Rappel du premier message :

Quelque part dans les monts Krokdor se trouve encore aujourd'hui une montagne rouge parsemée de neige. Cette montagne n'est pas n'importe quelle montagne, c'était alors la résidence principale d'un dragon, un grand et majestueux dragon rouge qui soufflait le feu et tonnait le grondement de la colère. Ce dragon fort menaçant avait un ami, aussi étrange cela fut-il. Il avait pour ami un dragon-fée blanc exilé de sa colonie, un prince banni. Ce dernier avait erré sur les terres désolées à la recherche d'un but ou d'une raison de vivre. Prêt à se laisser mourir de faim, le dragon rouge l'avait nourri et plus que cela, il lui avait redonné goût à la vie.

Je vous passe les détails mais les deux dragons se quittèrent bons amis. Le grand dragon rouge était retourné chez lui, dans sa montagne et le petit dragon blanc avait emménagé à la citée légendaire des elfes pour apprendre à soigner. Le temps passa, le dragonnet blanc apprenait vite et repensait souvent à son ami en se demandant ce qu'il devenait. Ainsi, Fotafilis, c'était le nom du dragon-fée, entreprit un long voyage de la citée des elfes à la Montagne Rouge.

"Mais... mais... ces rythmes sont sans dessus-dessous !" s'offusqua Viholvä qui en trompetait d'alarme. "Les vers sont trop longs, et tu n'es pas un Sensible, comment les Mots pourraient-ils avoir du Pouvoir ?" Ce ne fut qu'en terminant sa tirade outrée qu'il se rendit compte de la portée blessante de ses mots, qu'il adressait à son Ami. Ses oreilles se plaquèrent sur son crâne. "Euh..." Et les mots d'excuse se coincèrent dans sa gueule. Surtout quand le grelot d'un rire vint jouer sur leurs écailles : la Forêt réagissait au chant de Fotafilis, ne soit-il pas un chantesort. Viholvä s'abattit encore plus contre le sol, penaud.

Viholvärakuuna se ratatinait pour rien car Fotafilis n'était nullement offusqué des critiques.  Loin d'être découragé, le dragon-fée prit mentalement note de la longueur des vers et retenta.
"J'appelle aux Mots de Bienveillance
Douce Fraîcheur et Bonté Chaude
Par invitation rieuse
À destination d'ami

Qu'elles s'amusent bien et dansent
Toute faveur ainsi commode
Partagée et affectueuse
Adoucit la peine et l'ennui"

Reprendre ses vers n'étaient pas une mauvaise idée - l'endroit était si imprégné d'Ääni que même un Non-Sensible, animé d'une telle Volonté, pourrait peut-être faire quelques choses sans de Pouvoir dans les Mots - mais Fotafilis ne savait décidemment pas rythmer. "Non, non et non." rouspéta le dragon qui ne pouvait pas se retenir. "Ton vers central est bancal, il doit être en harmonie de quatre par quatre, dans une balance d'Equilibre. Et le vers de conclusion doit rouler en rythme de trois." Le grelot tintait toujours à leurs oreilles, et se mettait à tournibouler dans son rire amusé.

Fotafilis comprenait bien que le dragon tenait à son rythme mais improviser des vers qui tenaient la route était déjà suffisamment difficile. Et imposer des pauses sans mélodie de base était contre-intuitif pour le petit joueur de luth.
"Cette règle-ci ne semble pas déranger l'Äani, j'ai l'impression qu'une réponse se fait entendre. Peut-être, peux-tu harmoniser ce que j'ai tenté de faire, chanté par un véritable Chante-mage devrait être plus concluant."

"Une réponse, ah ça ! Nous en avons une : un lutin !" Viholvä trompeta un peu de vapeur... et le regretta instantanément quand il fit fuir quelques faons. Les oreilles basses, il se tourna vers Fotafilis d'un air penaud. "Je crains de manquer de Mots." Il sonnait étrangement peu sûr de lui.

"Peut-être peux-tu trouver une mélodie respectant le rythme que tu veux et je trouverais les Mots pour toi ? proposa Fotafilis. Mais auparavant, il est préférable que tu retrouves ton calme. La sérénité appelle la sérénité."

Viholvä soupira sombrement. "Ce n'est pas que je n'ai pas d'idées... Mais les Mots Bénéfiques ne me viennent pas naturellement. Je manque de Conviction, et ils perdent leur Pouvoir, et n'en ont pas sous ma Langue." Où trouverait-il l'Amour d'une famille ? La Chaleur d'une caresse ? L'Attention sans contrepartie ? On ne lui avait appris que la Force, la Hargne, la Vengeance, ainsi que le Feu et les Malédictions des Hiisi.

"Poser un Papillon sur ton museau était un Don Bénéfique ?" s'étonna le dragon avec une sincérité désarmante. "Mais oui, tu as raison. C'était du Réconfort..." Sa Voix partit dans la Rêverie. Fotafilis venait de lui ouvrir les Yeux sur de nouvelles possibilités. "Observons quand même, pour plus de variété de Mots."

Ils observèrent donc les animaux. Un des faons donna un brin d'herbe à un conjoint plus timide et un autre faisait la toilette d'un congénère.

Lové dans l'herbe, Viholvä était... dubitatif. Que devait-il comprendre exactement ? Surtout en observant des animaux qui apparaissaient normalement au menu de ses proies. Heureusement qu'il avait mangé récemment - moins d'un mois, de cela il en était certain. Le dragon tourna la tête vers Fotafilis, quêtant une réponse à son incompréhension.

Fotafilis remarqua du coin de l'oeil le regard perdu du dragon rouge.
"Ils ont de petites attentions les uns envers les autres, ne le vois-tu pas ?"
Il fallait que le dragon rouge marche quelques temps dans leurs sabots.

"Oui, je le vois bien." ronchonna Viholvä avec un petit ton d'agacement. "Je n'en comprends juste pas l'utilité. Les dragons ne vivent pas en groupe. C'est dangereux, parfois mortel, de rencontrer un comparse."

Le dragon se redressa comme s'il venait d'être douloureusement piqué, les naseaux enveloppés de vapeur ; des faons fusèrent se cacher dans des taillis. "Je ne suis pas Faible." Il y avait là la trace d'une vieille blessure, qui ne s'était jamais cicatrisée, et pourrait encore bien être purulente. "Qu'ai-je à faire de ses sottises ?" Voilà qu'il venait de s'envelopper à nouveau dans sa carapace d'arrogance.

Fotafilis aurait hausser un sourcil s'il était humain mais lui qui n'était qu'un minuscule dragon-fée se contenta d'étudier en silence son ami orgueilleux. Des dragons-fées réagissant comme lui, il en avait connus. Des petits durs en manque de confiance qui cherchaient à l'embêter. Parfois ils étaient objectivement plus forts mais dans la totalité des cas, Fotafilis était plus intelligent.
"Me trouves-tu faible ?"
Sa considération pour Fil pourrait le ramener.

"Quand on revient de la Perdition de renoncer à son Nom en gardant son Individualité, on ne peut être Faible." répondit aussitôt le dragon, sans la moindre hésitation.

Le dragon agitait la queue, les naseaux agités, mais il retenait sa vapeur. Les Mots de sa Mère martelaient sa Mémoire pour contrer les arguments de Fotafilis. Viholvä se fit violence pour les écouter jusqu'au bout. Ses yeux se plissèrent et il siffla l'air de sa langue, hésitant, avant de parler. "L'exemple cité n'est pas Faux." admit-il sans se mouiller. "Mais les dragons qui ne peuvent être forts seuls meurent." Il détourna les yeux pour cacher un éclat amer. Sans son Don, il aurait subi ce Sort.

L'atmosphère de cette Forêt de Bonté rendait difficile au dragon de rester courroucé. Viholvä sentait monter en lui l'envie de se confier à son Ami. Etrange sentiment, empli de nouveauté. Un autre le trahirait, en profiterait pour lui arranger son Coeur affaibli, et se moquer de... Non ! Pas Fotafilis... n'est-ce pas ?

En se sentant comme le jour où sa Mère l'avait balancé de la Falaise d'Envol pour vérifier que l'Ääni le portait bien, le dragon osa tenter la Confiance :

"La Lutte commence dès la Sortie de l'Oeuf. Les Faibles ne mangeront pas, les Forts vivront." Il hésita. "Sans ma Chante-Magie... tel aurait été mon Destin."

Destin.
"Je n'étais pas destiné à vivre non plus. Quand ma reine est morte, nous devions faire nos preuves pour remplacer le couple royal. Je ne le pouvais pas. Nous, les dragons-fées ne pouvons pas vivre seul hors de la colonie, du moins, c'est ce que l'on dit. J'avais prévu de m'enfuir avec Férocia pour en fonder une nouvelle. … Je ne sais pas comment j'ai fait seul. Sans la magie, tu es faible, avec tu es plus fort que les forts. Tu es fort et faible à la fois Vilhovärakuuna, et tu vis."

"Je ne vivrais guère plus longtemps alors." La voix de Viholvä était assombrie par un Désespoir qu'il ne montrait que rarement, même à ses propres pensées ; il était étonné de s'en confier. Mais maintenant qu'il avait craché cette Vérité, il n'aurait pas la Lâcheté de reculer. "La Glace de Vistustaja pourrit mon Cœur de Feu. Je tiens bon, et je tiendrais des siècles, mais l'Eternité de mon Sang m'est condamnée si je ne trouve pas le Mot de Chaleur pour Délier ce Maléfice." Ses naseaux claquèrent d'une Flamme de Colère qui s'éteignit vite. "Car tu as raison, sans ma Magie, je ne suis Rien. Et mon Ennemi m'a frappé en son Cœur."

"La logique n'est pas Fausse." admit le dragon. Il secoua néanmoins la tête. "Mais si je puis annuler ce Sortilège par un Chantesort de Chaleur, duquel il ne manque que le Mot-clé pour le Délier, ce n'est pas par la Bonté que je réglerai cette affaire. Ce sera l'heure de la Vengeance, et des rires des Hiisi, car pour cette Humiliation, j'en rembourserai toutes les années." Un rictus mauvais étira ses babines.