Rappel du premier message :



Le train s'arrêta dans un boucan de vapeurs blanchâtres et de crissements de ferraille. "Gare de Moscou Est !" grésillèrent les magnétophones. Dans sa cabine, le prêtre bondit droit sur son siège, envoyant valser son livre dans le mouvement. Mais il était le dernier voyageur dans la cabine. Personne n'avait été là pour le réveiller alors qu'il lisait son deuxième bouquin du voyage. "Je me fais vieux..." murmura-t-il en riant tout bas de sa propre maladresse. Le livre ramassé et rangé dans sa sacoche, il attrapa sa valise et prit le chemin de la sortie.

La foule qui l'accueillit dans la gare l'arrêta dans son pas. Micha cligna des yeux d'un air surpris et sourit en coin : il s'était habitué au calme du petit village qui constituait sa paroisse campagnarde. Il allait lui falloir un temps d'adaptation avant de retrouver ses marques dans la grande ville.

Un coup d'oeil à sa montre lui indiqua qu'il était à l'heure et que, s'il était encore seul sur le quai, c'était que sa famille était en retard. Sans doute des embouteillages dans la Grand'Rue. Sa mère et les jumelles devaient venir le chercher dans la voiture familiale pour le ramener à la maison. Il entendait déjà leurs cris de joie et sentait leurs embrassades. Grande avait en effet été leur joie quand il avait annoncé qu'il passerait une semaine à Moscou pour préparer sa prochaine mutation dans une paroisse urbaine.

Le sourire aux lèvres, Micha attendit patiemment.

Un choeur de « merci ! » s’éleva dans la diligence, et les deux jumelles se seraient jetées au cou de leur frère si ce mouvement n’avait pas risqué de le faire s’écrouler sur le pauvre Patya qui n’avait rien demandé. Leurs sourires radieux devraient suffire pour le moment, mais ce n'était que partie remise.

Patya assista avec un sourire à la remise de cadeaux. Il rêvait d'en faire autant avec ses frères et sœurs restés à la ferme (surtout Ivanouchka, mais chut). Il se raidit légèrement lorsqu'il croisa le regard mutin du Père Micha. Oh non... Il a pas fait ça ?! Gêné comme jamais parce qu'il avait déjà compris ce qui se tramait, il rosit jusqu'aux oreilles.

"Et pour Patya, un carnet pour noter les noms et adresses de ses clients avec une pochette pour placer la carte de la ville. Je t'en ai mis une assez précise, mais peut-être en as-tu déjà une. Et évidemment : un kit de fusain et un stylo-plume pour écrire. Avec de l'encre sèche-vite." Le prêtre sourit en tendant son cadeau.

Le rougissement du garçon ne passa pas inaperçu et fit pouffer les deux jumelles, sans méchanceté toutefois. Elles connaissaient les tendances de leur frère à choyer les personnes qu’il appréciait et ne furent donc pas étonnées du superbe cadeau qu’il avait amené pour son protégé. « Noël est en avance cette année ! », s'exclama Raïetchka.

C'était un magnifique cadeau. Et tellement pratique ! Il avait déjà des idées sur la manière d'organiser le carnet dont il caressait la couverture avec un plaisir évident. Il releva le nez et ses joues étaient toujours aussi rouges. Merci. Pour tout. Je n'avais pas de carte. Je connais le quartier ou je vis et travaille et on m'indique le chemin à prendre pour les courses plus longue. Machinalement, ses doigts répétaient des va-et-vient sur les précieux cadeaux. Ça va m'être très utile, merci beaucoup !

Micha leur dédia un sourire à tous, sous le regard attendri de sa mère. "Je sentais que Patya aurait besoin d'un peu de matériel pour son travail, comme vous, mes soeurs, de fourniture pour vos études." La cariole s'arrêta alors : ils venaient d'arriver au manoir Azarov. Le cocher descendit pour leur ouvrir la porte et aider Madame Azarov et Tsillia à descendre. Il tendit ensuite la main à Raïetchka.

Et si Micha n’avait pas considéré qu’ils avaient besoin de ce matériel, il aurait certainement trouvé autre chose d’absolument indispensable à leur offrir, au grand plaisir des jumelles. Lorsque vint le moment de descendre de la calèche, Raïetchka accepta la main du cocher (plus pour ne pas l'ignorer que parce qu'elle en avait besoin), et sauta à bas du véhicule. Elle s'empressa ensuite de sauter au cou de son frère. « Merci pour le livre ! »

Patya attendit poliment pour descendre à son tour, rattrapé sournoisement par la timidité. Il savait, après tant d'années, que le Père Micha serait le dernier à lui reprocher de s'incruster. Mais c'est tout de même le sentiment qui le saisit à nouveau lorsqu'il leva les yeux sur la belle bâtisse qui se dressait devant eux.

Une autre fois, il aurait ri des frasques de sa soeur. Mais ils étaient encore en public... et devant un invité intimidé par leurs liens familiaux. "Raïetchka." la tança-t-il doucement en décrochant ses bras de son cou, un sourcil haussé. Il se tourna ensuite vers Patya en souriant doucement. "Les pâtisseries de Mère sont exquises. Mais rien ne t'oblige à venir, si tu as d'autres projets." Il ne voulait pas lui imposer ce choix.

Eh bien quoi ? Il n’aimait plus les câlins maintenant ? Raïetchka lui jeta un regard étonné, mais ne releva pas. À vrai dire, elle était plus intéressée par l’autre adolescent, curieuse de voir s’il se joindrait à eux. Elle l’espérait : il avait peut-être des histoires intéressantes à raconter que Micha n’avait pas mentionnées dans ses lettres.

Patya hésita une seconde à saisir la perche pour s'enfuir en courant. Cependant, les mots se précipitèrent sur sa langue plus vite encore que son envie de se cacher sous un caillou. J'ai pris ma journée. Presque un murmure. Ses oreilles étaient en feu. Il se gratta la tête avec une gêne qui crevait le plafond des évidences. Je, heu...

"Viens donc goûter mes biscuits, jeune Patya." lui dit sa mère en souriant amicalement. Elle attrapa son bras et le tira à l'intérieur. "Mes filles, soyez de bonnes hôtes, je dois parler à votre frère." Micha n'eut que le temps de sourire avant d'être entraîné par sa mère. Il s'avéra qu'elle voulait simplement se renseigner plus dans le détail sur ses habitudes de nourriture et de sommeil, et sa perte de poids, en lui épargnant le regard des autres. Ils revinrent dans le salon où les domestiques avaient installé leur invité une dizaine de minutes plus tard.

« Evidemment ! », fut la réponse unanime des jumelles à la demande de leur mère. Comme si elles avaient prévu de ne pas faire bon accueil à ce Patya dont le nom passait régulièrement dans les lettres de leur frère. Raïetchka se tourna donc ensuite vers leur invité avec un grand sourire, tandis que le nécessaire pour le thé était apporté au salon. « Du coup, tu as déjà vu quels coins de Moscou ? » Puisqu’il y était arrivé récemment, lui recommander des coins à marquer sur sa carte était une bonne idée, non ?

Avec un petit sourire gêné, Patya suivit les deux sœurs — dont il essayait déjà de déterminer les différences (autres que les atours du jour) afin de les reconnaître à coup sûr. Il n'allait certes pas y arriver en un après-midi, mais il s'y employait néanmoins. Je connais surtout le quartier Saint-Pétersbourg et un peu les abords des quartiers alentours. Je n'ai pas encore eu le temps de faire beaucoup de visites.

Un bref échange de regards suffit aux deux soeurs pour savoir qu’elles pensaient exactement à la même chose. Pas que ça soit systématique (en dépit des idées reçues sur les jumeaux), mais cela arrivait tout de même relativement souvent. « Tu as déjà visité le jardin botanique ? » Havre floral au milieu de la ville, orné de mille-et-une essences locales ou exotiques, c’était un des lieux préféré des jumelles.

Pour dire la vérité, Patya ne savait même pas qu'il y avait un jardin botanique. Personne dans son entourage n'en avait parlé et il n'avait pas posé de beaucoup de questions. Il commençait à le regrettait comme il réalisait à quel point Moscou devait regorger de lieux agréables et calmes en dépit du bourdonnement incessant de la ville. Non, pas encore, répond-il sans trop en dire. À vrai dire, je ne sais pas où il se trouve, ajoute-t-il en se demandant soudain si le Père Micha n'aurait pas indiqué un tel lieu sur la carte qu'il venait de lui offrir. Ça lui ressemblerait bien.

« Je peux te montrer si tu veux ! », proposa immédiatement Raïetchka. « Puisque tu as justement une carte de Moscou sous la main », ajouta-t-elle d’un air taquin. Elle était peut-être un peu familière, mais Micha venait d’inviter Patya chez eux, donc par extension c’était automatiquement un ami de la famille. Sa logique était inattaquable.

Le garçon sourit. Je me disais la même chose, s'amusa-t-il en sortant la carte de sa poche. Il la déplia de façon à ce que tous trois puissent se pencher dessus et commença à lire toutes les petites indications, s'émerveillant des petits trésors cachés de la Capitale.

Comme Raïetchka s’y attendait, Micha avait indiqué l’emplacement du jardin botanique d’une écriture nette et soignée. « C’est là ! », s’exclama-t-elle. « Si tu as envie de voyager, va faire un tour là-bas: ils ont des plantes de plein de régions et pays différents. Même quelques-unes d’Afrique et d’Amérique ! »

Patya admira lui aussi la belle écriture du prêtre et une bouffée de nostalgie le prit. Il ne se laissa pas envahir cependant. Vraiment ? s'extasia-t-il en entendant la provenance de certaines plantes. Maintenant que j'y pense, je crois que le Père Micha en avait parlé, quand j'étais petit, ajouta-t-il d'un air rêveur. J'irai à la première occasion ! Ce sera autre chose que de les voir dans un livre ! Sans parler de leur parfum !

Le Père Micha ? Même si les jumelles savaient que c’était logiquement comme ça que ses paroissiens appelaient leur frère, ça faisait bizarre et elles durent retenir un fou-rire. « Ca m’étonne pas qu’il en ait parlé, il nous a souvent emmenées là-bas quand on était petites. » Le sourire nostalgique de Raïetchka était assez peu à sa place chez une adolescente de son âge, mais qu’importe. « Le parfum vaut autant le détour que la vue, je confirme ! »

Patya sourit largement, toute gêne disparue au contact d'adolescentes de son âge. Je parie que vous êtes incollables sur les plantes, maintenant ?

« Celles du Jardin Botanique, en tout cas », relativisa Raïetchka. « Il paraît que tu en as appris un rayon à Micha quand il est arrivé dans sa paroisse. » Ou du moins, c’était ce qu’elle avait cru comprendre des lettres qu’elle avait vues passer et des conversations entre ses aînés.

Oh ! il a dit ça ? s'exclama Patya tout rougissant. Il rit. C'est vrai que j'ai joué les petits guides de la région, c'était drôle ! Mais l'apprentissage ne s'est pas fait que dans un sens, ajouta-t-il avec émotion en repensant aux premières années du prêtre au village. Il m'a sans doute sauvé la vie ! Il sait tellement de choses ! renchérit-il.

"N'exagérons rien !" La voix amusée de Micha les interrompit. Il ne pouvait pas cacher que ses joues rougissaient de gêne. Mère avait un sourire taquin aux coins des lèvres et il sentait qu'il en entendrait encore parler. "Comment trouves-tu la carte, Patya ?" préféra-t-il demander en s'asseyant entre les jumelles et le garçon, Mère en face de lui. Elle poussa aussitôt une assiette de pâtisseries devant lui et ordonna de la main qu'on lui serve du thé.