Les conversations se tarirent assez vite. Non pas que les enfants soient particulièrement disciplinés en général, mais le Père Micha avait gagné tant de respect que les quelques retardataires à réagir à l'appel imitèrent rapidement les autres et suivirent le mouvement. Les Pavlov retirèrent manteaux et bonnets et bientôt, chacun avait regagné sa place et cessé de bavarder. Ils étaient prêts. Excités et un peu fébriles, mais prêts.

Il sourit avec reconnaissance en les voyant prendre place sans qu'il n'ait besoin de plus intervenir. Cela le confortait dans l'idée qu'il n'avait pas fait fausse route en leur laissant une telle marge de manœuvre. "Nous allons continuer les calculs pour les restaurations. Aujourd'hui : quelles sont les surfaces à peindre et combien va nous coûter cette peinture ?" Il distribua les feuilles de consignes selon le niveau et l'âge des élèves.

Patya se concentrait autant qu'il pouvait, mais c'était aussi difficile que de se sortir une chanson entêtante de l'esprit. Il ramait et demandait autant d'aide à ses voisins de table qu'au Père Micha à chaque fois qu'il butait sur un problème plusieurs minutes d'affilées.

Micha ne s'attendait pas que les enfants Pavlov soient extrêmement efficaces dès le lendemain de la naissance de leur petite soeur. Il était donc coulant sur leur inattention car il voyait bien qu'ils faisaient le maximum de ce dont ils étaient capables, et cela était bien suffisant pour lui.

Une fois les calculs effectués, les enfants partagèrent leurs résultats et se posèrent alors une question cruciale. Père Micha, demanda une fillette tout près de Patya, comment on fait, pour l'argent ?

"Je vous l'ai pas déjà dit ?" s'étonna le prêtre. Un petit sourire ourla ses lèvres et il leur souffla sur le ton de la confidence : "Ma famille à Moscou détient depuis plusieurs générations un important cabinet d'avocat. J'ai accès à une partie de l'héritage... et notre projet rentre dans mes objectifs de dépense." Il comptait en effet financer le tout de A à Z.

Les enfants n'en croyaient pas leurs oreilles. Le prédécesseur du Père Micha avait si peu d'argent était radin comme personne (tout le monde le savait) qu'ils ne s'attendaient pas à ça. Que le Père Micha soit disposé à utiliser l'argent de l'église ou issu de la quête, ça leur aurait paru normal. Une quête spéciale ou une vente de petits gâteaux aussi. Mais une riche famille à Moscou... ! Ils étaient tous épatés et les visages et exclamations qui accueillirent la nouvelle le montraient bien.

Il n'avait pas l'intention de fanfaronner plus que cela sur une situation qu'il voulait juste indiquer comme un fait à même d'enlever l'inquiétude des finances. "Nous pouvons donc prévoir ce que nous voulons. L'argent n'est pas un problème. J'en fais volontiers don à l'Eglise." Il tapa dans ses mains et ajouta gentiment : "Reprenons maintenant notre affaire mathématique."

Même si l'argent n'était globalement pas un problème pour le village (tout le monde mangeait à sa faim, on se payait même des machines pour les champs de temps en temps par exemple), c'était tout de même une phrase qu'on ne prononçait jamais vraiment. Pour les enfants, c'était comme de trouver une caverne aux trésors. Ce prêtre n'avait pas fini de les éblouir, c'est moi qui vous le dis ! Des paillettes plein les yeux, ils se remirent au travail avec un entrain redoublé.

Il se sentait un peu gêné des regards allant d'éberlué à admiratif que les enfants faisaient soudainement pleuvoir sur lui et il se détourna en se frotta le crâne d'un air gêné, espérant que reprendre la leçon où ils l'avaient laissé camouflerait son sentiment. La cloche sonna bientôt la récréation et il les lâcha en souriant alors qu'il ramassait les copies dans l'idée de corriger et rassembler les résultats pendant qu'ils jouaient.

Plusieurs jours s'écoulèrent et les bonnes nouvelles circulaient dans le village sur la bonne santé de Nadejda et du bébé. La famille reprenaient peu à peu ses habitudes, ponctuées de vagissements et de babillages.
Habitudes... ? Pas tout à fait. Car ce jour-là, Patya participait à une sortie en forêt. Une sortie très spéciale puisque avec l'accord de ses parents, il était seul en compagnie du Père Micha. L'enfant était à la fois très excité et affreusement nerveux...

Micha avait quitté l'église après la messe du matin en quête de champignons et de baies sauvages avant que l'hiver ne s'installe dans la taïga. Une fois le panier rempli, il l'accrocha en hauteur à une branche puis le recouvrit de ses vêtements soigneusement pliés. Une fois transformé, le harfang voleta maladroitement s'installer sur une plus haute branche. Il peinait encore à maîtriser l'art de voler tant sa prudence l'avait mené à ne pas changer de forme trop régulièrement. Alors, le temps que Patya arrive, il s'entraîna à planer d'un perchoir à un autre, à virer de cap, à s'élancer dans le ciel et redescendre en piqué.

Patya marchait le nez sur ses chaussures, oublieux d'un environnement qu'il connaissait par cœur. Les feuilles craquaient sous ses pieds et il faisait exprès de marcher dessus. Il arriva bientôt à la petite clairière du rendez-vous.
Clairière était un bien grand mot. Il s'agissait plutôt d'une trouée, large d'à peine quelques mètres, et qui était fort reconnaissable à son arbre mort, couché au milieu, couvert de mousse par une année de repos éternel. Alors seulement, l'enfant leva le museau et comme si c'était fait exprès, aperçut aussitôt le bel oiseau blanc.

L'arrivée de Patya faillit le sortir de son personnage de hiboux dans la panique d'entendre arriver un humain. Pendant une seconde, dans sa paranoïa développante, il avait publié qu'il attendait l'enfant. Son vol perdit d'élégance et il finit sa course en percutant quelque peu la cime de l'arbre qu'il visait. Le prêtre aurait ri de lui s'il avait pu : sa peur l'aurait grillé devant un autre que Patya. Il allait devoir s'entraîner à la museler ! Une fois calmé, il quitta son perchoir pour se poser élégamment devant l'enfant sans quitter son ramage blanc. Il voulait d'abord voir si Patya réussissait instinctivement, sans parole humain échangée.

L'enfant se crispa légèrement devant le vol soudain perturbé du hibou, mais voyant que l'oiseau — le Père Micha (c'était toujours aussi étrange, de l'associer à l'animal) — rétablissait son équilibre, il se détendit. Et son admiration revint au galop en le voyant se poser gracieusement. Il lui sourit timidement, impressionné, puis esquissa un petit signe de la main... Avant de se rappeler qu'il ne devait pas agir ainsi avec un animal. Il regarda promptement autour de lui pour vérifier qu'ils étaient seuls et se frotta la tête, gêné et honteux.

Le harfang tendit ses sens vers les environs mais il n'entendait que les animaux de la forêt. Il fixa ensuite Patya en secouant la tête pour essayer de le rassurer sur ses peurs. Puis l'oiseau décolla à nouveau, envoyant des feuilles mortes sur l'enfant dans la manoeuvre, et plana en cercles autour de lui. Son cri sembla espiègle alors qu'il de l'autre côté de la clairière se poser sur un arbre. Il attendait visiblement Patya. Et pas forcément l'humain.

Patya observa son manège sans bouger. Au fond de lui, il savait ce que l'oiseau attendait. Mais il ne s'en sentait pas capable. Une fois de plus, il regarda autour de lui afin de s'assurer une dernière fois qu'ils étaient seuls. Puis il retira sa veste et ses chaussures, s'assit en tailleur contre un arbre et commença à fredonner la chanson du Père Micha. Fermant les yeux, il se concentra de toutes ses forces.

Il n'arrivait pas encore à transformer des parties de son corps à volonté, que ce soit de l'humain à l'harfang ou de l'harfang à l'humain, hormis ses bras en ailes. Et il n'avait jamais essayé dans l'autre sens. Si Patya n'y arrivait pas seul avec la chanson, il se détransformerait totalement pour l'aider vocalement. C'était peut-être éprouvant mais l'enfant devait d'abord se confronter tout seul à l'épreuve.

L'enfant sentit soudain des picotements sur les avants-bras. Il y eut un petit hoquet dans la chanson qui cessa brièvement. Mais Patya s'accrocha à la mélodie, égrenant l'air la voix tremblante, sans rouvrir les yeux, concentré cette fois sur la sensation qui envahissait ses membres.
Au-dessus de ses mains et jusqu'aux coudes, des poils timides et clairsemés apparaissaient doucement, formant de petites plaques sombres encore bien loin de la fourrure animale.

Voyant le début du processus, le harfang voleta jusqu'à se poser près de Patya et roucoula des encouragements au garçon. Il poussa de petits cris enthousiastes à mesure que la fourrure poussait.

Patya comprit intuitivement les encouragements et persévéra. Au bout de quelques minutes cependant, les picotements cessèrent et il se tut. Étrangement essoufflé, il prit quelques secondes pour calmer sa respiration. Puis lentement, il desserra les poings et rouvrit les yeux. Sur ses avants-bras, la fourrure n'était pas complète. Mais elle était bien là. Fasciné, l'enfant avait envie de les toucher, mais n'osait pas bouger.

"Houhou !" hulula joyeusement le harfang avant de se dandiner, dans toute la majesté d'un oiseau au sol, jusqu'à l'arbre où il avait accroché le panier contenant ses affaires. Il voleta le récupérer puis se fourra dans un buisson pour redevenir humain en se rhabillant ; il aurait aimé, parfois, pouvoir se transformer en gardant ses habits. Le Père Micha ressortit soudainement de la végétation, des brindilles et des feuilles dans les cheveux ébouriffés, un grand sourire au visage. "Tu as réussi, Patya ! Par ta volonté, sans que ce soit involontaire !"

L'enfant regarda le manège du Père Micha sans se douter qu'un jour, il se ferait la même réflexion. Pour l'heure, il hésitait entre fierté et déception, sourire et perplexité. Il avait réussi par sa volonté, certes. Mais il ne mesurait pas encore ce que cela voulait dire. Il n'avait pas changé grand chose de son corps... Dans un geste timide, il caressa les poils du bout des doigts et tressaillit à leur contact. Car la sensation ne se limita pas à ses doigts, il la sentit également dans son avant-bras. C'est bizarre... dit-il.

"Pas bizarre, étrange, nouveau." le contredit Micha en lui tapotant le nez, dans un geste-réflexe qu'il avait acquis avec ses petites soeurs, et qu'il tenait de sa mère. "Ce fut comme perdre mes mains au profit des ailes. Je ne peux plus tenir les oiseaux mais je peux dorénavant voler. Dis-toi donc ceci : qu'est-ce que ce corps animal m'offre de nouveau ? Par exemple..." Le prêtre se concentra pour transformer ses oreilles humaines en oreilles internes du harfang. L'exercice lui était encore un peu laborieux et il y eut quelques plumes qui poussèrent par-ci par-là. "Les oiseaux ont une excellente ouïe. Merveilleux pour surveiller les bruits."

Avec dix ans de plus et une autre éducation, Patya aurait reculé de stupéfaction. Et probablement de dégoût. Mais à huit ans, il possédait encore la curiosité de l'enfance et la soif des découvertes. Il était complètement fasciné par la petite transformation du Père Micha. Et tout à coup, il entrevit ce que la métamorphose pouvait lui offrir. Il comprenait enfin ! Voilà le cadeau que Dieu lui avait fait... Son regard s'agrandit tandis qu'il en prenait conscience. Puis il ferma les yeux, serra les poings et se concentra sur ses oreilles...

HRP :