Il faut qu'on se voit.

C'est le message que j'avais reçu d'une connaissance. J'avais pas eu de ses nouvelles depuis un bail et recevoir ça, sans ambages, c'était un peu troublant. Après tout, je ne connaissais pas intimement le type. Pourquoi moi ? Je décidai d'en avoir le cœur net.

Le Gloubi-boulga était un bar tout ce qu'il y avait de plus banal, peuplé de prolos patibulaires et d'un double-menton derrière le zinc, qui s'appelait probablement Bob. Le type essuyait une choppe avec un torchon et la décoration consistait essentiellement en dessous de verre cloués au mur, c'est vous dire... Je lui avais donné rendez-vous à cet endroit pour deux raisons :

1. Le studio où je travaillais n'était pas très loin.
2. Les bières y étaient bon marché.

Je retrouvais Nathan, le type en question, dans un des box le long de la vitrine. Il portait un bonnet et des vêtements trop imposants pour la température intérieure. Il avait l'air perdu.
"Salut."
Je m'assis face à lui et mes super-sens aiguisés de personne mourant de faim détectèrent immédiatement une forte odeur de tabac.

Les journées au travail on cela d'intéressant qu'elles se ressemblent toutes, elles s'étirent, et pour dire les choses franchement : je m'emmerde. Alors quand on me dit "DENVERS ON SORT !" faut pas m'le dire deux fois. J'attrape ma veste, et suis mon chef comme une bleusaille, tellement heureuse de quitter le bureau. "Non tes habits civils !" oh merde, fasse que ce soit un taf sous couverture et pas un plan drague foireux. J'tiens à ma carrière !
Finalement sur le trajet du Gloubi-boulga (sérieux c'est quoi ce nom ?) il m'dit que d'après un de ses informateurs il va y avoir une transaction louche. Sérieux il peut pas faire plus flou ?

"T'as commandé ?"
Il fit non de la tête, aussi me tournais-je vers l'officiellement baptisé Bob :
"Patron, tu peux faire péter l'tire bouchon pour celle-là ?" Je pointai du doigt une cagette remplie de bouteilles en verre de un litre. Bob hocha du chef et rangea son verre über-essuyé.

"Bon alors, c'est quoi l'problème ?"
Il avait l'air de manquer de sommeil et de lucidité. On aurait dit un camé.

"Je..."
A ce moment là, la porte derrière moi s'ouvrit et il se renfrogna.

Spoiler:

Policiers anadromes anonymes, nous remontons le courant d'air chaud pour nous accouder au bar.

"Deux bières !" mon chef me regarde, mais ne dit rien, le "sous couverture" a a bon dos. Je ne lui fait pas l'offence de lui demander ce qu'on fout ici, mais je commence à parler de basket pour meubler. Attentive à ce qu'il se passe dans l'établissement. On est une petite dizaine de clients, est-ce qu'on est là pour le pépé bourré qui lit la page des sports ou pour les deux gars attablés plus loin ?

Stressé, il se pencha vers moi.
"J'suis un mutant, mec..." Chuchota-t-il, comme s'il avait attrapé le SIDA, ou je sais pas quoi. Sur le coup, je le pris mal.

"Bah et alors !
C'est... Regarde."
Là-dessus, il leva son bonnet : des petites bosses, comme des naissances de cornes, y poussaient. Un loup-garou ?

"C'est chaud." C'était pas comme si je savais quoi dire. Mon pouvoir, c'était de mettre mes doigts dans du café mais, en dehors de ça, j'étais un humain... Normal.

Spoiler:

"Lui ?" j'demande en indiquant d'un regard en leur direction l'homme en vareuse qui a cru qu'il était en convention. Mon chef me fait non de la tête.

"Encore un foutu mutant." râle le papi-cubi. Il n'a pas tort, ça m'a aussi gâché le goût de ma bière. "T'as quelqu'un chose contre les mutants ?" balance une voix grinçante dans mon dos, je me retourne pour voir à qui elle appartient. Un groupe de jeunes accoudé à une table oblongue siège tranquillement.

Des jeunes prirent un vieux à parti. Encore des crâneurs à pouvoirs, qui se prenaient pour des héros et cherchaient à prouver quelque chose, à coup sûr. Des papys qui râlent contre les mutants, y en avait plein. C'était juste pas de leur temps. L'équivalent moderne des skate-boards, somme toute.

"Ca va, ça va..." Fis-je, comme pour dompter un cheval rétif.
Je me tournai vers le type en vareuse :
"T'inquiète, Louis la rapière, c'est juste un papy old-school."

Spoiler:

Papi old school c'est l'axiome à partir duquel tu le décrédibilises ? Il a le droit d'avoir son opinion, surtout quand je la partage.

"Et toi tu partages son avis du con ?" reprend du tac au tac le jeune. Le même ? J'sais pas ils se ressemblent tous. Sa copine tire sur sa manche pour le faire descendre d'un cran.

Je ne capte toujours pas ce que je fous ici. Je jette un regard interrogateur à mon chef. C'était donc un plan drague ?

Nathan se prit la tête dans les mains. Soit il était beaucoup plus anxieux que je le pensais, soit il était défoncé. Difficile à dire. Mais quand on me cherche, on me trouve.
Désolé Nathan.

"Mon opinion, c'est qu'les p'tits babtous fragiles devraient arrêter de s'la jouer seigneurie des punks à chiens, ni plus ni moins."
Le sourire narquois, c'est gratuit.

Sur ce, Bob nous servit nos verres en faisant de l'huile de fesses.

Spoiler:

"On est là pourquoi ?" je souffle à mon chef qui ne trouve rien de mieux à dire que "Attends." Non mais attends quoi ? Ca va finir en steak cette histoire.

"Tu sais ce qu'ils te disent les babtous fragiles ?"

Sans doute une histoire de grecs dont je me fous comme de la gueule du premier étrusque ; je me reconcentre sur mon verre et sur un couple qui vient d'entrer. A leur place je ressortirais direct en voyant l'ambiance, mais le mec fait un signe amical au barman.

"Tu sais ce qu'ils te disent les babtous fragiles ?
- J'm'en tape, mais ç'a l'air important pour toi, alors exprime-toi, mon gars, j't'en pris."

Je bougeais pas, je cillais pas, mais tout mon corps était prêt. Ma gueule à recevoir un verre, ma jambe à latter les couilles de ce petit merdeux.

Dieu, si tu existe, fais qu'il ne soit pas mineur.

"Fait chier... J'vais aux toilettes." Fit Nathan, en se levant, pâle comme un linge.

Spoiler:

"Comment tu peux défendre ce genre de sous merde ?
- C'est qui que tu traites de sous-merde ?" On dirait bien que papi reprend du poil de la bête.

Le couple ferait décidément mieux de se casser, mais au lieu de ça il rejoint la table du grand-père. C'est quoi encore cette couillonnerie ?

Je lance au jeune un clin d'œil espiègle quand le vieux rentre dans la danse.
"Oh là, calmos avec les superlatifs. Tu passes de 1 à 100 en deux-deux pour un vieux qui râle. Ca fait pas d'toi un loubard."

Je décapsule la bière - pchit ! - et me sers délicatement un verre en gardant le jeune dans ma vision périphérique.

Ca m'empêche de remarquer que Nathan m'envoie un SMS depuis les chiottes pour me dire qu'ils est en train de vomir de l'acide violent.

Spoiler:

Un demi-sourire nait sur mon visage, jolie répartie gars, mais j'crois il va falloir qu'il choisisse son camp au lieu de tirer sur tout ce qui bouge, son intonation a pas du plaire au nouvel arrivant.

"Comment tu parles à mon grand-père toi ?" dit-il en s'approchant du dégarni.

Les jeunes en avaient rêvé, les vieux l'ont fait. V'la le premier coup qui part.

"On fait quoi ? je demande à mon chef en m'éloignant avec ma bière pour ne pas me prendre un coup.
- On attend."

Moi qui voulait fracturer l'auriculaire du p'tit con pour voir s'il était toujours chaud, je me prends une droite sortie de nulle part. Par réflexe, je bondis de ma banquette et me retourne, prêt à en découdre. Sauf que je comprends pas ce qu'il se passe. Avec colère, je montre du pousse le jeune maintenant derrière moi.

"Parce que l'autre débile, c'est ton grand-père, peut-être, bouffon ?"

Qui pro putain de quo.

Spoiler:

Nouveau coup qui vole, il aime pas être traité de bouffon. J'regarde mon chef, c'est maintenant qu'on intervient ? Il me jette un regard sans équivoque qui veut dire : non. Ok. Je descends de ma chaise et garde ma bière à la main. Voilà que les jeunes se ramènent... Eux c'est de débile qu'ils n'aiment pas être traités. Le gamin sort de sa poche une main qui ressemble à un foène. Un mutant, dégueux. Je préviens que s'ils commencent à péter du mobilier, moi je pète des dents.

Le type me mit une deuxième mandale et je dois bien avouer que je vis quelques étoiles. J'en étais à me demander comment il était possible d'être abruti à ce point quand l'abruti en moi ressortit.

Un sparta kick adouci sur le petit-fils pour l'envoyer valser, puis je m'adressai à papy-cubi :
"'Devriez peut-être lui dire de s'calmer avant qu'j'me mette vraiment en rogne."

Je réalisai alors que la bouteille de bière, vide, était dans ma main, prête à servir de massue.

Spoiler:

J'crois que le papi était choqué, mais il tenta un gentil "Alphonse, tu sais le monsieur essayait de m'aider." solvant ainsi cette situation. Ou du moins essayant parce que les jeunes ils s'en foutaient bien d'Alphonse. Un petit pas en arrière et BIM. On évite de prendre part au combat. J'soupire en croisant le regard de mon chef, ok c'est maintenant.

"Police de New-York tout l'monde se calme."

En général c'est pas si facile que ça, et j'ai préventivement posé ma bière.

J'aimais pas la sensation d'avoir le jeune con dans mon dos. Il n'allait pas tarder à en profiter. Au lieu de ça, une jeune femme pas du tout désagréable à regarder et son collègue sortirent leur badge.
"Sans déconner ? C'est maintenant qu'vous intervenez ?"

C'est ce moment que Nathan choisit pour sortir des WC, torse nu, en sueur, les yeux fumants comme des gueules de dragons.
"Mec, ça va pas du tout.
- Encore un coup des sovitiques..." Fit un pilier de comptoir ivre-mort.

Spoiler:

Ce gars vient d'atteindre un niveau de salinité, comment ça je devrais dire de sel ? Bref. On intervient quand on veut. C'est à ce moment que monstre de pote débarque, le tressautement dans sa voix m'intriguerait presque.

"On vous embarque tous au poste." simple, efficace.

J'me dirige vers le dégarni et son pote mais mon chef me fait comprendre que c'est les autres abominations qu'on doit embarquer en prio.

"Mais m'dame on a rien fait !" dit monsieur foène presque menaçant.

Nathan avait l'air sur le point de caner, mais pour le rejoindre, il m'aurait fallu passer devant les flics, et je ne préférais me faire oublier. Ils avaient l'air concentrés sur le jeune et ses potes. Si je pouvais l'inciter à devenir un plus gros poisson que moi, j'allais pas me gêner. Il n'y avait que comme ça que je pourrais truander mon arrestation.

"Dis-donc, t'allais m'embrocher ? T'as quoi d'autre, là-d'ssous, une morgenstern ?
- L'ho...pital..." Fit Nathan.

Spoiler:

Mais il va pas la fermer ce fouteur de merde ? Putain, on a capté qu'il avait avalé un dico, il va nous parler de tell et de crassier tant qu'à y être ? Il va arrêter sa palabre, il me file de l'urticaire. J'ai la bonne idée de simplement ignorer son pote qui ferait mieux de pas la ramener s'il ne veut pas finir en garde à vue aussi. Monsieur mains-cheloues ferait bien de se calmer, il vient d'essayer de me cogner pour s'enfuir... Et s'est retrouvé le cul par terre

"Si vous pouviez fermer votre gueule, ça les excite trop."

Je montrais mes paumes en signe d'obtempération et reculais d'un pas avant de me faufiler vers Nathan pour passer un de ses bras par dessus mes épaules.
"T'es assuré ?
- Non...
- T'inquiète, j'connais un bon véto' qui consulte aussi les gens comme toi pour pas trop cher. Entre deux perruches et un caniche, il aura peut-être une minute pour ton troisième téton.
- Je crois que j'ai vomi de l'acide..."

Le barman écarquilla les yeux en imaginant l'état de sa faïence.

Spoiler:

Je jette un regard en biais au type qui fume.

"Vous irez nulle part, à moins de vouloir finir en tagliatelle."


Je soupire alors que mon chef maitrise deux adolescents. Un a tenté de le cramer en faisant s'enflammer ses mains. Putain de monstruosité.

Je me figeai, Nathan trop ailleurs pour être intimidé par quoi que ce soit d'autre que lui même.

"Euh... Vous venez de menacer de mort mon pote, là ?"

Oui, c'était devenu un pote, tout à coup. Cela dit, son appareil digestif faisait un bruit étrange. Le barman se mit à couvert. A l'intérieur, ça devait être un ping-pong de sushis, soda et autres entremets aux endives. Me demandez même pas pourquoi ça me donnait faim.

Spoiler: