Rappel du premier message :

Masses de journalistes se pressent, microphone en main. Est-ce une célébrité qui franchit ces pas ? Un héros de la nation ou un parangon de vertu ?
Que nenni.

Vincent Bates s'avance en souriant de toutes ses dents. C'est un sénateur de l'état de New York qui fait une apparition publique avant les élections. Il est brun, caucasien et porte des lunettes à moutures noires, exactement comme Aaron de Pietri, le costar noir en plus et la barbe de trois jours en moins. Mais la ressemblance s'arrête là car le journaliste à la masse n'a pas du tout envie d'écrire sur l'évènement.

D'habitude, c'est sa collègue Lucie qui se charge de la rubrique politique mais celle-ci est tombée malade comme un chien la veille de l'évènement et Aaron avait écrit un chouette article sur les dispositifs pensés pour le handicap. Allez chercher le rapport…

« Ce genre de conférence est rarement très constructive. Généralement les politiciens mettent un point d’honneur à parler le plus longtemps possible pour en dire le moins possible. Je préfère de loin le journalisme d’investigation. » Si on ne voulait pas répondre à ses questions, partir elle-même à la recherche des réponses lui paraissait de bonne guerre. « Et vous, qu’avez-vous pensé du sénateur ? » Où se situait-il sur le spectre du partisan convaincu à l'opposant féroce, en passant par l'apolitique désintéressé ?

"Meh, aucune conviction à part celle de faire plaisir pour qu'on le laisse tranquille. C'est mieux qu'un crétin mais c'est moins bien qu'une personne avec un cap défini. Le journalisme d'investigation est bien c'est vrai mais c'est malheureusement un article sur une conférence qu'il faut écrire."
Sur ces mots, ils entrent dans le bar-bibliothèque. Le journaliste à masse prend le temps de choisir un livre d'images pour enfants de 7-10 ans.

Donc le sénateur leur avait fait la même impression à tous les deux. « À vrai dire, je préfère presque un imbécile avec des convictions et de bonnes intentions. » Le seul ennui de cette sorte de politicien étant qu’ils se laissaient aisément tromper et manipuler par des personnes aux buts bien moins honorables. Une fois à l’intérieur, Robin remarqua le choix de livre de son collègue, mais ne commenta pas. Elle jeta un bref coup d’oeil aux polars et livres de science-fiction à l’entrée avant de chercher du regard une table libre.

Aaron remarqua le coup d'œil de la journaliste mas celle-ci ne fit aucun commentaire. Curieux pense-t-il.
"Si le monde n'était rempli que d'imbéciles plein de bonnes intentions, le monde s'en porterait mieux. Je me demande pourquoi personne n'en fait un film*."

* Idiocratie n'est sorti qu'en 2016 (et contredit plutôt Aaron)

« Parce que les films catastrophe ont plus la cote ? », proposa Robin, un brin railleuse. « Ca vaut au JT aussi d’ailleurs : les mauvaises nouvelles et les scandales font plus de bruit que les bonnes nouvelles. » Elle n’apprenait probablement rien à son interlocuteur : après tout, en tant que confrère, il baignait dans le même milieu qu’elle.

En effet, elle n'apprend rien à Aaron. Celui-ci prend place sur une chaise en face de Ms. Noël.
"C'est précisément des bonnes nouvelles que je veux voir dans un journal, sans tomber dans la naïveté. Juste ne pas continuellement noircir le tableau pour conforter les gens dans ce qu'ils pensent. Revenons-en à notre sénateur insipide."
Quiconque connaissait Aaron pouvait sentir une certaine sécheresse dans son ton, subtilement différente de son manque de tact coutumier.

Elle avait donc affaire à un optimiste ? Tant mieux, le monde en avait bien besoin. Elle jeta un coup d’oeil sur la carte en quête de nouveautés, mais répondit tout de même avec un souvenir amusé au changement de sujet de son collègue : « En revenir à lui ? J’ai peu qu’il ne m’ait pas donné assez de substance pour le commenter plus que quelques minutes. » Et pourtant, elle allait (devoir) tirer un article de ce ramassis de platitudes.

"Quelques minutes, c'est le temps qu'un lecteur passera dessus, ça tombe bien," répliqua Aaron avec légèreté.
Il jeta un coup d'œil à la quatrième de couverture du livre qu'il avait saisi (au hasard) et rit.
Des extraterrestres à NY, où vont-ils chercher tout ça ?"

« Pauvre lecteur, voilà des minutes bien mal consacrées », rit Robin. Mais au moins le lecteur ne perdrait pas plus d’une heure comme elle venait de le faire à écouter ce fade type pérorer. Le regard et le rire de l’autre journaliste ne lui échappèrent pas. « Un livre prometteur ? »

Quelle idée de s'intéresser à la politique ? se demande mentalement Aaron, l'air blasé.
"Oh que oui, ça ferait un carton sur la première page de journal. Des extraterrestres à New York. On se croirait dans un film d'action ou un comics de super-héros !

« Ca changerait des titres habituels, c’est sûr », rit-elle. « Et j’aimerais autant aller interviewer un extra-terrestre plutôt qu’un autre Sénateur Bates : d’accord, il y a la barrière de la langue, mais au moins le contenu serait peut-être plus fourni. » Faute d’extra-terrestres, peut-être pourrait-elle proposer un reportage sur la NASA à son rédacteur en chef ? L’espace passionnait toujours les foules, non ?

Mais c'est qu'Aaron avance encore moins dans son travail accompagné que seul avec ses pensées. Il trouvait que décidément, la tendance de son interlocutrice à descendre les autres était très élevée.
"C'est pour cela que vous avez demandé à ce que les professeurs mutants répondent à un questionnaire poussé ?" dit-il en mettant allègrement les pieds dans le plat.

Bien qu’un peu surprise par ce changement de sujet inattendu, Robin n’hésita pas à répondre : « Vous détournez mes propos. J’ai demandé si le sénateur était favorable à cette idée, je n’ai pas demandé à ce qu’il le fasse. » Tout bon journaliste savait à quel point la formulation pouvait être importante pour inculper ou disculper quelqu’un. « Mais puisque vous me posez la question : oui, je suis favorable à cette idée. Les meilleures intentions du monde ne changent rien si une personne ne maîtrise pas sa mutation, et les conséquences peuvent être catastrophiques pour tous. » Elle était (trop) bien placée pour le savoir.

"Dans ce cas, il faudrait faire de même avec tous les autres professeurs, même non-mutants. On ne sait jamais s'ils cachent des troubles psychologiques graves ou une idéologie violente… comme c'est déjà le cas en fait. Un couteau peut être dangereux dans les mains d'un idiot et une bombe peut être en sûreté avec une personne intelligente."
Techniquement, le professeur X est un des mutants les plus puissants du monde mais il se "contente" de fonder une école. Les intentions peuvent tout changer.

« Nous sommes d’accord sur ce point, en effet — quoiqu’à mon sens, ni le couteau ni la bombe n’ont leur place dans une école, mais toutes les analogies ont leur limite. » Et tant qu’il était question d’armes et d'écoles, il y avait aussi tout le débat de la limitation de l’accès aux armes pour éviter les tueries dans les écoles, mais c’était encore un autre débat. « Et la proposition dont je parlais vise surtout à éviter les accidents dûs aux mutations mal contrôlées, il ne s’agit pas de faire un procès d’intentions aux enseignants concernés. »

"Les couteaux étaient plutôt légions dans le réfectoire à mon époque... dit Aaron d'un air détaché, se demandant à demi-mot à quelle époque son interlocutrice avait poncé les bancs de l'école. Ce qui est curieux, c'est que si la personne avait été épileptique par exemple, vous n'auriez pas envisager de scruter tous les épileptiques, non ?"
Parler par analogie, c'est tout de même plus simple que d'utiliser des périphrases.

« Emoussés et peu efficaces dans mon école. Je me méfiais plus des fourchettes. » Mais ils digressaient. « Sans être médecin, il me semble qu'une crise d’épilepsie n’est dangereuse que pour la victime, pas pour son entourage. Un épileptique donnant cours dans de mauvaises conditions ne met en danger que lui-même, ce qui, bien que regrettable, est un choix personnel. Quelqu'un qui maîtrise mal sa mutation met aussi en danger une classe entière d’enfants. Une personne avec une idéologie violente est un cran plus extrême, puisqu'elle est un danger avéré pour les enfants qu’elle est supposée encadrer, mais ce sont deux discussions distinctes. »

« Loin de moi l’idée de vous contredire. La prévention et l’aide aux mutants sont certainement importants. Mais la différence entre la mutation et, par exemple, l’épilepsie, est qu’une crise d’épilepsie est dangereux uniquement pour la victime et une mutation mal maîtrisée peut être dangereuse pour la personne mutante et son entourage. Donc il ne s’agit pas seulement de protéger la personne la plus directement impactée par le problème, mais aussi les élèves. » Elle parlait avec la calme assurance d'une personne parfaitement convaincue par ce qu'elle avance.

Aaron est complètement outré par les propos de cette femme qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez et utilise la rhétorique à seule fin d'avoir raison, ignorant complètement les dégâts qu'elle produit. Il prend le temps de réfléchir.
"Si votre problème principal est de protéger les victimes de mutations mal contrôlées alors la solution serait-elle vraiment d'imposer plus de règles et de contraintes aux mutants ? Les lois n'empêchent pas les impondérables."

« C'est une partie de la solution », répondit sans hésiter Robin. « J'aimerais être optimiste et croire que chaque personne est assez raisonnable pour connaître ses limites, mais ce n'est pas toujours le cas. Surtout dans une situation déstabilisante et parfois traumatisante, certaines personnes autrement raisonnables peuvent faire de graves erreurs de jugement. Il ne devrait pas non plus y avoir de loi interdisant la conduite en état d'ébriété, mais c'est pourtant le cas. »

Aaron a beaucoup de mal avec la réponse de son interlocutrice. Il la trouve complètement déconnectée de la réalité.
"Connaître ses limites semble si facile avec vous ! La mutation tombe sur les gens sans prévenir, autant qu'un accident de voiture ou le diagnostique d'une maladie incurable. Mettons : vous êtes mutante là en cet instant. Vous pouvez provoquer des tremblements de terre par la force de la pensée, que faites-vous ? Vous isoler sur une île ?"

« M'isoler à un endroit où je ne risque de nuire à personne jusqu'à ce que j'aie le contrôle de cette mutation, oui. » Elle ne comprenait pas que cette idée soit si inconcevable à son interlocuteur : c'était pourtant simplement la prudence la plus élémentaire. Ceci dit, vu l'âge moyen des déclenchements du gène X, il était très peu probable que Robin mute soudain, ce qui était une excellente nouvelle pour elle.

"Vous isoler où ? Soyez précise, concrète. Le ton de Aaron est pressant. Là maintenant, si vous appreniez que vous étiez mutante, où irez-vous ? Est-ce que vous quitteriez votre travail ? Est-ce que vous pouvez vous permettre une année sabbatique, voire plus ? Et comment sauriez-vous que vous pouvez revenir ?"
Elle ne peut pas le savoir, elle n'est pas une mutante aguerrie. Même un mutant n'aurait pas la réponse.

Il semblait bien préoccupé par une situation hypothétique et improbable, alors que la réalité aurait plus mérité son attention. Robin leva un sourcil, mais se plia à l'exercice. « Eh bien mettons que je déclenche des tremblements de terre, comme vous l'avez suggéré, j'irais par exemple au Kansas : la densité de population et le prix de l'immobilier y sont bas et c'est assez loin des failles tectoniques. Soit je quitterais mon travail, soit je travaillerais à distance, selon ce qui est possible. Quant à savoir quand je pourrais revenir, c'est une fois que j'aurai le contrôle de ma mutation. » Simple bon sens, vraiment.