dois aussi contrôler la dé-transformation."

L'enfant gloussa de plaisir, mais se calma aussitôt après, très attentif à nouveau. Il hocha la tête avec sérieux et demanda innocemment : Je fais comment ? Son nez avait déjà beaucoup désenflé, mais ce n'était pas terminé. Il passa une main sur sa poitrine et à travers les vêtements, constata que les poils étaient également encore là. Discret, mais indéniablement non-humain. Il devait vite apprendre à les faire disparaître pour le cas où ça arriverait sur ses mains ou son visage ! Il chassa la frayeur qui tentait de s’immiscer en lui et enchaîna : C'est comme la transformation ?

"Apaise-ton esprit avant tout." lui dit Micha sans cesser de sourire d'un air tranquille, comme si toute la situation était normale. Il continua en changeant le panier de champignons de bras. "Nous avons le temps avant de rentrer. Je ne connais pas encore cette partie de la forêt, peux-tu me faire visiter ?" Il saurait rentrer grâce à ses sens de harfang mais préférait aiguiser son orientation humaine. Et la balade laisserait le temps à l'enfant de se retransformer.

Patya s'apprêtait à s’asseoir en tailleur comme il l'avait fait au début de leur excursion, mais se rappela alors que vider son esprit ne voulait pas forcément dire mériter* — ou quelque chose comme ça. Il sourit vaillamment et, les bras calés autour de sa veste-sac, entreprit de montrer les lieux notables des environs. Comme la grosse souche creuse qui ressemblait à une margelle de puits, ou encore "l'arbre rond", qui était en fait un arbre courbé au point d'avoir la tête presque à l'horizontal.


*Il confond bien sûr avec "méditer"

La balade plut tellement à Micha qu'il sortit un carnet pour croquer les lieux que Patya lui montra et noter des détails afin de les retrouver. Il gardait néanmoins un oeil sur l'enfant pour vérifier ses progrès dans le retour à la normale.

Patya s'impliqua tellement dans son rôle de guide qu'il oublia complètement la métamorphose. Il admira les dessins du Père Micha qu'il regarda le sourire aux lèvres et le regard brillant, et qu'il n'oublia bien sûr pas de commenter. Parce qu'un simple croquis au fusain rendait parfois diablement bien la poésie d'un lieu. Et l'enfant aimait beaucoup cette forêt.
Son visage avait retrouvé son état humain quand ils atteignirent "l'étang" (une simple mare à peine assez grande pour quelques grenouilles) et les poils sur son torse étaient réduits à l'état de duvet, qu'on ne devinait sous sa tunique que si l'ont savait où regarder et quoi chercher.

Micha vit les transformations refluer mais ne dit rien sur le moment, ne voulant pas déranger l'enfant. Ce ne fut que devant la petite mare qu'il sourit en tapotant son nez. "C'est parti. Ton corps a compris qu'il n'en avait plus besoin, pour le moment." Ses yeux regardèrent d'un air amusé le duvet qu'il devinait sous la tunique du garçon. "Aurais-tu donc froid qu'il ne part pas ?" demanda-t-il d'un air taquin.

Surpris, l'enfant posa la main dessus. Non, répondit-il naïvement. Il resta pensif un instant, ses doigts jouant avec le duvet à travers le tissu, concentré sur la sensation que cela provoquait sur la peau de poitrine. Puis il leva les yeux sur le Père Micha et dit sérieusement « J'aimerais que ma tête soit aussi maline que mon corps. » avant de pouffer doucement.