Rappel du premier message :



BOUM !

Presque aussitôt après le choc sourd d’un objet (très) imposant entrant en contact brutal avec le contact de la carriole, ladite carriole pencha en grinçant vers le côté quand l’objet en question poursuivit sa route brièvement interrompue vers le sol.

En temps normal, un événement pareil aurait immédiatement attiré l’attention de Moira. (Déjà parce qu’en temps normal, un événement pareil ne se produisait pas). Seulement là, elle venait en même temps de se prendre l’équivalent immatériel d’une lame de fond magique. Il était rare qu’une magie aussi puissante se manifeste brusquement (généralement on la sentait arriver), et elle en eut brièvement le tournis.

Une fois qu’elle eut récupéré ses esprits, elle parvient à reconnaître la nature de cette magie. Elle ressemblait étrangement à celle du dragon-mage qu’elle avait rencontré il y a pas si longtemps, seulement en bien plus intense, chaotique et… acéré, faute d’un meilleur mot.

Un fois ses points de repère retrouvés, elle regarda à terre… et dut retenir une exclamation de surprise. À côté de la carriole se trouvait un dragon extrêmement similaire à son visiteur précédent, mais considérablement plus grand et, surtout, en très mauvais état. Sans perdre de temps, elle mit le frein, et sauta (enfin, autant qu’on peut sauter à son âge) à terre munie d’Aisling pour aller constater l’étendue des dégâts.

Ni Pim ni Moira n’était très rassuré de voir le dragon perdre ainsi toute combattivité, même si c’était mieux que de s’étrangler sur ses propres flammes. « Viholvärakuuna, je peux soigner tes brûlures et te faire reprendre des forces, mais tant que tu te consumeras de l’intérieur, ça ne sera jamais qu’un emplâtre sur une jambe de bois. Je peux t'aider, mais, paradoxalement, j'ai besoin de ton aide pour ça. » Sa voix était douce, comme lorsqu’elle était au chevet de ses enfants après un coup de froid particulièrement traitre. « Je peux aider aussi ? », demanda Pim, les yeux brillants d’espoir.

"J'ai besoin de cette Puissance." répéta le dragon, sans céder une nouvelle fois aux murmures des Hiisi qui s'obstinaient à le tirer dans leurs rets. "Sans ma Vengeance pour me tenir debout, ce Corps n'est plus qu'une Mort-à-venir." Viholvä redressa la tête pour fixer sur Moïra des yeux à l'Onyx craquelé de Flammes. "Mes Mots ne furent pas vains. Je préfère Brûler dans un dernier Envol glorieux, en hurlant au Monde le Nom de Viholvärakuuna, que de Pourrir dans la Déchéance de ma lâcheté." Son expression se radoucit devant le petit dragon-fée. "Je suis navré, Pimarimponil. Nos routes de Destin semblent ne plus devoir se croiser."

Non mais il était bouché à l’émeri ?! Moira piqua le bout d’Aisling sur une partie encore en plutôt bon état du front du dragon, un geste qui ne devait pas lui faire plus qu’une pichenette, mais c’était pour le principe. « As-tu seulement écouté un mot de ce que j’ai dit ? » Elle ne perdait pas son calme, mais sa voix contenait maintenant une note d’exaspération affectueuse : « Tu agis comme si tu devais soit te venger soit mourir aujourd’hui. Tu es un dragon, bon sang, tu auras des siècles, voire des millénaires pour mener à bien ta Quête ! Vis aujourd’hui et tu pourras te venger demain, mais pour ça, tu dois y mettre du tien maintenant. »

En un instant, l'Onyx fut ravagé par de nouvelles Flammes. Le dragon se redressa d'un bond, ses lourdes pattes martelant la terre du joug de sa Colère. Dans la fumée qui se dégageait de son sang bouillonnant, sa silhouette se teintait d'un noir de cendres, et d'un gouffre de feu. "Je suis Viholvärakuuna du Mont Rouge ! Voilà des années que Vistustaja pourrit mon Coeur de Feu de sa Glace. Il mérite une Vengeance à la hauteur de cette Infamie. Que dira-t-on de moi, sinon ?" Il claqua des crocs dans une gerbe d'étincelles. "Que j'affiche ma Faiblesse, et il me portera un coup fatal. Et si je survis néanmoins, d'autres viendront me défier."

Et voilà qu’il reprenait la mouche. Moira retint un nouveau soupir de consternation. « Raison de plus pour ne pas réduire tes chances de succès en te précipitant. Tu as apparemment réussi ta Quête du Coeur Brûlant du Monde et t’es imprégné de son Feu, donne-toi le temps de l’apprivoiser plutôt que de devoir mener le combat sur deux fronts, l’un en toi et l’autre externe. La hâte n’est pas une preuve de force, simplement d’impatience. » Elle avait l’impression d’expliquer une nouvelle fois à un enfant pourquoi tenter de courir avant de savoir marcher allait le faire tomber à coup sûr.

Ce n'était pas que les propos de Moïra n'étaient pas sensés, il devait même convenir qu'ils dépeignaient un avenir préférable à son présent, mais la réalité de l'Instant ne lui laissait aucun répit ; laissa-t-il son Feu Vengeur s'amenuir que sa Faiblesse revint le frapper de plein fouet. Un râle échappa au dragon qui s'affaissa sur ses pattes, ne restant debout que par la force de sa Volonté. "Du Temps, je n'en dispose point." avoua-t-il entre deux respirations rauques de Flammes. Secouant la tête de lassitude, il trébucha vers la direction du Mont Rouge, et de la Montagne de Glace qui lui faisait face. "Juste assez pour Vaincre, ou Périr."

En temps normal, Moira aurait eu du mal à suivre les grandes enjambées du dragon, mais son état affaibli lui donnait un avantage. « Mais vas-tu te montrer raisonnable à la fin ? C’est inouï d’être aussi buté ! Tu as eu les yeux plus gros que le ventre et tu te consumes de l’intérieur, d’accord, mais ce n’est pas une fatalité ! C’est parce que tu tentes d’absorber trop de pouvoir en un coup que tu brûles, pas parce que ce pouvoir est fondamentalement incompatible avec toi. Je sais que ça sonne paradoxal, mais tu dois bien sentir aussi que ce trop-plein ne fait que t’affaiblir, alors que, bien dosé et canalisé, cet apport te renforcera. »

Elle criait.

Et c'était tout ce que les oreilles du dragon étaient capables d'entendre sur l'instant. Dans sa Souffrance, il laissait autant de failles dans son armure que d'écailles qui avaient éclaté de Chaleur.

Elle te pense Faible, murmurèrent d'abord les Hiisi.

Elle veut te Trahir, chuchotèrent-ils ensuite.

Elle veut te Voler, scandèrent-ils enfin dans le creux de son Esprit.

Dans un rugissement de Flammes, Viholvärakuuna fit une volte-face acérée, rendue soudainement vive par le Feu qui fouettait son sang. "Ce Pouvoir est Mien !" gronda-t-il sombrement. Il n'y avait plus d'Onyx dans ses yeux. "Nul ne me le prendra !"

Ne pas s’énerver, elle ne faisait qu’envenimer la situation. Moira prit une profonde inspiration pour calmer sa frustration. « Je ne cherche pas à te prendre ton pouvoir. Et même si je le voulais, je suis bien incapable de manier la magie. Je suis soigneuse, pas mage, et ça me désole de te voir faire une croix sur une vie qui devrait être encore longue et palpitante. Je suis humaine, avec un peu de chance j’ai encore 10, 15 ans à vivre. Et après ? Qui veillera sur les miens ? Tu as dit que tu instruirais Pimarimponil, comptes-tu balayer tes paroles dans un instant d’impulsivité ? »

Carbonise-les ! Traîtres ! Voleurs ! Menteurs ! Apaise ta Colère par les Flammes ! lui hurlaient les Hiisi dans ses oreilles sourdes à d'autres Mots. Leur Maléfice était si présent que des volutes de fumée s'élevaient physiquement d'entre les plaies purulentes du dragon.

Il s'avança d'un pas lourd, les écailles recouvertes de cette cendre noirâtre qui s'étalait, dévorant la Couleur. Sa gueule béait de Flammes et de Sang, et de pâleurs aiguisées qui grondaient la symphonie d'un Volcan menaçant d'exploser.

Puis il y eut un Mot qui traversa le Brouillard. Pimarimponil. Le rappel d'une Promesse. L'absence du Mensonge.

Le dragon se figea.

Non, décidément, le dragon n’allait pas bien. Et s’il ne se calmait pas bientôt, le temps lui serait en effet compté. Et puis, ô miracle, une immobilité et un silence qui contrastaient avec la rage qui l’avait animé encore un instant plus tôt. Un bon signe ? Moira resta silencieuse un instant, puis poursuivit : « Tu as encore tant à voir et à accomplir, tu pourras lui enseigner tellement plus que je ne le peux même en une vie. Ne laisse pas un instant de folie détruire cette chance. »

Durant quelques respirations sifflantes, le dragon écouta vraiment ce que Moïra lui disait. Mais les Hiisi s'étaient fermement accrochés à ses os. Il n'entendit que l'Injonction, puis une autre Voix. Une Voix âpre de Jugement, avec des touches de Déception, parfois de Dégoût ; il n'était jamais assez bien .

Les Hiisi s'engouffrèrent aussitôt dans la faille de cette Blessure. "Elle veut encore te contrôler. Tu n'es qu'une Erreur pour Valkulohikäärme. Montre-lui qu'elle a Tort ! Montre-lui ta Puissance ! Montre-lui tes Flammes de Colère !!"

"Je contrôle mon Destin, Mère." gronda Viholvä, puis il se redressa en sifflant un Appel au Feu.

« Mère » ? Pendant que Moira butait encore sur ce mot, la colère du dragon reprit de plus belle, et un couinement de terreur jaillit de la chevelure de la soigneuse, où Pim s’était réfugié. L’instinct maternel prit le pas sur celui de la soigneuse, et elle lâcha Aisling pour tendre les mains vers sa tête. Le dragonnet s’y précipita, tremblotant, et elle le serra contre son coeur en une étreinte protectrice (qui ne protégeait probablement pas contre grand-chose).

La Chaleur lui laboura le gosier et il faillit s'étrangler avec ces Lances de Feu qui lui broyèrent la gorge. Il allait en finir avec ces Ombres qui parlaient avec la Voix de Valkulohikäärme ! Il se libérerait enfin de son Joug !

Mais au moment où le dragon allait cracher le Feu, un son lui vrilla l'Esprit, perforant le Brouillard en une Lance de Lumière.

Tremblements.

Terreur.

Trahison.

Viholvärakuuna hoqueta, et une gerbe d'Etincelles s'écrasa sur ses pattes. Incapable de les ravaler, il rejeta la tête au ciel pour y vomir ses Flammes alourdies de Sang.

Puis il s'effondra dans un couinement vaincu.

Un spectacle son et lumières dont elle se serait bien passé plus tard, Moira se retrouvait avec une canne ronchonne, un dragon-fée terrorrisé et un dragon-patient épuisé sur les bras. Magnifique. Elle prit une inspiration pour repousser sa propre peur (ce n’était tout de même pas passé loin), puis s’avança vers le dragon en évitant l’herbe grésillante. Prudemment, elle posa une main douce sur son front tout en caressant la tête de Pim du pouce de l’autre main. « Ça va aller, ça va aller. » Un souhait, un engagement plus qu’une prédiction.

Viholvä était trop épuisé. Il ne vit du Mouvement que son Ombre et se tendit en prévision de la Réprimande qu'il amenait ; qu'attendre d'autre de ses actions de Folie ? Il ferma les yeux et posa la tête au sol, s'y soumettant de plein gré. Quelle faute avait-il manqué commettre ? Il le méritait bien.

Mais ce qu'il reçut était Inconnu. Pas totalement néanmoins, il se rappelait d'un écho lointain, d'une humainelle sur un toit de la Capitale. Il ne comprenait toujours pas ce geste.

Elle va te trahir. Ne montre pas ton ventre mou ! cracha une voix d'Hiisi. Dans un grondement, le dragon se tourna pour happer la fumée, haletant de fureur.

Pim se recroquevilla à nouveau en entendant le grondement, mais cette fois le dragon semblait viser une cible invisible. Toutefois, maintenant qu’elle ne faisait plus directement face à la colère de son patient, elle percevait autre chose, en plus de la magie qui le consumait. Difficile à dire de quoi il s’agissait, mais ce quelque chose n’était pas amical. « Quelque chose te harcèle, pas vrai ? » Sa voix était aussi douce que la main qui lui avait caressé le front. Idéalement, elle devrait traiter les nombreuses blessures de son patient, mais elle préférait éviter d’être trop brusque pour ne pas déclencher un nouvel accès de rage.

La Terreur de Pimparimponil arrêta ses vociférations. Viholvä les ravala dans un goût de bile. Il ne voulait jamais plus entendre ce Son.

Sa tête dodelina un moment, ses os fatigués sonnant comme les chocs d'une armée délabrée. "Ce sont les Hiisi qui tourbillonnent autour de ma Carcasse-à-Venir. La Mort d'un Chante-Mage est un Festin pour ces Démons qui hantent les Ombres de l'Entremondes."

Il leva son museau craquelé et strié de noir vers le ciel encombré de la fumée âcre qu'il avait généré. "Je suis étonné que ma Folie n'ait pas attiré la Voix d'un Chante-Mage. Comment Valkulohikäärme peut-elle supporter mon Déséquilibre, et ma Honte ?"

Ne plus se prendre de cendres, étincelles et autres projectiles incandescents était une nette amélioration, mais Moira était tout sauf ravie de voir le dragon se résigner ainsi. Pim non plus d’ailleurs : voilà qu’il avait les larmes aux yeux. « Dis, tu peux pas mourrir, s’il te plaît ! Déjà Moira elle dit qu’elle va mourrir et puis toi aussi et je veux pas rester tout seul ! » Moira enchaina en caressant le dragonnet : « Eh bien ces Hiisi peuvent aller se faire voir. Tu ne t’imagines pas que je vais abandonner maintenant ? Et les autres chantemages, peuvent aller se faire voir aussi s'ils s’en mêlent pour te critiquer plutôt que t’aider. »

Mais il n'y avait aucun signe de sa Mère qui lui parvenait. Elle était sourde à sa Douleur, et de sa Honte, elle se détournait avec Indifférence. Viholvä ne savait s'il devait se sentir soulagé de ne pas subir sa Colère, ou s'il devait écouter les derniers morceaux d'Espoir se briser dans son coeur. Sa Mère ne viendrait pas le sauver de sa Misère.

"Qu'ai-je donc encore à Espérer, Pimarimponil ?" demanda le dragon. Ses Yeux avaient perdu l'Eclat de Vie, alors que son Feu se périssait. "Il ne me reste que ma Vengeance, mais vous me l'interdisez."

Le voir si abattu désolait Moira, mais elle n'abandonnerait pas. Elle s’assit face à lui. « Je te demande seulement de ne pas sacrifier ta vie dans un acte de rage. Tu as tant à voir, apprendre et vivre. Sais-tu combien de monde rêverait de vivre une fraction de ta vie, voir une fraction de ce que tu verras ? D'accéder à une bribe de tes connaissances ? As-tu la moindre idée de l’effet que tu as sur ceux que tu rencontres ? Pim a des étoiles dans les yeux depuis que tu lui as parlé de tes voyages et ta magie et je t’assure qu’il n’est pas le seul. Tu es tellement plus qu’une vengeance inassouvie, je veux simplement que tu le réalises aussi. »

Il y eut un long silence. L'humaine avait-elle mangé des champignons hallucinogènes pour déblatérer tant de sottises par la Voix du Vrai ? Le ricanement de Mère retentit dans son Esprit ; il ne serait jamais suffisant.

Mais les Mortels n'avaient pas à le savoir. "Qu'ils m'envient donc !" gronda-t-il. "Et que sous leurs yeux, mon Destin flambe comme un Volcan, car telle est la Vie d'un Dragon."

Ses oreilles retombèrent. "Mais vous me le refusez. Quelle Folie est-ce que je doive vous écouter." Sa voix se tarit: "Je suis si fatigué... Vous avez éteint le Feu, le Volcan s'endort. Ainsi votre But est-il atteint, et je connaîtrai mon Destin."

Mais quelle tête de mule défaitiste ! Moira repoussa sa frustration, qui serait contre-productive : « Je doute fort d’être en mesure de t’imposer ou interdire quoi que ce soit. » Sans quoi elle aurait déjà fait cessé cet abandon depuis longtemps. « Et je ne demande pas mieux que de te voir flamboyer comme lors de notre première rencontre. C’est te voir te consumer que je préfère éviter. » Pim enchaina avec véhémence : « Oui, on veut pas que tu t’éteignes ! Attends, je vais t’aider ! » Une minuscule flammèche vint embraser quelques brins d’herbe sous le menton du dragon pour tenter de le réchauffer.

Les Mots ne l'atteignaient que par la déformation des Hiisi. Les perles de ses boucles pendaient tristement le long de ses écailles ; il sentait se Faner le Lien qui le reliait à l'Ääni. Tout était si silencieux ; il n'entendait plus que les Hiisi.

Etait-ce donc ainsi que s'éteindrait la Flamme de Viholvärakuuna ? Quelle piètre Fin, pour une pathétique Illusion de Dragon. Il avait toujours été la Honte de Valkulohikäärme.

Mais il eut soudain une Lumière pour percer les Ténèbres. Une Chaleur pour rallumer son Brasier. La Douceur d'un Enfant.

Viholvä ouvrit un Oeil Clair sur Pimarimponil, le Souffle suspendu dans un Instant d'Espoir.

Encouragé par l’oeil ouvert du dragon, Pim poursuivit sur sa lancée, sous l’oeil attentif de Moira : « Moi je sais pas te guérir, mais je peux aider pour te garder au chaud jusqu’à ce que tu ailles mieux, promis ! Et Moira elle peut te soigner, parce qu’elle fait toujours ce qu’elle dit et elle soigne toujours les gens ! Et alors tu pourras encore nous parler de tes voyages et tu pourras m’apprendre ta magie quand je serai plus-grand-mais-pas-aussi-grand-que-toi ! »