Rappel du premier message :



Le train s'arrêta dans un boucan de vapeurs blanchâtres et de crissements de ferraille. "Gare de Moscou Est !" grésillèrent les magnétophones. Dans sa cabine, le prêtre bondit droit sur son siège, envoyant valser son livre dans le mouvement. Mais il était le dernier voyageur dans la cabine. Personne n'avait été là pour le réveiller alors qu'il lisait son deuxième bouquin du voyage. "Je me fais vieux..." murmura-t-il en riant tout bas de sa propre maladresse. Le livre ramassé et rangé dans sa sacoche, il attrapa sa valise et prit le chemin de la sortie.

La foule qui l'accueillit dans la gare l'arrêta dans son pas. Micha cligna des yeux d'un air surpris et sourit en coin : il s'était habitué au calme du petit village qui constituait sa paroisse campagnarde. Il allait lui falloir un temps d'adaptation avant de retrouver ses marques dans la grande ville.

Un coup d'oeil à sa montre lui indiqua qu'il était à l'heure et que, s'il était encore seul sur le quai, c'était que sa famille était en retard. Sans doute des embouteillages dans la Grand'Rue. Sa mère et les jumelles devaient venir le chercher dans la voiture familiale pour le ramener à la maison. Il entendait déjà leurs cris de joie et sentait leurs embrassades. Grande avait en effet été leur joie quand il avait annoncé qu'il passerait une semaine à Moscou pour préparer sa prochaine mutation dans une paroisse urbaine.

Le sourire aux lèvres, Micha attendit patiemment.

À travers l’enthousiasme de Patya, les jumelles jetaient un regard nouveau sur leur ville et tous ces éléments qui étaient une évidence pour elles. « Il n’a pas dit non plus qu’il trouvait la ville reposante », fit remarquer Raïetchka à son frère avec le même sourire amusé.

Patya rit doucement. C'est vrai que la campagne est plus calme, moins bruyante... Moins pressée. Il s'amusa de son choix de mot. D'aucun la dirait peut-être même ennuyeuse. Personnellement, ajouta-t-il avec un petit air rêveur, j'y vois des avantages dans les deux. La campagne me manque un peu, mais la diversité de la ville la rend très attrayante ! Sans parler de la nouveauté. Pour un garçon de la campagne, même instruit sur le sujet, les découvertes ont été nombreuses.

Micha répondit à la pique de sa soeur avec toute la grâce qui convenait : il se contenta de boire lentement et gracieusement une nouvelle gorgée de son thé. L'explication de Patya le fit sourire à en faire pétiller ses yeux. "Je vois tout à fait ce que tu veux dire."

Etait-il nécessaire de préciser que les jumelles n’avaient qu’une vue très vague de la campagne (et que même les quelques séjours hors de la ville avec leur famille étaient bien loin de la vie dans un petit village du fin fond de la Russie) ? Elles buvaient donc les paroles de Patya et de leur frère, toujours curieuse d’en apprendre plus sur le monde.

Ça va vous manquer aussi, Père Micha ? demanda-t-il, curieux. Après tout, en revenant à Moscou, le prêtre se rapprochait de sa famille et Patya se rendait compte, encore plus maintenant, à quel point c'était important de pouvoir leur parler régulièrement, et pas seulement par écrit. Et puis, quelque part au fond de lui, il espérait un peu, aussi, qu'il ne quittait pas la campagne sans regret.

"Cela va me manquer, oui." Micha prit un air un peu nostalgique alors que les souvenirs se rappelaient à lui. "Mais je suis plus utile en paroisse urbaine. J'y retournerai pour mes vieux jours, si Dieu le veut."

Aller là où son devoir le menait, même quand ce n’était pas facile, c’était tellement typique de leur frère. Après tout, c’était aussi ce qu’il avait fait en partant dans cette paroisse de campagne reculée juste après son ordination. Raïetchka décida de contrebalancer la nostalgie ambiante avec un peu d’humour : « Déjà à planifier tes vieux jours ? Tu ne penses pas que c’est un peu tôt ? »

Patya oubliait souvent à quel point le prêtre était jeune tant il semblait sage. Paradoxalement, il avait aussi l'impression qu'il ne vieillirait jamais. Les termes vieux jours ne constituaient donc qu'une expression à demi dénuée de sens. Il tenta d'imaginer Père Micha avec des cheveux blancs et le dos voûté, mais son visage demeurait invariablement inchangé. Il s'amusa de cette image burlesque.

"L'année prochaine, je fêterai mes trente ans." rappela Micha avec un sourire de renard. "Je crains bien que les vieux jours se rapprochent de plus en plus." Ses yeux pétillants démentaient l'air chagriné qu'il tentait de prendre ; même pour le jeu, il n'était guère doué à cet exercice.

« En même temps, tu t’attendais à ce qu’ils fassent quoi ? Qu’ils s’éloignent ? », répliqua Raïetchka du tac au tac. Sa jumelle pouffa, avant de prendre la parole d’un air songeur : « À nous deux, on est plus âgées que toi. » Et c’était bien la première année où elles pouvaient en dire autant.

Patya avait envie d'ajouter qu'à eux trois, ils pouvaient être un de ses parents. Mais c'était trop bizarre de dire ça au Père Micha, il n'osa pas. En revanche, il se joignit volontiers à l'amusement des jumelles.

"Oooh... vraiment ?" Il ne prenait cette voix traînant qu'avec sa famille, ou des personnes de confiance, comme Patya. C'était la voix de l'espiègle avant qu'il ne frappe. "Dois-je rappeler mes nombreux souvenirs de vos jeunes années pour rétablir l'ordre d'aînesse ?" Un grand sourire s'afficha sur ses lèvres. "Voyons voir..."

Ouille ouille ouille, elles étaient tombées dedans tête la première comme des bleues ! « Euh… Ce n’est peut-être pas très accueillant pour Patya de ressasser des histoires de famille. » L’argument était bien faible, elle en avait conscience.

Pour la énième fois ce jour-là, Patya vit en le Père Micha et les jumelles les mêmes petits jeux à la fois perfides et complices auxquels il se livrait lui-même avec ses frères et sœurs. Il se demanda un instant s'il serait capable un jour de se faire à cette image du prêtre. Pourtant, c'était loin d'être la première fois qu'il le voyait aussi espiègle. Oh non, ne lez mettez pas dans l'embarras, Père Micha ! s'exclama-t-il avec un rire franc.

Micha coula un regard vers les jumelles qui se passait de commentaire. Qui avait-on donc commencé à parler d'histoires de famille devant Patya ? Mais le prêtre ne fit que sourire en croisant les mains. "Soit, je garderai ces souvenirs pour moi..." Son regard se perdit dans le vide... et un éclat de malice. "Il est si loin le temps où deux petites fillettes menues venaient babiller dans mes jambes."

Patya reçut deux sourires identiques radieux en réponse à son intervention. Ainsi rassurée que l’honneur serait sauf, Raïetchka se retourna vers son frère : « C’est quand même plus simple de te regarder dans les yeux depuis que les nôtres ne sont plus à hauteur de tes genoux », fit-elle remarquer avec le plus grand sérieux.

Patya ne pu retenir un rire spontané en entenant la répartie de Raïssa. Aussitôt, par crainte de paraître moqueur ou impoli, mais sans pour autant de départir de son hilarité, il dit très vite : Pardon, je ne me moque pas, promis... C'est juste que moi aussi j'ai beaucoup parlé aux genoux de mes grands frères et sœurs... Enfin à la taille... Enfin... Il n'en dit pas plus, il hoquetait trop.

Micha les laissa mariner dans leur propre marasme une longue minute alors qu'il terminait son thé sans se presser. Mais l'expression contrite de Patya, associée à celles plus qu'amusées de ses soeurs, le fit rapidement éclater d'un rire spontané. "Je suis sûr que ces genoux en ont été ravis, et que cela leur manque dorénavant."

L’hilarité de Patya était décidément contagieuse et gagna aussi les jumelles, qui voyaient très bien de quoi il parlait. Finalement, Raïetchka se reprit assez pour répliquer à la remarque de son frère : « Je suis sûre qu’ils trouveront d’autres interlocuteurs. À moins que tu sois muté dans une paroisse sans enfants ? » Trèèèèès peu probable. Une telle paroisse existait-elle même ?

Patya n'ajouta rien, mais il ne doutait pas que les interlocuteurs seraient effectivement nombreux. Le Père Micha était si gentil que ses paroissiens les plus jeunes ne manqueraient pas d'allonger le temps passer avec lui. Surtout si en plus des sermons, il prodiguait aussi des cours de religion ou des cours tout court. Les petits veinards, pensa le garçon avec un sourire entendu.

"En effet, ils seront bientôt bien occupés..." Un sourire mutin éclaira le visage du prêtre. "Mais vous resterez tous les trois dans une place particulière de leurs coeurs."

« Ils ont une vie bien remplie, tes genoux », ironisa Raïetchka. « C’est le cas de toutes tes articulations ? Elles vont finir par s’user prématurément ! » Il n’y avait heureusement pas de médecin dans la famille, et donc personne pour s’offusquer de cette hérésie anatomique.

L'humour de Raïssa atteignit Patya une fois de plus et le garçon rit de bon cœur. Il espérait sincèrement avoir rapidement l'occasion d'apprendre à mieux les connaître, elle et sa sœur. Il avait très envie qu'elles deviennent des amies.

Tout à la légèreté de leurs bavardages, voilà qu'ils avaient terminé leur thé et leurs biscuits. Micha sourit à sa tasse vide. "Et bien, pas que votre compagnie me lasse, mais je n'ai qu'une semaine pour préparer mon déménagement. Je vais avoir besoin d'aller en repérage dès aujourd'hui." Un sourire voulut se jouer sur ses lèvres mais il le retint pour voir si les trois jeunes gens allaient mordre à l'hameçon qu'il ne vocalisait pas.

« Mais ça fait longtemps que tu n’as plus mis les pieds à Moscou ! Imagine que tu te perdes, comme à ton arrivée à la campagne ! Tu ne peux pas y aller seul ! » Pendant sa tirade, Raïetchka jeta de brefs coups d'œil à sa jumelle et à Patya, les encourageant à renchérir.