BOUM !

Presque aussitôt après le choc sourd d’un objet (très) imposant entrant en contact brutal avec le contact de la carriole, ladite carriole pencha en grinçant vers le côté quand l’objet en question poursuivit sa route brièvement interrompue vers le sol.

En temps normal, un événement pareil aurait immédiatement attiré l’attention de Moira. (Déjà parce qu’en temps normal, un événement pareil ne se produisait pas). Seulement là, elle venait en même temps de se prendre l’équivalent immatériel d’une lame de fond magique. Il était rare qu’une magie aussi puissante se manifeste brusquement (généralement on la sentait arriver), et elle en eut brièvement le tournis.

Une fois qu’elle eut récupéré ses esprits, elle parvient à reconnaître la nature de cette magie. Elle ressemblait étrangement à celle du dragon-mage qu’elle avait rencontré il y a pas si longtemps, seulement en bien plus intense, chaotique et… acéré, faute d’un meilleur mot.

Un fois ses points de repère retrouvés, elle regarda à terre… et dut retenir une exclamation de surprise. À côté de la carriole se trouvait un dragon extrêmement similaire à son visiteur précédent, mais considérablement plus grand et, surtout, en très mauvais état. Sans perdre de temps, elle mit le frein, et sauta (enfin, autant qu’on peut sauter à son âge) à terre munie d’Aisling pour aller constater l’étendue des dégâts.

Je venais retrouver ma mère après une éternelle sortie personnelle pour diverses raisons. Je profitais toujours de ma mère tout en ayant ma liberté. Mais en cas de besoin, elle savait que j'étais là.

Alors à ses côtés, à discuter de plantes aux vertus multiples, nous fûmes attaquées (?), mes mains refroidirent légèrement l'atmosphère autour de nous tandis que je redevins normale en voyant ce qui était tombé.

« Qu'est-ce donc... »

Je sautai de mon côté pour m'approcher aussi.

Ses pensées étaient plus que confuses. Il virevoltait dans l'Entremondes, balloté comme un papillon aux ailes arrachées. La Douleur avait rappelé la cacophonie dans son Esprit, et les Hiisi se pressaient une nouvelle fois contre lui, appâtés par sa Faiblesse. Un gémissement d'agonie lui échappa d'entre ses crocs martyrisés par le feu qui le rongeait. Mais un vent d'Espoir s'enroulait et se déroulait autour de lui, impuissant à l'attraper sans qu'il ne se ressaisisse. Un autre gémissement retentit.

Vue de près, l'étendue des dégâts était encore plus impressionnante. Des plaies sanguinolentes parsemaient le corps du dragon et la chaleur qu'il dégageait était bien supérieure à ce qu'elle devait probablement être. Même le flux de magie qui l'entourait avait l'air... agressif et fiévreux, faute d'une meilleure description. "Eluna, dételle Ninian, on va rester ici un moment j'ai l'impression." Lentement, méticuleusement, elle tourna autour du dragon gémissant pour cataloguer toutes ses blessures. "Qu'est-ce qu'il a ?", s'inquiéta Pim. "Je ne sais pas encore. En tout cas, il s'est frotté à quelque chose qui l'a bien amoché."

Je hochai la tête, l'état de ce dragon laissait fortement à désirer, j'avais presque envie de dire que c'était un miracle qu'il fût encore conscient et parmi nous. Pour la conscience, je n'étais pas sûre en fait...

« Coucou ma belle. On a besoin de toi. »

Je vins la détacher et je retournai auprès de ma mère, je sentis la chaleur se dégager du dragon-mage.

« Mère, mon froid ne l'aiderait-il pas ? »

Ma question était innocente et sérieuse à la fois.

La conscience lui revenait lentement, et il s'étrangla avec la bile brûlante qui lui remontait le gosier. Viholvä avait tendu ses maigres forces pour saisir ce Lien avec Heavensaw et reprendre pattes avec sa Réalité. Mais les Ombres s'amoncelaient dans sa vision, et les Voix portaient les échos troubles des Hiisi.

Il n'entendit qu'un Mot : Froid.

Ses yeux s'ouvrirent d'un coup alors qu'un profond grondement l'ébranla d'un long frisson. Les Flammes avaient avalé l'Onyx et elles se précipitaient aussi dans sa gorge, dégoulinant entre ses crocs. Ses naseaux frémirent de son Impuissance. Il ne pouvait même pas relever la tête !

La suggestion d’Eluna était en soi assez logique, mais la réaction du dragon, même s’il s’agissait d’une pure coïncidence, inspirait la prudence. « Si c’est le dragon auquel je pense, un autre lui a gelé le coeur. Il pourrait mal réagir à ta magie. » Ceci dit, le dragon en question était considérablement plus petit et moins chaud que celui-ci. Elle réglerait la question de l’identité de son patient plus tard, pour le moment il avait besoin de soins immédiats. « Doucement, ne te crispe pas, essaie de respirer. » Et oui, c’était la première fois qu’elle soignait un dragon qui s’étranglait dans son propre feu. Même en 72 ans on ne voit pas tout.

J'eus un mouvement de recul, arrêtant le froid qui était dans mes mains.

« Nous ne sommes pas tes ennemies. »

Sinon nous aurions pu en finir rapidement, mais l'heure n'était pas pour ce genre de constatation.

« Quel étrange phénomène... Comment sauver ce dragon, mère ? »

Si mon froid ne servait pas à attiser les flammes d'un dragon, que pouvions-nous faire concrètement ?

"Dragon..." répéta-t-il d'un ton mordant. Sa tête s'agita un instant avant de se stabiliser à hauteur des visages flous. "Je suis Viholvärakuuna, Seigneur des Mots de Chaleur, Détenteur de la Puissance du Coeur Brûlant du Monde." Il se souvenait vaguement d'une volvä brumeuse. Les souvenirs se perdaient dans le chaos qui agitaient toujours son esprit mais il sentait encore une brise d'Ääni tourbillonner autour de lui. Sa langue darda pour humer l'air, s'extrayant du fiel du sang et de la bile, puis son cou pivota lentement vers l'une des silhouettes. "Humainvieille..." reconnut-il, pas Hiisi. "Moïra... Je... Je crois que j'ai besoin d'aide."

« Je n’en sais fichtre rien » était la réponse la plus sincère à la question d’Eluna, mais aussi la moins encourageante pour elle et le dragon. Dragon dont l’identité venait d’être confirmée. Eh bien, il en avait pris plein la figure (pour être poli) depuis la dernière fois. Moira sourit au surnom qu’il lui avait immédiatement attribué. Certains auraient été vexés, mais pas elle qui revendiquait sa vieillesse. Après tout, atteindre un âge avancé était une réussite en soi pour une simple humaine en ce monde. « Tu es tombé au bon endroit. » Littéralement. « Peux-tu me dire ce qu’il t’est arrivé ? Ca m’aidera à savoir comment t’aider au mieux. »

« Quoi ? Il te connaît ? Tu le connais ? Vous vous connaissez ?! »

Des pléonasmes logiques accumulés ensemble. Ma surprise me fit presque tomber dénue. Je les regardais échanger, sans trop quoi faire.

« J'ai énormément étudié mais je ne suis jamais tombée sur un dragon soudainement tombé devant nous ainsi et aussi mal en point par rapport à ses propres flammes, enfin, à supposer. »

Je soupirai légèrement, pas de la situation, mais de me dire que je ne servais à rien actuellement.

Un mouvement agacé secoua violement la queue du dragon, balayant un arbre ou deux, il ne saurait trop le dire derrière son regard rougi par la Douleur. "N'est-ce pas évident ?" gronda Viholvä avec impatience. "J'ai trouvé le Coeur Brûlant du Monde et j'ai chantelié à mon Coeur sa Puissance... Je n'ai su prévoir l'ampleur de ses Flammes." Un hoquet lui échappa alors qu'un éclair foudroyant remonta le long de son cou, rougissant les écailles au contact du Feu qui le dévorait. Quelques unes tombèrent en lambeaux, craquelées de cendres.

Tu as joué avec le feu et tu t’es brûlé. Moira ne dit rien (pour le moment), mais n’en pensait pas moins. Elle approcha une main prudente d’une des blessures du dragon, prête à la retirer si la température s’avérait trop haute pour elle ou si elle faisait mal à son patient. Concentrée, elle parcourait intérieurement la liste de tous les maux qu’elle connaissait et tentait en même temps de jauger la magie qui se dégageait du chantemage et de la comparer à leur précédente rencontre. « Nous nous sommes rencontrés il y a pas si longtemps », répondit-elle à la question d’Eluna.

Je claquai légèrement de la langue en plissant le regard.

« Si c'était évident, pourquoi vous y risquer... »

Dis-je dans un murmure davantage comme une réflexion personnelle et arrogante que pour le dragon-mage.

Mes mains parcouraient les écailles aussi, mais comparé à ma maternelle, j'avais à peine moins peur de m'aventurer.

La chose qui sentait la Glace à plein museau osait poser ses mains impies sur sa Flamboyance ?! Et l'insulter par-dessus cette Infamie ?!! Comme s'il allait se laisser faire !!! Un sursaut de vigueur saisit son corps malmené et sa queue fouetta la Glace loin de lui ; il eut la présence d'esprit de se rappeler qu'elle était Liée par le Sang à Moïra, qu'il ne voulait pas peiner, et il retint sa Force au dernier moment. "Pourquoi m'y risquer ?" rugit-il entre un flot de Sang et de Flammes. "Car Viholvärakuuna ne laisserait jamais le sortilège de Vistustaja le vaincre ! Plutôt Mourir dans les Flammes et le consumer avec ma Vengeance !"

La question d’Eluna était raisonnable, mais actuellement malvenue. Moira n’avait pas côtoyé ce dragon longtemps, mais assez pour réaliser que son amour-propre était vite piqué. « Ne force pas trop, ça serait dommage que tu t’étrangles juste après avoir franchi une étape importante de ta Quête. » Il n’y avait nulle moquerie dans son ton : elle ne voulait pas aggraver l’état de son patient. « C’est le Coeur Brûlant du Monde seul qui t’a mis dans cet état, ou tu as reçu d’autre blessures ? Histoire de savoir où quoi m’en tenir. » Tout en parlant, elle commença à contourner le dragon (il avait décidément grandi !), en commençant par la tête.

Dans son état, il lui fut difficile de ne pas se sentir rabaissé par la remarque de Moïra. Ses yeux voyaient rouges, comme si ses Flammes consumaient ses orbites par la Force de sa Haine. Il sentait ses écailles craquer sous l'afflux soudain du Feu qui le dévorait. Un râle lui échappa, il ferma les yeux, et s'obligea au Calme. "Quoi d'autre que le Coeur brûlant du Monde pourrait me blesser ainsi ?" gronda-t-il seulement, au lieu de tout cramer autour de lui, comme il en avait désespérément envie. "Qui pourrait abaisser la Gloire de Viholvärakuuna quand son Coeur brûle sans entrave ?"

HRP:

Dire que son patient était de mauvaise humeur était un euphémisme. « Je ne sais pas, justement, c’est pour ça que je te le demande », répondit Moira, d’un calme à toute épreuve. Intérieurement, elle n’était toutefois pas sereine. Elle sentait bien la puissance de cette magie qui habitait le dragon : bon nombre d’artefacts qu’elle avait croisés au cours de ses périples n’arrivaient pas à sa cheville. Et elle n’avait pour soigner son patient que ses herbes, ses livres, et son bon sens. La tâche était pour le moins ardue, mais elle refusait de baisser les bras. Elle ferma les yeux, tentant de mieux cerner la nature de cette magie.

Avant que les Cendres de sa Colère flambent à nouveau, un Vent de Souvenirs se leva dans son esprit, lui rappelant la Gentillesse et l'Ecoute, la Tendresse pour le petit Pimarimponil, et même l'Indignation à l'égard de son éducation, chose qu'il ne comprenait pas encore très bien. Le dragon souffla donc sans cracher ses Flammes, subitement las, harassé par cette Souffrance qui lui broyait le corps. "J'ai chanteparlé un puissant Chant au Centre du Monde et j'ai Lié à mon Feu la Puissance du Coeur Brûlant du Monde. Mon Pouvoir dépassa alors mon Espérance ; il me consume." expliqua-t-il.

L'explication aida Moira à comprendre ce qu'elle sentait. C'était un de ces rares moments où elle regrettait ses compétences en magie inexistantes, car elle doutait fort que soigner ce dragon à coup d'herbes et de cataplasmes serait possible. Elle finit son tour et revint se placer devant la tête de son patient. « Et j'imagine que relâcher quelque peu ce Lien pour évacuer le trop-plein n'est pas évident à faire ? » Avant qu'il puisse prendre la mouche, elle ajouta : « Je me doute que je pose des questions dont la réponse te paraît évidente, mais je n'ai jamais rencontré de chantemage avant toi, et je n'ai bien sûr pas de livres à ce sujet. »

Un grondement sourd agita la forme prostrée du dragon. Son Indignation était telle qu'il se redressa subitement, retrouvant une Flamme parmi les Cendres de sa souffrance ; elle ne durerait pas longtemps. Puisse-t-elle briller suffisamment pour engloutir Vistustaja dans un brasier ! Cette mortelle ne pouvait-elle pas comprendre son But ? Viholvä gronda à nouveau et les mots roulèrent de sa gorge comme un torrent tumultueux. "Et laisser à ce maudit Vistustaja une chance de ne pas subir ma Colère ? Nooon... Jamais ! Il brûlera de ce Feu qui me ronge." Ses yeux rougeoyaient d'un nouvel éclat, plus sombre et froid.

Moira ne soupira pas, mais émit une exhalation un peu plus profonde que les précédentes : « Et si au lieu de penser à ton rival, tu te laissais à toi une chance de mener à bien ta Quête ? Tout le feu du monde ne te servira à rien s'il te consume plutôt que de te renforcer. » S'il y avait bien un sentiment que Moira ne comprendrait jamais, c'était le besoin de vengeance qui animait tant de monde, et ce malgré la parte tragique de son mari. Elle avait été déchirée, endeuillée et en colère, oui, mais même ainsi l'envie de représailles ne l'avait pas effleurée. Celles-ci n'auraient de toute façon pas ramené Ferghal à la vie.

Le Feu vengeur dans les yeux du dragon s'apaisa dans un instant de doute. Cette Mortelle n'avait-elle pas raison ? Il était à l'Aube d'une vie immortelle, pas même âgé pour être considéré comme un Adulte. Les coquilles de son oeuf s'attardaient encore sur ses écailles. Ne pourrait-il pas avoir l'ambition d'atteindre l'âge d'un Vénérable ?

Je n'aurais pas cru engendrer une telle Lâcheté.

Ta Montagne sera donc à moi, pathétique Ver de terre.

L'instant passa dans un clignement de paupière. Piquée par ces Murmures provenant des Ombres de son Esprit tourmenté, Viholvä était sourd à son propre salut.

L’espace d’un instant, Moira eut l’impression qu’elle avait réussi à faire entendre raison à son patient, mais le regard du dragon s’assombrit ensuite à nouveau. Crotte de bique. Alors qu’elle réfléchissait à une nouvelle approche, elle ne vit pas que Pim avait voleté pour venir se poser sur les naseaux de son aîné. « T’inquiète pas, Viholväraakuna, Moira elle va te guérir ! Elle sait tout guérir ! » Il marqua une brève pause avant de continuer : « Dis, comment tu as grandi aussi vite ? Tu as encore voyagé dans le temps ? Tu es encore plus grand qu’avant ! Moi je grandis presque pas, c’est pas chouette. »

Le grondement du Volcan se figea juste au point d'éruption, faisant crisser les écailles noircies par cette Chaleur dévorante. Presque aveuglé par les Flammes de sa Colère, Viholvä mit un certain temps pour réussir à fixer son regard sur Pimarimponil. La vue du petit dragonnet lui fit l'effet d'un baume rafraîchissant posé à même son Coeur Brûlé. Le dragon soupira une longue vape de vapeur et abaissa sa tête sur le sol frais. Il se sentait soudainement si fatigué... Sa Colère était tout ce qui le maintenait éveillé. Sa Haine était tout ce qui lui permettait de se mouvoir. Sa Vengeance semblait n'être que la seule voie qui lui restait.