Rappel du premier message :



BOUM !

Presque aussitôt après le choc sourd d’un objet (très) imposant entrant en contact brutal avec le contact de la carriole, ladite carriole pencha en grinçant vers le côté quand l’objet en question poursuivit sa route brièvement interrompue vers le sol.

En temps normal, un événement pareil aurait immédiatement attiré l’attention de Moira. (Déjà parce qu’en temps normal, un événement pareil ne se produisait pas). Seulement là, elle venait en même temps de se prendre l’équivalent immatériel d’une lame de fond magique. Il était rare qu’une magie aussi puissante se manifeste brusquement (généralement on la sentait arriver), et elle en eut brièvement le tournis.

Une fois qu’elle eut récupéré ses esprits, elle parvient à reconnaître la nature de cette magie. Elle ressemblait étrangement à celle du dragon-mage qu’elle avait rencontré il y a pas si longtemps, seulement en bien plus intense, chaotique et… acéré, faute d’un meilleur mot.

Un fois ses points de repère retrouvés, elle regarda à terre… et dut retenir une exclamation de surprise. À côté de la carriole se trouvait un dragon extrêmement similaire à son visiteur précédent, mais considérablement plus grand et, surtout, en très mauvais état. Sans perdre de temps, elle mit le frein, et sauta (enfin, autant qu’on peut sauter à son âge) à terre munie d’Aisling pour aller constater l’étendue des dégâts.

Mais les yeux du dragon brillaient de Pouvoir et la Puissance de sa Voix ne faiblit pas d'hésitation.


Le dragon retomba lourdement au sol en gémissant tandis qu'une lumière blanche et chaleureuse passait de son corps dans celui de Moïra.

"Et qu'Hiisi, Sielulintu
Soient les Témoins de mon Serment :
Ne point Périr tant que vit l'Ombre !"

Maudit entêtement ! Mais le flux magique augmenta encore en intensité et toute la détermination du monde ne put garder Moira debout. Elle tomba à genoux une nouvelle fois (c’est sûr, elle allait avoir des bleus). Quelque chose de chaleureux vint repousser les murmures maléfiques, et Moira se sentit se détendre malgré elle. À nouveau, elle prit le temps de reprendre pied dans la réalité avant de prendre la parole en soupirant : « Tu n’es pas un patient facile, tu sais ? J’imagine que je devrais te remercier, mais j’aurais préféré que tu te rétablisses avant de faire ça. »

Une fois que le Sielulintu fut extrait de son Âme, la Faiblesse du dragon ne l'en frappa qu'avec plus de fouet. Malgré toute sa Volonté, Viholvä gémit sourdement alors qu'il s'affaissait avec la grâce d'un éboulement ; et c'en était réellement un avec ses écailles qui explosaient en cendre, et son sang bouillonnant qui s'écoulait des plaies comme un torrent de lave. Le dragon hoqueta d'Agonie. Il ne vivait plus que par son Serment, aussi terrible que soit ce Sort. La Promesse d'un Chante-Mage ne pouvait être déliée, même par la Mort.

Comment s’attèle-t-on même à la tâche colossale de soigner un dragon dévoré par sa propre magie ? Même maintenant que les voix défaitistes avaient été repoussées, Moira avait du mal à savoir par où commencer. Mais elle était actuellement la seule capable d'agir. Elle alla chercher un baquet d’eau et du linge propre pour nettoyer avec douceur les plaies du dragon. Le geste en lui-même était probablement futile, mais, si comme elle le soupçonnait l’état d’esprit de son patient était important, la première étape serait de l’améliorer. Et voir que quelqu’un refusait de l’abandonner ou de le traiter avec froideur pouvait être un premier pas.

Le dragon papillonna à plusieurs reprises avant de réussir à stabiliser ses doubles paupières. "C'est le Sielulintu que m'a Lié Fotafilis... mon Ami..." expliqua-t-il dans un souffle erratique. "Offert pour le Réconfort... sa Force de Bonté repoussera les Hiisi... Je suis navré, je ne puis les Chasser dans mon état... Ils reviendront." Moïra fit à nouveau ce Geste étonnant, mais qui lui semblait contenir la Chaleur des Sielulintus. Viholvä concentra son regard flou sur sa main. "Que signifie ce Geste ?" Son Ignorance perçait dans sa voix.

Réaliser la valeur pratique et émotionnelle du don que son patient venait de lui faire n’aida pas les scrupules de Moira. Elle restait convaincue qu’il s’était privé d’une chose dont il avait plus besoin qu’elle, mais n'arriverait pas à l’en convaincre. Son coeur se serra à la question sur ses actions et elle se concentra là-dessus. « Je nettoie tes blessures pour éviter qu’elles s’infectent. C’est la première étape de tout soin. » Elle rinça son chiffon puis reprit. « Parle-moi de ce Fotafilis. Je me disais bien que ce sort avait… une sensation différente de tes précédents, faute d’un meilleur mot, mais j’avais du mal à déterminer en quoi. »

Le dragon observa une nouvelle flambée de lave abattre les efforts de Moïra. "Pourquoi s'entêter dans ce qui est visiblement Vain ?" questionna-t-il à nouveau, clairement plus perdu que jugeur. Mais son Attention se délitait de plus en plus. Il lui était difficile de rester concentré sur ses Idées. Viholvä s'accrocha alors aux derniers Mots de Moïra. "Fotafilis est mon Ami... Le seul, sans doute... Ou peut-être que vous ?" Il fixa l'humainvieille et le petit dragonnet d'un regard trouble. "C'est un dragon-fée. Il m'a laissé le Lier du Nom de Fil à notre première rencontre... je crois bien lui avoir rendu son Nom, au final."

Aux paroles de son patient, Moira sentit son coeur se serrer à nouveau, colorant de tristesse son sourire. « Parce que si je devais m’arrêter à l’apparente difficulté d’une tâche je ne ferais jamais rien et parce que tenter une tâche qui en vaut la peine, même si elle rate, vaut mieux que ne rien tenter du tout. » Sans compter qu’actuellement, elle cherchait plus à tenir compagnie à son patient et lui donner envie de tenir bon plutôt qu’à soigner ses blessures avec un simple linge humide. « Et nous serions ravis de compter parmi tes amis. » La suite intrigait toutefois Moira : « Que veux-tu dire par ‘rendu son Nom’ ? »

"Les Noms sont les Sortilèges les plus brefs, mais parmi les plus puissants. Par un seul Mot, ils forment l'Identité." expliqua le dragon en se concentrant sur la Curiosité de Moïra plutôt que sa Souffrance. "Laisser quelqu'un Lier un Nom infâme à son Identité, c'est se laisser Asservir et Enfermer dans cette Vérité. En me laissant le Lier au Nom de Fil, Fotafilis avait renoncé à son Identité pour n'être qu'un Fil que j'agitais à ma guise. En lui rendant le Nom de Fotafilis, je l'ai Délié de ce Destin." Il soupira doucement. "Il ne faut jamais laisser son Nom être modifié. C'est la pire des Infamies."

Voilà qui expliquait bien des choses, des noms à coucher dehors que ce dragon se donnait à sa réaction face aux piques de sa mère (indigne de ce nom). Elle qui trouvait ces agressions verbales déjà suffisamment ignobles découvrait maintenant qu’elles étaient encore plus sinistres qu’elle ne l’avait imaginé ! « Je vois… » Elle fronça les sourcils, prise d’un horrible doute. « Mais un diminutif ou un surnom peut être un moyen d’exprimer de l’affection pour quelqu’un. Qu’en est-il de ces modifications-là ? » Avait-elle par exemple causé du tort à Pim sans s’en rendre compte ?

Viholvä se sentait si fatigué que tenir sa tête droite lui demandait de grands efforts, encore plus pour parler ; il répondit donc sans arrondir la Vérité. "Pour toute la masse qui ignore l'Ääni, une modification du Nom n'aura de valeur que dans la Voix d'un Chante-Mage. Mais pour un Sensible, surtout s'il s'éveille au Pouvoir de la Parole, un diminutif, même affectueux, n'est au mieux qu'une Soumission qui l'entrave dans un état d'Infantilisation. Au pire, il devient une Chaîne de Souffrance." Sa pensée rattrapa soudainement ses mots et il regarda Moïra d'un air contrit. "Tu ne lui as pas fait de mal. Il s'éveille seulement."

La description cataclysmique d’une simple marque d’affection fit pâlir Moira. Si elle aurait jadis été tentée de soupçonner le dragon d’exagérer les effets d’une si petite chose, elle venait de voir le pouvoir des mots (ou Pouvoir des Mots) de ses propres yeux et savait qu’il ne fallait pas prendre ces choses à la légère. Ce n’est qu’une fois qu’elle eut la confirmation qu’elle n’avait pas nuit à Pim qu’elle se détendit. « Merci. » Le petit dragon, pour sa part, semblait avoir décidé qu’il était resté silencieux suffisamment longtemps : « Mais non ! Je suis réveillé depuis longtemps ! Depuis ce matin ! »

Un petit rire agita la gorge malmenée du dragon qui grimaça deux bouffées d'air brûlant. "Tes journées doivent être longues, Pimarimponil, si ton matin remonte à longtemps." s'amusa-t-il avec une voix chaleureuse. "Mais Ecoute-bien mes Mots, Dragonneau. Ne sens-tu pas une différence quand j'y mets du Pouvoir. Tu es Eveillé à l'Ääni à force d'entendre la Puissance de la Parole." Viholvä ferma les yeux et crut s'assoupir par la Chaleur dans laquelle il baignait ; il se sentait de plus en plus fatigué. Il se força au réveil. "Mais ce n'est pas une Fatalité. Tu peux rester Sensible sans exercer de Chante-Magie, et laisser le Pouvoir s'Endormir."

Le museau du dragonnet se fronça de concentration alors qu’il tentait de sentir s'il percevait cette différence. « Donc je peux sentir la magie comme Moira ? » « Non », corrigea-t-elle, « je n’ai qu’un sens passif, alors que tu as le potentiel de manipuler ce pouvoir. » « Wouaaah ! » Les yeux plein d’étoiles, il s’imaginait déjà mille merveilles. Il bondit donc lorsque son aîné suggéra de laisser ce pouvoir s’endormir : « Non ! Je veux savoir faire des trucs trop bien comme toi même si je serai jamais aussi grand que toi parce que les dragon-fées ça grandit pas autant ! Tu peux m’apprendre, dis, dis ? » Il en sautillait d’excitation.

"J'ai autrefois donné ma Parole à ce sujet, Pimarimponil, et la Parole de Viholvärakuuna a valeur de Serment, s'il ne veut pas renier la Puissance de sa Voix. Mais des Tâches m'attendent bien avant que je sois capable de t'Enseigner. Si j'y survis, je serai ton Guide dans l'Ääni. A toi de bien réfléchir aux Conséquences de ce Choix, car il sera alors Irrémédiable."

Sa longue tirade le laissa haletant de bouffées si incandescentes qu'il les sentait lui brûler la langue. Viholvä abaissa sa tête sur ses pattes en un long soupir fatigué qui se mua en la respiration sifflante d'un sommeil agité.

L’excitation du petit dragon se mua en joie quand son aîné confirma son engagement, puis en angoisse à « si j’y survis ». « S’il te plaît, meurs pas ! » La panique du dragonnet ne fit qu’augmenter en voyant les yeux de l’autre se fermer, jusqu’à ce que Moira le prenne dans sa main : « Il dort, il n’est pas mort. » Ou pas encore. Il vint se blottir contre la joue du dragon. « Désolé, je voulais pas te réveiller. » Moira, elle, n’était pas sûre que dormir lui ferait du bien, mais elle était à court d’idées. Elle se leva pour passer son linge humide sur le front du dragon. « Accroche-toi, l’Ami, le monde serait plus fade sans ta présence. »

Viholvä n'était pas conscient de ce qu'il se tramait autour de lui, mais son esprit ne s'échauffait pas contre ce qui pourrait être des Machinations à son égard. Malgré son état agonisant, il savait reconnaître quand les Hiisi n'étaient pas à l'oeuvre. Quoi qu'il se passe dans le Monde, quoi que cela soit, au-delà de sa Connaissance, cet Inconnu avait la Chaleur des Sielulintu.

Il s'y glissa en gémissant, acceptant le Réconfort, pour la première fois de sa longue vie.

Une fois les deux dragons endormis, Moira ne se leva qu’une fois, pour aller chercher un nouveau linge propre et des grimoires qui pourraient peut-être l’aider. Evidemment, elle ne possédait aucun ouvrage concernant la chantemagie (et pour cause, vu le dégoût du chantemage pour l’écriture). Elle hésita, puis sélectionna Malédictions bénignes et malignes et comment les briser ainsi que Ca chauffe ! Guide de la pyromagie pré- et post-Brèche. Elle espérait trouver une nouvelle fois la solution à ses problèmes dans les livres et se mit à les feuilleter tout en continuant à humidifier le front et le nez de son patient.

Son réveil fut difficile. Le sommeil qui le quittait avait été peuplé des Rires des Hiisi, et loin d'être reposant, eut-il été si profond que son rythme cardiaque s'était raréfié à des battements aussi longs que plusieurs heures. Viholvärakuuna n'avait donc aussi notion du Temps qu'il avait pu passer à dormir, mais il doutait que quoi que ce soit de réparateur soit advenu ; la Douleur planta avidement ses griffes en lui dès que sa Conscience émergea du Sommeil. Il gémit, un caillot de lave lui labourant la gorge.

Pendant que les dragons dormaient, Moira avait elle aussi perdu la notion du temps, comme souvent lorsqu’elle se plongeait dans ses livres. Malheureusement, une fois n’est pas coutume, elle n’y trouva rien qui puisse l’avancer. Elle ne pourrait compter que sur son intuition et sa perception de la magie qui bouillonnait en son patient. Malheureusement, le sommeil du dragon ne semblait pas avoir été réparateur, vu sa tête au réveil. « Est-ce que tu as soif ? » Faute d’idée de traitement concret, elle revenait aux bases.

"Tu es encore de ce Monde." hoqueta le dragon, la voix rendue rauque par la lave qui tapissait sa gorge. "Je n'ai pas Dormi plus de quelques Jours." Ses yeux vacillaient dans le vague. "Cela m'aurait pu sembler être des Siècles." Un ricanement mortifère le secoua, inconscient qu'il divaguait sans répondre à la question de Moïra. "La Douleur égare mes Pensées... tu es Liée à mon Serment, tu ne peux donc Mourir qu'à mon Echec, et pendant ce temps, nous ne pourrons qu'Errer dans mon Impuissance."

Elle n’avait pas de réponse à sa question, mais elle cocha par contre mentalement la case « délire » dans la liste des symptômes. Pas que ça l’avance à grand-chose pour le moment. « Tu as dû dormir… un peu plus d’une semaine ? » Elle n’avait pas compté, pour être honnête. « Deux semaines. » Aisling, elle, s’était assez ennuyée pour compter. « Est-ce que tu veux boire ? » Si oui, la question suivante serait de déterminer comment elle allait trouver (et déplacer) un récipient à sa taille.

Deux semaines n'étaient qu'un Infime clignement de paupières pour lui. Viholvä laissa un soupir lui piquer la gorge malmenée en reposant son cou au sol ; il aurait cru avoir dormi davantage, peut-être alors aurait-il été moins las. "Je crains qu'il me soit impossible de me Rafraîchir dans cet état. L'Eau salvatrice ne deviendrait que de la Vapeur supplémentaire." Ses yeux se refermaient contre son gré, et il n'avait plus la Force de lutter contre l'Appel du néant ; il le laissa le happer. Peut-être arriverait-il à se reposer dans ce Linceul.

En effet, vu son état, boire un peu d’eau ne risquait pas de lui faire grand-chose. Moira repoussa tant bien que mal une vague d’impuissance qui n’avait rien à voir avec la malédiction de la pseudo-mère de son patient. Il devait y avoir quelque chose qu’elle pouvait faire, elle refusait de s’avouer vaincue ! « Est-ce que te distraire de ta douleur t’offrirait un peu de répit ? » Pour peu qu’il l’entende encore. Il avait l’air reparti dans les vapes.

Il n'entendit que vaguement la question de Moïra et eut pas la force mentale, pas l'Envie d'y répondre ; il aurait fallu réveiller sa Conscience qui avait sombré dans les Tréfonds, au plus bas pour Oublier la Douleur, et qui l'y trouvait encore.

Une petite Brise se leva et fit trembler sa boucle d'oreille sans susciter aucune réaction. Viholvärakuuna n'avait nul Désir d'Ecouter le Vent d'Ääni, même l'Entendre lui demandait beaucoup trop de Force.

Le Vent ne s'en fit que plus fort, claquant le bijou de plumes et de perles sur ses écailles martyrisées ; et le métal fondit sous le Feu qui le consumait.