Rappel du premier message :



Elle n'avait pas hurlé. Pas de ces cris aigus emprunts de détresse tout du moins. Pas de larmes ou de suppliques.

La demoiselle Tselikovskaïa avait passé une excellente soirée chez son amie et, tout poliment, avait refusé l'offre de se faire raccompagner chez elle malgré la nuit avancée. Inessa vivait dans le quartier de Saint-Pétersbourg et hormis le Vatican lui-même, elle ne voyait endroit plus sûr à Moscou.

Sa jambe lui faisait terriblement mal et sa tête la lançait douloureusement. Son chignon d'ordinaire implacable pendait sur le côté, à moitié défait, et de longues mèches blondes barraient son regard bicolore furieux.

La rue n'avait rien de sordide pourtant, éclairée par les lampadaires, mais restait déserte à ces heures sombre. La zootrope était pourtant alerte, usant de l'instinct primaire des chevaux de se savoir en permanence proie. Sauf qu'elle n'en avait pas la rapidité, pas en robe somptueuse et bijoux raffinés dans une chaude capeline de fourrure.

"Un pas de plus... et je tire..." se voulait-elle menaçante face à l'homme qui l'avait attaquée, son pistolet pointé sur l'immondice. Les relents d'alcool qu'il dégageait n'étaient pas aussi terribles que ses manières et les intentions peu louables qu'il réservait pour elle se lisaient dans son regard lubrique, un lambeau de sa robe déjà dans ses mains. Et ce bâtard riait de sa prise tremblante sur son arme.

"Vous aurez quand même le tablier, je veux voir ça" le taquina-t-elle. Son compliment lui dessina un sourire plus doux mais pas de rougissement ou de gêne. "Obéissante à quoi...?" voulu-t-elle le piéger tout en ne quittant son regard.

"Je peux porter un tablier dignement." assura-t-il. "Obéir aux ordres de votre mari. Je vous visualise bien en femme obéissante, c'est juste que je ne visualise pas de mari capable de vous faire obéir." il sourit tranquillement. Il se sentait parfaitement capable sous certains conditions. Mais pas en tant que mari. Aucune chance qu'une personne de sa condition soit accepté par la famille de la belle.

Une femme obéissante ? Elle ? "Disons compliante. Je me sens trop fière pour obéir aveuglément à un homme... ou à quiconque si je ne le désire pas. Quant à l'hypothétique mari, il n'y a que l'échéance de mon père qui me presse." Et encore... on ne pouvait pas dire qu'elle cherchait activement. "J'aimerais tant rester libre, ne pas finir ma vie dans une cage aussi dorée soit-elle" avoua-t-elle à mi-mots.

"C'est exactement mon point." il était manifestement content de ce qu'elle venait de dire. "Il vous faut un compagnon qui ordonne peu, rarement et seulement dans des domaines où vous êtes prêtes à obéir. Je dis un compagnon et non un mari. Le second vous enferme dans une cage, le premier marche à vos côtés." En tout cas lui ne cherchait pas d'épouse obéissante pour cuisiner de bon petits plats et faire le ménage à la maison. Ou faire potiche. Même si c'est une très belle potiche.

"Un point de vue plutôt utopiste... je n'ai pas eu le plaisir de rencontrer un tel homme" appuya-t-elle son regard sur lui, la tête penchant légèrement sur le côté dans une question muette et taquine. "Êtes vous marié Fedor ?"

"Libre comme l'air." répondit-il. "Reste encore à voir si vous n'avez pas encore rencontré un tel homme, ou si vous n'avez pas compris sa nature profonde. Dans notre société il est plus sage de cacher sa vraie nature, pour de nombreuses raisons. Mais ça ne veut pas dire qu'un tel homme n'existe pas."

"Je fréquente peu d'hommes pour tout vous dire. Vous êtes bien l'un des rares envers qui je n'ai pas envie de jeter un objet quelconque au visage au bout de dix minutes" confessa Ineska avec un petit sourire de "oupsy". "Le plus souvent, ils ne me voient que comme une jolie plante avec une dot généreuse et une source de richesse à la clé. Et peut-être comme une femme un peu trop ambitieuse et caractérielle." C'était là que le bas blessait : sitôt osait-elle s'affirmer qu'on la taxait d'hystérique.

"Simplement parce qu'ils ont peur que vous leur soyez supérieur. Vous les menacez. Notons qu'il n'y aucun risque ça m'arrive par exemple. Vous êtes déjà plus cultivées, que moi, mieux éduquées et certainement plus apte à évoluer dans la haute société que moi. Par contre, jamais vous ne serez plus puissante physiquement que moi. Je n'ai donc aucune crainte." même si elle était une zootrope tigre, ou éléphant, elle ne ferait pas le poids. "Je reconnais que deux personnes ambitieuses dans un couple peut-être problématique." là encore il n'a pas de problème. Il veut juste acquérir des compétences médicales. C'est tout. Presque.

"Je ne mise pas réellement mes chances dans la vie sur mon physique." Petit blanc. "Enfin si, je l'admets" se reprit-elle en avouant que, certes, elle n'était pas désagréable à regarder. "De force physique je veux dire. Mais je n'aime pas cette idée d'être supérieur ou inférieur à d'autres, il y a tellement de paramètres qui peuvent changer ça que c'est... grotesque. Supérieure ou pas, ça n'aurait rien changé au fait que je serais morte cette nuit sans votre aide."

"Certainement en effet." ce genre d'agresseurs ne pouvaient pas vraiment se permettre de laisser en vie une femme dont la famille devait être influente. Ses vêtements en tout cas étaient une indication. "Mais tout est pour le mieux. Vous êtes en vie, avec une petite foulure. Et si on excepte le fait que vous ayez passé le dernier quart d'heure assise sur un tapis. Vous êtes toujours la même femme aussi digne qu'auparavant." Il s'approche à nouveau et s'accroupit. "Vous ne seriez pas plus confortablement installée sur le lit ?" demande-t-il alors.

"Indubitablement mais je n'aurais pu apporter le plateau jusqu'au lit sans tâcher ce si beau tapis, ce serait pire que de rayer une baignoire" lui sourit-elle comme une enfant. Même s'il s'était mis plus à sa hauteur, Ineska se sentait toujours aussi petite à côté de lui (et encore, elle était plutôt grande pour une femme). "Mais il me faudrait rentrer maintenant que je me sens mieux, je ne voudrais pas m'imposer plus que nécessaire auprès de notre hôtesse."

"J'ai dit du repos pour votre cheville. Je n'ai pas de béquille à mettre à votre disposition présentement." il sourit. "Je peux vous porter, mais j'ai l'impression que vous n'aimez pas ça." pas pour le moment en tout cas. "Je peux aussi aller quérir un serviteur de votre maison pour qu'il vienne avec un carrosse ou un cheval." il ne propose pas qu'elle passe la nuit ici, ce serait hautement inconvenant qu'elle découche. Il est probable que sa maisonnée est commencée des recherches d'ailleurs.

"Il n'y a pas vraiment de serviteur chez moi pour une heure aussi indue et quant à notre unique cheval... Perle n'obéit qu'à moi." Elle eut un soupire faussement dramatique. "Je crains qu'il vous faille me porter encore Fedor, c'est bien dommage." Mais la lueur dans ses yeux dénotait avec son discours.

"Je suis prêt à me sacrifier." dit-il avec un sourire tranquille, pas vraiment le comportement d'un homme qui se sacrifie. Il comprend aussi qu'elle était loin d'être aussi riche que Roman. Aucune commune mesure en fait. Tant mieux. Il souleva la jeune femme comme si elle ne pesait rien. Il se baissa à nouveau vers le lit pour qu'elle puisse prendre ses anciens habits, soigneusement pliés. Puis il se mit en route. "Nous quittons votre hospitalité ma dame. Encore merci pour tout." annonça-t-il pour être sûr de ne rencontrer personne dans les escaliers. Il apprécie le contact du corps d'Ineska contre le sien.

Techniquement, il y avait des serviteurs. Mais elle ne voulait pas réveiller toute la maison, alarmer sa mère et alerter son père. "Je pourrais y prendre goût..." se cala-t-elle plus confortablement dans les bras musclés. Sans la peur et le sang, l'odeur florale qui la baignait était agréable et apaisante. Il lui fallu tout de même un moment, une fois de retour dans le froid, pour se rendre compte que ce parfum ne venait pas de son bain mais de l'homme lui-même. Une agréable surprise.

"Moi aussi." dit-il souriant. Alors qu'il porte la jeune fille hors de la maison. Le froid est vivifiant et il la serre contre lui par réflexe. "Il va falloir me guider." fait-il ensuite remarquer. Sûr qu'il préfère la porter maintenant qu'elle est toute belle et que le danger est passé. Il n'est plus dans le même état d'esprit qu'auparavant. Il n'empêche que ses yeux reprennent leurs va et vient. Autour de lui rien ne lui échappe, c'est devenu une seconde nature, un acte réflexe qu'il a enraciné dans son comportement. Il ne laissera personne le prendre par surprise. En tout cas il fait tout pour que cela n'arrive jamais.

Sauf qu'elle ne savait même pas où ils se trouvaient ! Se tortillant un peu, elle scruta le ciel à la recherche d'un point de repère. "Oh, voyez-vous ce clocher ?" pointa-t-elle du doigt le toit d'une église. "Je pourrais me repérer si nous nous en approchons, ma maison n'y est pas très loin."

Il hocha la tête et se mit en route. Il marchait d'un pas tranquille, fait de longues enjambées, souples et élastiques. L'heure était tardive, la nuit désormais faîte d'encre noir. Heureusement dans ce quartier, les rues étaient bien éclairées. Vigilant, rien n'attira son attention. Son esprit s'était éloigné de la belle femme dans ses bras. C'était plus fort que lui, les rues abritaient toujours des dangers plus ou moins pernicieux. Il se devait de le détecter avant qu'il ne soit trop tard.

De son point de vue, Ineska avait une toute autre perspective. Aussi chaud qu'une bassinoire les nuits d'hiver, elle restait pelotonnée contre ce large torse et appréciait le regard vigilent qu'il portait à la rue, tout à sa mission. Avant d'arriver en vue de l'église, elle lui fit changer de direction jusqu'à arriver aux portes ouvragées de l'hôtel particulier des Tselikovski. "Nous y sommes" l'informa-t-elle. Allait-il la laisser à l'entrée ou l'accompagner plus en avant ?

La maison :

Il regarde la demeure. Plus riche qu'il n'avait évalué juste avant. Toujours bien moins riche que Roman. "Imposante demeure." dit-il simplement en la tenant toujours dans ses bras. Il s'avance autant qu'il le peut et la dépose enfin en face de la porte. "Je vous aurez bien accompagné plus loin, mais cela ne me semble pas raisonnable." dit-il avec un sourire tranquille. Certes sa personnalité était des plus fascinantes, mais l'église veille et une mauvaise réputation pouvait ruiner une vie. Ce n'était pas son genre de s'imposer. "Faîtes néanmoins attention à votre cheville."

Inessa n'eut de commentaire sur la maison. Elle l'aimait bien mais manquait de chaleur. "Tout comme il ne me sera pas raisonnable de me rendre aux écuries maintenant mais je compte bien le faire" roula-t-elle des yeux en reposant pieds à terre. "Le sommeil me fuira encore quelque temps, j'aimerai voir ma jument... venez si vous le voulez, il n'y a personne qui s'inquiétera de moi à cette heure. Le cas contraire, je vous souhaite une bonne nuit Fedor et encore merci." Poussant l'une des portes, elle prit effectivement le chemin des écuries en clopinant légèrement.

"Tss Tss" il bougea subitement. Un mouvement fluide et rapide. L'instant d'après elle était de nouveau dans ses bras. "Cheville." qu'il grogna ensuite. Ce qu'elle pouvait être têtue. Il se dirigea vers les écuries regardant autour de lui et espérant qu'aucun serviteur n'étaient encore debout.

"Bien sûr, je suis désolée." Allait-il la croire avec un tel sourire ? Un léger hennissement sourd les accueillit quand ils passèrent l'entrée des écuries et une tête blanche et grise passa la porte de son box. Les oreilles de la jument se dressaient et s’aplatissaient tour à tour, comme si la jument ne savait quelle attitude adopter. "C'est moi Perle" commença Ineska d'une voix douce. "Tout va bien, ce n'est que moi et un ami."

Un ami. Qui cachait en lui le plus puissant prédateur terrestre. Moins agressif qu'un grizzli certes. Fedor fit de son mieux pour séquestrer en lui sa nature animal, il avait l'habitude après tout, il croisait régulièrement des chiens et devait de temps à autre monter à cheval. Le moins souvent possible cependant. Il déposa à nouveau la jeune femme afin qu'elle puisse se déplacer seule. "Tout va bien, ta maîtresse est toujours la tête de mule que tu connais." dit Fedor de sa voix grave et toujours sereine.

Elle lui porta un petit coup sans conséquence dans le poitrail. "Non mais ! Et elle est pire que moi." Sauf que Perle avait l'excuse de sa jeunesse, pas sa maîtresse. La jument tendit le cou au maximum pour atteindre la blonde et se fondit dans les caresses qu'elle lui prodigua. Ineska l'avait serrée dans ses bras avec amour et douceur, murmurant des paroles rassurantes comme si c'était sa monture qui avait passé une nuit stressante et non elle. Perle gardait sa tête aussi proche que possible d'elle, soufflant de ses naseaux la frustration de la porte qui les séparait.