Rappel du premier message :



Il faut qu'on se voit.

C'est le message que j'avais reçu d'une connaissance. J'avais pas eu de ses nouvelles depuis un bail et recevoir ça, sans ambages, c'était un peu troublant. Après tout, je ne connaissais pas intimement le type. Pourquoi moi ? Je décidai d'en avoir le cœur net.

Le Gloubi-boulga était un bar tout ce qu'il y avait de plus banal, peuplé de prolos patibulaires et d'un double-menton derrière le zinc, qui s'appelait probablement Bob. Le type essuyait une choppe avec un torchon et la décoration consistait essentiellement en dessous de verre cloués au mur, c'est vous dire... Je lui avais donné rendez-vous à cet endroit pour deux raisons :

1. Le studio où je travaillais n'était pas très loin.
2. Les bières y étaient bon marché.

Je retrouvais Nathan, le type en question, dans un des box le long de la vitrine. Il portait un bonnet et des vêtements trop imposants pour la température intérieure. Il avait l'air perdu.
"Salut."
Je m'assis face à lui et mes super-sens aiguisés de personne mourant de faim détectèrent immédiatement une forte odeur de tabac.

"Le silence des quoi ?"

De quoi il me parle, je suis pas portée documentaires animaliers perso, et le véganisme reste pour moi la plus grande des curiosités du monde. Qui renoncerait de son plein grès aux hamburgers ? Qui ? Je suis certaine que dans quelques décennies on aura compris que c'est une maladie.

"C'est un film avec un cannibale qu'est en cellule. Un agent du FBI vient l'interroger, mais il joue au mentaliste avec elle et lui met une pression psychologique pas possible. Il devine ses origines sociales, ce genre de trucs."

Je retournais la feuille avec ma signature vers elle.

"Maintenant, imaginez qu'un de vos collègues m'interroge et vous puissiez m'souffler des trucs à leur dire : ils se chieraient d'ssus, j'parie."

Hm. Oui effectivement.

"Je pourrais effectivement leur dire que vous refusez de signer et vous les envoyer..." je réfléchis à voix haute. Il y a quand même le risque que je le laisse se démerder ensuite, les collègues pourraient se montrer vache... Bzh. Ils ont le sens de l'humour.

"C'est d'accord, mais signez d'abord sinon ils pourraient refuser de croire qu'on s'est moqué d'eux..."

Je baissais les yeux vers le document.

"J'ai signé pendant qu'on parlait." Je lui rendis également son stylo NCPD.

Pourquoi j'avais retardé mon dîner ? C'est une bonne question. A laquelle je n'ai pas de réponse.

"Je leur dis quoi, pour leur faire peur ?"

"Au petit roux qu'il a deux soeurs dans le Maine, Penny et Rebecca. Qu'il a longtemps été le petit gros de la bande, et que cette réputation lui collera toujours à la peau. Vous pouvez aussi lui dire de changer l'immonde truite qu'il a accroché sur le mur de sa cuisine, elle était impressionnante quand il avait sept ans, plus maintenant.
Au moustachu qu'on sait tous qu'il pique les repas de ses collègues dans le frigo, et que sa femme sait qu'il le trompe."

Ca c'est pas vrai, elle ne le sait pas mais j'aimerais bien qu'il flippe un poil.

Putaaain, quand il s'agissait de revanche, elle rigolait pas !

"Euh... Deux secondes." Les yeux fermés, je récitai ce qu'elle venait de me dire en hochant la tête au rythme des syllabes pour mémoriser tout ça.

Bon, ça devrait faire l'affaire. Quand je rouvris les yeux, j'avais enfilé ma pokerface.
"Je ne signerai pas la déposition de Monsieur Iddings."

Mes années d'acteur allaient enfin servir. Enfin, façon de parler.

"Parfait, je resterais de l'autre côté, quand vous voudrez arrêter vous n'aurez qu'à dire le mot chocobon, et j'viendrais vous aider !" j'lui fait un clin d'oeil en sortant de la salle.

Je vais donc chercher mes collègues qui se bidonnaient quelques minutes plus tôt devant la vitre teintée.

"Les gars il ne veut pas signer parce que je suis une femme, il veut parler à de vrais policiers. démerdez-vous."

J'avais de sacrés papillons dans le ventre. Impossible de savoir si c'était dû au trac des planches ou au clin d'œil que Lucie m'avait envoyé. Mais je m'étais pris deux pains dans la gueule et un voyage à l'arrière d'une voiture de flics, alors il m'en fallait à présent bien plus pour perdre mes moyens.

Les deux condés rentrèrent dans la salle. Le petit roux. Le moustachu. Même si l'on pouvait difficilement les résumer à ça, je me sentais instantanément en territoire connu.

"Alors mon gars, parait que tu veux parler avec de vrais pros, dis Dupont.
- T'en as deux rien que pour toi." rajoute Dupond.

Mais quels blaireaux.

"Elle te plaisait pas notre p'tite gazelle ?"

A vomir.

"Ravissante, au contraire."

Je parlais lentement, prenais mon temps. J'essayais autant que faire ce peut d'avoir l'élocution d'un type éduqué. Quelqu'un qui ne correspondrait pas à mon apparence : une autre personnalité, coincée dans le corps d'un prolo.

"Mais la bave du crapaud ne saurait atteindre l'aile de la blanche colombe."

Je regardais les deux flics à tour de rôle. Souris très légèrement.
"Tandis que deux porcelets bien appétissants..."

Outch. Il y va fort, je ne peux retenir un sourire.

"Donc t'es de ce bord-là." dit Dupond avec dédains, et franchement je ne sais pas s'il parle des gens qui savent placer porcelet dans une phrase qui n'est pas un conte pour enfants, ou gay. Je ne sais pas ce qui serait la pire insulte pour lui cela étant.

"Fini les conneries, tu vas nous signer cette foutue feuille et te casser." fait Dupont.

Les gars vous n'avez même pas pris la peine d'la prendre avec vous...

Je tendis la main vers le lieutenant Dupont. Il frémit de la moustache et piocha rageusement un stylo de sa poche de poitrine avant de le faire claquer devant moi.

Je sortis un carnet de ma veste et en arracha une page.

"Merde, fit le roux, je vais aller chercher un formulaire." Avant de s'éclipser.

Je pris note :
"Moi, Madame Dupont, désire divorcer de mon époux pour cause d'adultère et demande... Hum, combien de pension pourrait-elle vous arracher, à votre avis ?"

J'ai juste le temps de m'éloigner quand j'entends gueuler :

"Denvers la feuille !" Un DTC serait de mise. "Dans l'imprimante Dupond." je viens de la ressortir et j'ai loupé une partie du spectacle, car lorsque je revient Dupont fait une sacré sale tête.

"Que que quoi ?" bégaie-t-il.

Comme dirait le poète, c'est le moment de filer la métaphore !

"Vous n'êtes pas aussi bon agent que vous le pensez. Tous ces trucs de flic, que vous utilisez pour vous couvrir, ça laisse toujours des traces. La plupart du temps, personne n'est là pour les ramasser et c'est pourquoi vous avez pu vous adonner à vos parties de jambes en l'air en toute quiétude. Mais les femmes sentent ces choses là."

Je reniflais l'air comme un parfum.
"Oui, le bouquet du péché..."

Il va trop loin, j'suis pas certaine que Dupont comprenne tout ce qu'il vient de dire, mais il pourrait me surprendre... Dupond revient dans la pièce à ce moment-là sans me jeter le moindre regard. Pour eux j'fais partie du décors.

"J'ai l'papelard, c'est bon." dit-il sans se rendre compte de la tension dramaturge qu'il règne dans la pièce.

Je posai ma main sur la page de carnet, et la froissai, gardant mon regard de machine rivé dans les yeux de Dupont le moustachu.

"Je ne divulguerai rien ; à une condition : il me faut l'insigne de votre collègue Mr. Dupond.
- Mais qu'est-ce que tu veux en faire, esp...
- Cela ne vous concerne en rien. Son insigne n'est pas sur lui. Probablement dans son casier. Faites votre choix, vite."

Juste à temps. Dupond le rouquin revenait. Je tournais mon regard vers lui.

Israël je t'aime putain. Le mindfuck sur le visage de Dupont est parfait. J'le vois gamberger à toute allure, essayant de décider ce qui est le mieux pour lui. Puis finalement.

"T'as pensé au stylo ? Attends j'vais le chercher !" dit-il en s'éclipsant.

Ca devient chaud, parce que Dupont fait une faute pro là quand même.

Difficile de maintenir ma pokerface, tant j'ai du mal à croire ce qu'il vient de se passer. Mon envie d'aller jusqu'au bout étouffe juste à temps la peur des conséquences. Je décroche mon regard de Dupond et fais nonchalamment une recherche sur Google images : une truite empaillée, posée sur une table, comme enlevée de son cadre. Pas trop grosse, la truite.

"Ma foi, vous faites une paire d'agents bien tête-en-l'air. On en oublierait de verrouiller sa maison..."

J'attends de voir comment il va glisser sur le sujet de la truite, tout en me disant que je suis en train de me faire des ennemis à vie... Filmer le tout était une très bonne idée, même si ça sera plus le gage de ma sécurité que celui de pouvoir laisser trainer la vidéo...

"De quoi tu parles ?"

"Je parle du passé. Vous le fuyez parce que vous haïssez ce à quoi vous ressembliez, les surnoms qu'on vous donnait. Vous avez peur qu'on vous appelle 'officier bourrelet', dans la rue, et pourtant pour conservez encore ce vieil artéfact de votre enfance. Considérez que je vous rends service."

Parler lentement à un autre avantage : c'est plus simple, pour construire des phrases compliquées. Pour improviser, aussi. Il faut être prudent, pour pécher la truite rouge.

"D'où tu tiens ça toi ? QUI TE L'A DIT ??"

Oh, la corde sensible a vibré ! Joli travail gars, par contre fait gaffe, il a l'air grave véner !

"C'est sans importance." Répondis-je d'une voix plus douce. "Vous êtes différent, maintenant. Bien qu'il vous reste encore des peurs."

Ses émotions prenaient le dessus. C'était le bon moment pour lui montrer l'image de la truite. Une photo d'une qualité médiocre, que je lui dévoilais théâtralement, dans un geste qui ajouta du flou cinétique à l'incertitude.

"La peur qu'elle... Disparaisse." Et avant qu'il n'ait eu le temps d'en avoir plus, j'appuyai sur le bouton 'effacer'.

"T'AS FAIT QUOI A MA GERTRUDE CONNARD ?" qu'il dit en s'approchant d'Israël. Faut-il que j'intervienne maintenant ? Est-ce que je dois entrer maintenant ? La table n'est qu'une mince barrière.

Je commençais à faire de l'huile de fesse. L'agent Dupond n'était pas Alphonse. Je lui plantais un regard qui se voulait intense.

"Calmez-vous, je ne suis qu'un intermédiaire. Rien de fâcheux ne se produira pour Gertrude. Vous êtes agent de police, vous avez reçu un entraînement. Garder la tête froide dans le feu de l'action.

Echange de bons procédés. Gertrude contre le badge de votre binôme, Dupont. Pour une journée. Et... Vous saurez quelque chose que Rebeca vous cache."

Je ne peux qu'applaudir le jeu d'acteur, il a dit qu'il travaillait dans des pubs, mais sérieux en impro il est bon. Dupond s'est figé. Il réfléchit.

"Je vais chercher de l'eau, il a soif." dit-il a notre collègue qui revient.

J'aurais voulu l'imaginer que j'y serais pas arrivée. Non mais sérieux ? Les gars putain. Il s'engouffre à nouveau dans la salle d'interrogatoire sans me jeter un regard... Sérieux ? Abruti.

"V'la le badge !"