Rappel du premier message :

Masses de journalistes se pressent, microphone en main. Est-ce une célébrité qui franchit ces pas ? Un héros de la nation ou un parangon de vertu ?
Que nenni.

Vincent Bates s'avance en souriant de toutes ses dents. C'est un sénateur de l'état de New York qui fait une apparition publique avant les élections. Il est brun, caucasien et porte des lunettes à moutures noires, exactement comme Aaron de Pietri, le costar noir en plus et la barbe de trois jours en moins. Mais la ressemblance s'arrête là car le journaliste à la masse n'a pas du tout envie d'écrire sur l'évènement.

D'habitude, c'est sa collègue Lucie qui se charge de la rubrique politique mais celle-ci est tombée malade comme un chien la veille de l'évènement et Aaron avait écrit un chouette article sur les dispositifs pensés pour le handicap. Allez chercher le rapport…

Qu’on ne s’y méprenne pas, ce n’était pas un café trop amer qui venait de crisper les lèvres de Robin, mais bien une question, elle aussi trop amère. Déjà qu’elle n’aimait pas ressasser le passé avec ses proches, elle n’avait aucune envie de le faire avec un parfait inconnu. « Comme beaucoup de monde, j’imagine que mes premiers héros ont été des personnages de fiction. On sous-estime souvent le pouvoir de l’imaginaire sur la réalité. » Pas un mensonge, mais une manière comme une autre d’éviter le tour personnel que prenait la conversation.

QUEEUUUUWHA ? se demande l'esprit d'Aaron devant cette réponse totalement déconnectée et… généraliste ? Elle a pompé les idées d'un certain sénateur, ma parole !
"Vous "imaginez" ? Quels personnages de fiction ?"
Elle veut partir dans ce délire, Aaron va la suivre gentiment, même qu'il la tiendra par la main pour voir jusqu'où elle s'embourbe.

Etait-ce une impression ou est-ce qu’il prenait la mouche ? Etrange. Robin répondit néanmoins à la question : « Sherlock Holmes, Robin des Bois… Des classiques. » Si classiques qu’il y avait mille-et-une déclinaisons de leur histoire, que ce soit en livre, sur les planches ou au cinéma. En attendant, la conversation était revenue sur terrain neutre, loin du terrain miné qu'était le passé.

"Robin des bois est un modèle de vertu pour vous ?" répète Aaron en retenant un pouffement.
Ça, c'est la meilleure ! Cette épaulard veut contrôler les mutants mais trouve une inspiration sur le voleur qui redistribue les richesses aux pauvres dans le besoin. Tout cela parce qu'ils ont le même nom ?
"Et relire ses aventures vous rappelle de ne pas oublier vos principes, ceux que les autres s'acharnent à vous décourager de garder ? Il vous pousse en avant ?"

Pas de doute, elle détectait bien une pointe de sarcasme chez l’autre. C’était d’autant plus étonnant vu la popularité du personnage dont il était question : elle n’était ni la première ni la dernière à voir en lui un héros ou un modèle. « Oui. » Quoique ces dernières années, ce soit plutôt un ours jaune vêtu d’un t-shirt rouge qui la poussait en avant et lui brisait le coeur à la fois, l’ourson friand de miel que sa fille avait tant adoré. Mais hors de question qu’elle aborde un sujet aussi pénible.

Elle avait beau avoir réorienté la conversation, Robin avait un peu l’impression d’en avoir perdu le fil. Ou du moins de ne pas voir où son interlocuteur voulait en venir (sensation aussi rare que frustrante). « Il s’oppose à l’injustice et à ceux qui abusent de leur pouvoir, protège et aide les faibles ou, pour le dire de manière plus classique : il vole aux riches pour donner aux pauvres. » Et, au cas où Aaron se poserait la question : non, Robin n’était pas consciente de l’ironie de tels propos de sa part. La narratrice a beaucoup de sympathie pour Aaron.

Aaron réfléchit à ce que le discours de Robin Noël révèle sur elle.
Ah, je sais ! Elle est jalouse des mutants ! C'est pour cela qu'elle revendique leur mutation comme injuste !
"Et les mutants par rapport à ça ? Ce sont… les riches ? Ceux qui abusent de leur pouvoir ?"

Encore les mutants ? C’était décidément une idée fixe chez cet homme ! Perplexe, Robin mit un moment à répondre. « Pas ‘les mutants’ en général, non. Comme partout ailleurs, il y a des individus recommandables et d’autres pas. Et, comme partout ailleurs, le tout est de s’assurer que les peu recommandables ne nuisent pas au reste de la population. » C’était limpide, vraiment.

Quel curieux spécimen avons-nous là. Une femme "comme tout le monde" ancrée dans ses valeurs traditionnalistes et son raisonnement remâchée.
"Vous n'avez pas un peu l'impression que vos mutants servent de boucs émissaires à la violence de notre culture comme toutes les autres minorités ou ceux en bas de l'échelle sociale ? Et que le moindre incident se résume à "c'est la faute d'un mutant" ? Est-ce que je peux écrire un article sur vous ? Votre raisonnement est fascinant."

Avait-il même écouté un seul mot de ce qu’elle venait de dire ? Elle en doutait, ou alors il avait un filtre d’ouïe sélective. « Pas ‘le moindre incident’, non. Quand un incident a été provoqué ou causé par un mutant, c’est de la faute d’un mutant, quand un incident n'a pas été provoqué ou causé par un mutant, ce n’est pas de la faute d’un mutant. » Elle n’en revenait pas d’avoir à clarifier ce point. Et elle ne releva même pas la pique sur son raisonnement. S'il était incapable de comprendre quelque chose d'aussi clair et basique, ce n'était pas chez elle que se trouvait le problème.

Quel raisonnement basique ! constate Aaron derrière sa façade amusée.
"Oui, et même que souvent il n'y a pas qu'un seul responsable ! Et plus que le prince Jean ou le shérif de Nottingham, c'est le système que Robin des bois combat."
Quand est-ce que cette tête de pioche comprendra où il veut en venir ? Elle résiste tellement que ça devient utopique de lui en faire prendre conscience. Après sa prochaine réponse, il abandonnera.

Une interprétation très moderne de la légende de Robin des Bois avec laquelle Robin n’était pas tout à faire d’accord : « Robin des Bois est loyal à Richard Coeur de Lion, il ne remet pas en en question la monarchie ou la féodalité. Mais il s’oppose au Prince Jean et au shérif de Nottingham, qui abusent de leur pouvoir. » En même temps, en tant que seigneur féodal lui-même, Robin des Bois pouvait difficilement s'opposer à ce système.

"Exactement !" dit Aaron avec l'air de quelqu'un qui a réussi à faire comprendre son point de vue.
Il sirote son soda au gingembre d'un air satisfait avant de retourner à sa tablette pour taper ses idées d'article.

« Exactement » ? Alors qu’elle venait de le contredire ? Robin avait de plus en plus l’impression qu’ils menaient deux discussions parallèles. Enfin, elle ne cherchait pas spécialement la discussion pour le principe, donc si l’autre était satisfait, elle n’allait pas insister. Et elle aussi avait toujours un article à écrire. Elle se replongea dans l’historique de carrière du sénateur, notant ici et là quelques liens avec sa campagne actuelle sur son bloc-notes.

Aaron s'emploie à retranscrire son idée d'article en mettant en parallèle les promesses abandonnées du sénateur avec le creux de son discours actuel, posant la question aux lecteurs du genre de sénateur qu'ils souhaiteraient avoir. Une façon appuyée de faire réfléchir avec au final plus de recherches personnelles que ce qu'il a pu apprendre plus tôt. L'écriture est longue, bien plus que ce que son journal avait demandé mais Aaron est passionné parfois !

Focalisée sur son travail, Robin finit par arriver au bout de son café. Elle hésita brièvement à en commander un nouveau, puis se rappela qu’elle devait encore coincer son rédacteur en chef pour lui vendre des sujets qu’elle aimerait couvrir. Elle rangea donc ses affaires avant de s’adresser une dernière fois à son voisin de table. « Ravie de vous avoir rencontré, Aaron. Je dirais bien que j’ai hâte de lire votre article, mais puisque j’ignore où il sera publié, je dirai simplement que j’espère tomber dessus. » Ne fut-ce que parce qu’elle était curieuse de voir son angle d’approche.

Ravie, vraiment ? Cette Robin des journaux manie-t-elle la langue de bois mieux que le sénateur ?
"Vous aimez Sherlock Holmes, non ? Mais à votre place, je me concentrerais plutôt sur la notion de justice de Robin des bois. Je vous ai peut-être mal jugée. Voici ma carte. Il tend sa carte "le Cri de l'Oie". Vous pourriez peut-être me donner le nom de votre journal en retour."

Elle avait en effet remarqué une certain animosité de la part de son collègue, donc tant mieux s’il revenait sur sa première impression. Comme sans doute la plupart des gens, Robin ne cherchait pas spécialement à susciter les animosités. Elle prit la carte tendue, et constata au passage qu’il y avait au moins un journal dans cette ville dont elle n’avait jamais entendu parler. On en apprend tous les jours. « J’en prends bonne note. » Elle glissa la carte dans son portefeuille et lui tendit la sienne en retour, où on trouvait entre autres son affiliation au New York Times. « À une prochaine conférence de presse, peut-être ? »