Elle n'avait pas hurlé. Pas de ces cris aigus emprunts de détresse tout du moins. Pas de larmes ou de suppliques.

La demoiselle Tselikovskaïa avait passé une excellente soirée chez son amie et, tout poliment, avait refusé l'offre de se faire raccompagner chez elle malgré la nuit avancée. Inessa vivait dans le quartier de Saint-Pétersbourg et hormis le Vatican lui-même, elle ne voyait endroit plus sûr à Moscou.

Sa jambe lui faisait terriblement mal et sa tête la lançait douloureusement. Son chignon d'ordinaire implacable pendait sur le côté, à moitié défait, et de longues mèches blondes barraient son regard bicolore furieux.

La rue n'avait rien de sordide pourtant, éclairée par les lampadaires, mais restait déserte à ces heures sombre. La zootrope était pourtant alerte, usant de l'instinct primaire des chevaux de se savoir en permanence proie. Sauf qu'elle n'en avait pas la rapidité, pas en robe somptueuse et bijoux raffinés dans une chaude capeline de fourrure.

"Un pas de plus... et je tire..." se voulait-elle menaçante face à l'homme qui l'avait attaquée, son pistolet pointé sur l'immondice. Les relents d'alcool qu'il dégageait n'étaient pas aussi terribles que ses manières et les intentions peu louables qu'il réservait pour elle se lisaient dans son regard lubrique, un lambeau de sa robe déjà dans ses mains. Et ce bâtard riait de sa prise tremblante sur son arme.

Fedor rôdait comme souvent dans les rues de la cité lorsqu'il entendit une femme, plutôt bien habillée, menacer un homme, son agresseur. Bien qu'armée, elle ne parvenait pas l'intimider. Fedor se mit en mouvement rapidement. L'agresseur alcoolisé manquait de vigilance et il n'entendit pas le Zootrope arriver dans son dos. L'avant-bras de Fedor passa sous la gorge du soulard et il le souleva tout en pratiquant un étranglement arrière. Pris par surprise dans une étreinte d'une puissance inhumaine l'agresseur tenta sans succès de se dégager alors que l'air commençait à manquer. L'inconscience menaçait désormais.

L'intervention divine la surprit mais elle ne s'en plaigna pas. Ineska se maudit de ne pas avoir pu tirer plus tôt mais entre menacer un homme et le tuer, il y avait une ligne qu'elle ne se sentait pas (encore) prête à franchir. Mais elle aurait dû... son instinct lui valu d'éviter la prise d'un des amis de l'ivrogne mais sa jambe mal en point ne lui permis pas de s'éloigner grandement. "Les gars, aider Piort et je m'occupe de la fille" clama-t-il alors que trois autres s'approchaient à grands pas du colosse, sûrement moins ivres que le premier compère.

Le soulard s'écroula inconscient au pied de Fedor et se dernier se tourna vers les trois nouveaux venus, une main dans son manteau. Ses yeux s'animèrent soudainement alors qu'il passait d'une cible à l'autre pour évaluer le danger de chaque individu. Pas d'armes pour le moment, mais un choix à faire de son côté. D'un geste rapide la main dans le manteau surgit et un éclair blanc capta une seconde la lumière d'un réverbère avant de se planter dans la jambe du donneur d'ordre. Il avancera moins rapidement désormais. Les deux autres se jettent sur Fedor en pensant prendre le dessus rapidement.

Le dernier, plus jeune, préféra une cible plus facile et se ravisa. Il agrippa brusquement Ineska par la taille et tenta de fuir... mais c'était sans compter le coup qu'il se prit dans les gencives, plus sabot que poing. Le début de panique l'avait fait se transformer partiellement et la paranoïa chronique que sa nature soit découverte l'obligea à replier sa main à l'abri des regard sous la capeline ; choix peu judicieux quand son agresseur lui sauta dessus pour la plaquer au sol, aggravant significativement l'état de sa jambe blessée.

Fedor frappe, vite et fort. Le premier adversaire tente de dévier l'attaque, mais une transformation partielle, non visible, augmente grandement la masse de Fedor qui passe au travers de la garde de son adversaire et touche le menton. L'homme s'écroule, immédiatement déconnecté par l'impact. Le deuxième frappe à ce moment et touche Fedor à l'estomac. Ce qui n'aura aucun effet, l'instant d'après le coude du guerrier entre en contact avec la tempe de l'agresseur qui tombe lourdement au sol en s'éclatant les dents de devant au passage. Le donneur d'ordre est abasourdi par la douleur certes, mais aussi par l'efficacité du colosse.

L'attention que le larron portait au combat fut coupé par le son clair d'un coup de feu. La blonde était toujours au sol, le visage blême, alors qu'elle se dégageait du corps inerte qui la recouvrait. La seule couleur qu'elle arborait était le rouge étalé sur son menton, un mélange grossier de sang et de rouge à lèvres étalé. Ineska ne pensait plus, elle agissait et tout son être lui criait de partir vite et loin malgré l'état déplorable de ce qui restait de son corsage. C'était sans compter sa blessure qui l'empêcher de se remettre sur pied.

Fedor soupira intérieurement quand il entendit le coup de feu. Un coup d'œil lui confirma que la jeune femme s'était défendue. L'instant d'après il se trouvait au côté du donneur d'ordre. L'homme leva les mains en garde pour protéger son visage. Fedor frappa au sternum. Son adversaire baissa alors sa garde, cherchant de l'air pour emplir ses poumons. Le coude du zootrope le cueillit à la tempe et l'envoya valdinguer inconscient sur le pavé. Le colosse se tourna ensuite vers la jeune femme. Ses yeux acérés cherchaient une éventuelle autre menace, les jambes légèrement pliées étaient prête à se détendre comme celle d'un fauve.

La seule menace était l'homme encore en vie avec une balle dans l'estomac mais tant qu'il avait perdu l'idée de l'attraper, Ineska ne se sentait pas assez... courageuse (?) pour l’abattre de sang-froid. Au lieu de ça, la jeune femme cherchait à placer le plus de distance possible entre cette scène sordide et elle, retenant sa robe en lambeaux avec autant de dignité qu'elle le pouvait en cet instant.

Il n'y a plus de menace. Seule la jeune victime est entrain de se trainer comme elle le peut loin de la scène de son agression. "Madame." commence Fedor de sa voix profond et calme. "Il me semble qu'aucun de vos agresseurs ne soient plus en état de vous faire le moindre mal." Il lui laisse ensuite du temps pour digérer l'information. De son côté il se redresse, mais ne fait aucun autres mouvement, il ne veut pas l'inquiéter. "J'ai une grande expertise en premier secours et quelques bases de médecine. Je peux vous aider ?" demande-t-il d'une voix rassurante et sereine.

Elle avait beau avoir retrouvé forme humaine, son air acculé reprenait tout de son aspect équestre : la respiration lente et profonde alors qu'elle scrutait le colosse devant elle sans cligner des yeux et chercher par où fuir. Sa première tentative de paroles fût un échec, les mots s'étranglèrent dans sa gorge. Une inspiration plus tard, elle pût s'exprimer. "Qui êtes-vous ?" Le ton mordant et fier restait tout de même malgré la peur qui la tiraillait.

"Fedor, simple passant." répond-il en toute simplicité. Il ne bouge toujours pas. Visiblement elle a plus peur que mal, sinon elle lui aurait déjà demandé de l'aider. "Tout danger est écarté." reprend-il ensuite de sa voix grave certes, mais rassurante. "Je peux vous aider, mais je préférerais ne pas me faire tirer dessus. C'est une sensation plutôt désagréable." Il a quelques mauvais souvenirs dans ce domaine.

Se faire tirer dessus...? Un gémissement de douleur la ramena à elle et à l'autre grièvement blessé, son sang maculant ses vêtements et son visage. "Aidez-moi" prit-elle sur elle, s'adressant à l'étranger autant qu'à Dieu. "Je ne puis me lever, ma jambe... il m'a portée un coup, je n'arrive pas à marcher." Maintenant que l’adrénaline était retombée, le froid et la honte reprenaient le dessus. Dans quel état pitoyable se présentait-elle...?

Elle se décida finalement à demander de l'aide. Fedor se déplaça vers elle doucement et souplement. Il se baissa et la prit dans ses bras pour la soulever avec facilité, la portant telle une princesse en détresse. "Je pourrais vous porter sur une très longue distance, mais si vous préférez je peux aussi vous soigner avant." il regarde autour de lui et cherche dans sa mémoire s'il y a un lieu adéquat dans les environs. "Il y a un jardin éclairé non loin." propose-t-il.

Une chance qu'en tant que cavalière, elle avait une certaine habitude des balancements impromptus où un glapissement n'aurait pas manqué de franchir ses lèvres. Ineska se tenait plus à son corsage déchiré sous le nez de l'homme que son équilibre (et s'il la faisait tomber, elle lui ferait savoir le fond de sa pensée !). "Je préférerais un endroit plus au chaud et moins ouvert aux regards... s'il-vous-plait..." se replia-t-elle sur elle-même.

"J'ai une amie qui habite à côté." propose-t-il ensuite. "C'est proche." et c'est une femme, donc cela demeurera bienséant même si elle ne reste pas dans la pièce, ça ne sera pas comme s'ils étaient seuls dans un lieu. Fedor ne semble pas remarquer que la femme a des habits déchirés son regard ne se porte pas sur elle, seulement sur les alentours, ses sens toujours en alerte. Il préfère éviter de trop marcher, on sait jamais, la ramener chez elle pourrait être une solution mais elle ne semble pas pressée de se présenter chez elle dans un état aussi inquiétant pour ces proches. "Elle aura d'autres vêtements." ajoute-t-il.

"Ce sera parfait" approuva-t-elle en serrant ce qui restait de sa robe - sa capeline n'était plus apparemment, elle avait dû tomber - et profitant de l'étreinte pour apprécier la chaleur corporelle de son sauveur. Pour une fois, elle acceptait qu'on prenne soin d'elle, même s'il s'agissait d'un inconnu.

Fedor acquiesca se mit en route d'un pas souple. Visiblement le poids de la jeune femme ne semblait absolument pas le gêner, sa musculature étant parfaitement adaptée à ce genre de situation. "Vous étiez seule ? Où il y a-t-il quelqu'un d'autre en danger ?" s'inquiéta-t-il ensuite. Il était étrange pour une femme de se déplacer seule, même si le quartier était généralement sécurisé, on était jamais à l'abri. La Milice se croyait parfois tout permis. Il aurait peut-être du tuer les agresseurs. Difficile de savoir.

Le balancement de la marche la berçait, même s'il n'était pas aussi familier que le pas de sa jument. "J'étais seule... et je vous donne le droit de me dire à quel point c'était idiot de ma part" avoua-t-elle à mi-voix.

"Je suis seul aussi." dit-il simplement. Et il ne portait pas d'arme à feu lui. Rapidement ils arrivèrent devant une belle bâtisse. Fedor tapa du pied contre la porte et après quelques minutes un majordome ouvrit la porte. "Bonsoir Aleksi , j'ai besoin d'une chambre pour soigner cette dame. Et que tu prépares un bain aussi." demande Fedor en allant droit au but. Le majordome ne semble pas surpris. "La chambre d'ami est libre, je vais prévenir ma maitresse." dit-il en partant en direction des escaliers. Fedor entre et monte aussi les escaliers, les chambres sont toutes à l'étage.

D'accord, maintenant elle se sentait honteuse. Inessa se cachait le visage entre ses mains, ne voulant surtout pas être reconnue - pas simple avec des yeux comme les siens - et priait que son hôtesse ne soit pas une de ses connaissances. Arrivés sur le palier, s'en fut trop pour son orgueil émietté. "Reposez-moi je vous prie." Peut-être arriverait-elle à se tenir debout en s'aidant des murs du couloirs... ou du moins du bras musculeux qui la portait. Comment pouvait-on avoir pareille corpulence sans être indécent d'ailleurs ??

"Vous comptez monter les escaliers les mains sur les yeux avec une jambe blessée tout en tenant votre corsage ?" demande Fedor curieux. Pour le moment il la tient toujours comme une princesse mais il a arrêté son mouvement en attendant la réponse de la jeune femme.

Touchée. "Seigneur, combien d'étages à cette maison... ?" Elle pensait qu'ils étaient arrivés ! Au moins avait-il un humour subtil appréciable pour la situation.

"Deux. La chambre d'ami est au deuxième, il y fait un peu chaud en été et un peu froid en hiver." L'intérieur est magnifique d'ailleurs, la personne habitant ici n'est pas pauvre. De toute façon dans ce quartier les gens sont généralement aisés. C'est relativement petit par contre en fait. Même si elle ne peut pas encore le voir. Il reprend sa marche et arrive finalement au deuxième. Il y a un minuscule couloir et deux portes. Il la dépose délicatement sur le seuil. Avant de prendre de l'avance pour ouvrir la porte de droite et lui faire signe d'entrer.

Un sifflement de douleur lui échappe alors qu'elle mit pied à terre. Quelle sotte ! Elle les cumulait ce soir. Précautionneusement en se tenant le plus possible contre le mur, Ineska avança en réprimant la douleur jusqu'à son bienfaiteur. "Je..." hésita celle qui n'avait rien d'une femme du monde, sa tenue ruinée, ses cheveux dans une pagaille sans nom et une nappe carmine la recouvrant. "Merci" opta-elle à court de mots.