Le train s'arrêta dans un boucan de vapeurs blanchâtres et de crissements de ferraille. "Gare de Moscou Est !" grésillèrent les magnétophones. Dans sa cabine, le prêtre bondit droit sur son siège, envoyant valser son livre dans le mouvement. Mais il était le dernier voyageur dans la cabine. Personne n'avait été là pour le réveiller alors qu'il lisait son deuxième bouquin du voyage. "Je me fais vieux..." murmura-t-il en riant tout bas de sa propre maladresse. Le livre ramassé et rangé dans sa sacoche, il attrapa sa valise et prit le chemin de la sortie.

La foule qui l'accueillit dans la gare l'arrêta dans son pas. Micha cligna des yeux d'un air surpris et sourit en coin : il s'était habitué au calme du petit village qui constituait sa paroisse campagnarde. Il allait lui falloir un temps d'adaptation avant de retrouver ses marques dans la grande ville.

Un coup d'oeil à sa montre lui indiqua qu'il était à l'heure et que, s'il était encore seul sur le quai, c'était que sa famille était en retard. Sans doute des embouteillages dans la Grand'Rue. Sa mère et les jumelles devaient venir le chercher dans la voiture familiale pour le ramener à la maison. Il entendait déjà leurs cris de joie et sentait leurs embrassades. Grande avait en effet été leur joie quand il avait annoncé qu'il passerait une semaine à Moscou pour préparer sa prochaine mutation dans une paroisse urbaine.

Le sourire aux lèvres, Micha attendit patiemment.

Micha allait enfin revenir ! Depuis qu’elles avaient reçu la nouvelle, ses deux plus jeunes soeurs avaient eu de mal à contenir leur excitation. Cette même excitation les avait réveillées aux aurores le jour J, et rendait l’attente supplémentaire coincées dans le trafic d’autant plus insupportable. Enfin, ce fut l’arrivée à la gare. Elles se frayèrent un chemin parmi les voyageurs tandis que leur mère tentait tant bien que mal de ne pas les perdre de vue. Un double « Micha ! » joyeux signala bientôt qu’elles avaient repéré leur frère et, s'il ne les avait pas entendues, il ne tarderait à remarquer les deux boulets de canon lancés vers lui.

Patya avait été fou de joie en apprenant la nouvelle de la visite du Père Micha et s'était précipité très tôt à la gare en dépit de toute convenance. Il y avait fort à parier que le prêtre y retrouverait sa famille ou prendrait une voiture pour les rejoindre. Mais Patya n'en pouvait plus d'impatience. Il était arrivé avec deux heures d'avance et n'avait cessé de regarder la grosse horloge suspendue au-dessus des voies. Depuis une passerelle, il scrutait maintenant la foule se déversant du train tant attendu, pourtant ce sont les appels de ses sœurs qui lui permirent de le repérer.

Avec un rire claironnant, Micha ouvrit les bras pour accueillir les deux boulets de canon qui fusaient sur lui. Il embrassa leurs têtes en s'émerveillant de comment elles avaient déjà tellement grandies. "Mère, bonjour !" dit-il ensuite en souriant à la femme plus âgée qui les regardait avec des yeux doux. "Avec quoi les nourrissez-vous ? De l'engrais ? Où sont passées les minuscules fillettes que j'ai laissé en partant à la campagne ?" Sa voix était décidemment taquine.

« Mais enfin, » s’exclama Raïetchka d’une voix faussement horrifiée, « ça ne se mange pas l’engrais ! Qu’est-ce tes paroissiens t’ont fait croire ? Mère, il faut vraiment qu’il revienne à Moscou ! »

Patya s'efforça de repérer leur position dans la foule avant d'atteindre le bas de l'escalier et de les perdre tout à fait. Il se dirigea dans leur direction au jugé, faillit les manquer de s'être trop écarté vers la droite. L'ouïe du loup, tapie dans son pavillon humain, lui permit heureusement de rectifier sa trajectoire. Cependant, il s'arrêta à quelques mètres d'eux, balloté entre les voyageurs pressés, trop intimidé pour déranger les retrouvailles familiales.

"J'ai appris qu'on fait grandir les jeunes pousses en les secouant !" expliqua Micha avec un sourire de renard... avant d'ébouriffer les cheveux des jumelles. Il sortit de leurs bras pour aller embrasser la joue de leur mère. Elle lui pinça alors les hanches. "Mmmh..." fit-elle d'un air satisfait. "Ils te nourrissent convenablement. C'est bien." "Mère !" rit le prêtre en se grattant l'arrière du crâne. Un coup d'oeil indistinct dans la foule le fit alors repérer une petite touffe de cheveux connue. Il fixa l'endroit plus attentivement et son regard s'éclaira. "Patya !"

« Hé, ça décoiffe ! » Comme si ce n’était pas exactement le but de la manoeuvre. Mais les deux fillettes eurent presque immédiatement la satisfaction de voir que Micha non plus n’échappait pas à l’embarras d’être encore traité comme l’enfant qu’il n’était plus. Et l’incident fut bientôt chassé de leurs esprits par le nom familier lancé par leur frère. Curieuses, elles se tournèrent dans la direction générale que celui-ci regardait pour tenter d’apercevoir ce fameux Patya.

Malgré sa gêne, Patya ne pouvait dissimuler son plaisir. Son sourire s'élargit alors qu'il approchait du petit groupe. Père Micha, répondit-il. Puis avec un petit haussement d'épaule et un froncement de nez : J'étais trop impatient. Il se tourna rapidement vers la femme et les deux jeunes filles qui l'entourait affectueusement. Bonjour, excusez-moi pour cette interruption. Enchanté, je m'appelle Patya Mikailovitch.

Sa mère prit subitement les mains de Patya avec un doux sourire. "Oh ! Mais tu es ce fameux Patya. Merci d'avoir guidé mon fils dans sa nouvelle paroisse, mon garçon." Micha sourit. "Il m'a été d'une grande aide en effet." Sa mère hocha la tête avec douceur puis héla un serviteur qui attendait plus loin. "Laisse-le s'occuper de tes valises." dit-elle en se pendant à son bras pour l'immobiliser. "Je veux profiter de mon garçon. Ton père et ton frère sont en déplacement avec la voiture, mais tu préfères la diligence de toute façon, non ?" Il hocha la tête en la suivant. "Venez donc goûter avec nous, Mr Mikailovitch. Vous êtes notre invité."

Les retrouvailles avec Micha prenaient un tour des plus intéressants. Deux pairs d’yeux bleus identiques suivirent la scène sans ajouter leur grain de sel (pour le moment). Autant éviter d’assaillir le fameux Patya de toutes parts : il risquerait de décliner l’invitation sinon.

Patya rougit jusqu'aux oreilles. Il ne s'attendait pas à une telle réaction. Il en était aussi gêné que fier. C'est d'une voix timide qu'il répondit : Je vous remercie pour l'invitation. Il avait vraiment l'impression de s'imposer, mais c'était impossible de refuser une proposition si enthousiaste. Ce sera avec plaisir, mais appelez-moi Patya s'il vous plaît, je serai plus à l'aise.

"Bien, Patya." dit sa mère en souriant. Les valises prises en charge, ils se faufilèrent dans la foule encombrant le quai pour atteindre la diligence garée devant la gare. Deux chevaux bai de belle allure, et visiblement bien traités, y étaient attelés. Un deuxième serviteur aida le premier à charger les valises puis leur ouvrir la porte. La diligence était assez vaste pour qu'ils puissent tous y rentrer sans se serrer. "Nous en avons au moins pour un quart d'heure, sans bouchon. Raconte-moi donc comment vous vous en sortez à Moscou, Patya." demanda sa mère sitôt installée. La question l'intéressait aussi.

« Enchantée, Patya. Je suis Raïssa et ma soeur s’appelle Cecilia. » Puisque ni leur mère ni leur frère ne jugeait utile de faire les présentations, Raïetchka avait décidé de prendre les choses en main. Son intervention s’accompagna d’ailleurs d’un regard lourd de reproches à son frère. Une fois confortablement installée dans la diligence, elle tourna à nouveau toute son attention vers l’adolescent, curieuse d’entendre son récit.

Patya sourit timidement aux deux sœurs et monta après elles dans la diligence, bonne éducation oblige. Assis avec la famille dans la jolie cabine, il avait l'air soudain plus petit qu'il ne l'était vraiment. S'il avait pu se recroqueviller encore plus, il l'aurait fait. Mais l'attention étant focalisée sur lui, il se redressa pour répondre. Très bien madame. C'était un peu perturbant au début : c'est si grand. Mais avec mon travail de coursier, j'ai vite appris à appréhender la ville. Je m'y sens un peu plus à l'aise, maintenant.

Micha ne fit que sourire au regard noir de ses soeurs : elles devaient s'armer à intervenir dans de telles circonstances, voyons ! Après tout, elles voulaient être considérées comme des grandes. Il sourit à Patya pour l'encourager mais quand sa mère fit mine de le questionner à nouveau, il rit doucement. "Mère, laisse-donc ce pauvre garçon souffler." Et il fit un clin d'oeil à Patya. Sa mère renifla d'un air amusé. "J'allais juste demander à ce garçon s'il serait disposé à te livrer des plats. Vu comment tu manges." Son regard sur sa taille fine indiquait tout ce qu'elle en pensait.

Curieux, Raïetchka avait toujours cru que c’était la campagne qui paraîtrait plus vaste, avec ses étendues de champs ou de bois à perte de vue. Elle fut tirée de ses réflexions par l’échange entre son frère et leur mère. « Tu embarrasses Micha face à un de ses paroissiens. » Pas rancunière, elle lui avait déjà pardonné l’absence de présentations sur le quai.

Patya répondit d'un petit sourire discret et reconnaissant ; le Père Micha savait toujours voler à son secours au meilleur moment. Un peu gêné par l'échange qui suivit, il se tut, mais son sourire s'étira un peu. Cette famille, qu'il s'attendait être à mille lieues de toutes celles qu'il connaissaient, paraissait finalement bien naturelle. Les taquineries et reproches affectueux l'aidèrent à se détendre un peu.

Il remercia sa soeur d'un coup d'oeil et attrapa délicatement les mains de sa mère pour les serrer. "Je suis simplement mince, Mère. Pas maigre." lui dit-il doucement avec un sourire tranquille. "Et je suis certain que je prendrai rapidement les kilos que tu penses me manquer avec tes petits plats récurrents." Son sourire s'élargit vers Patya. "Si notre jeune ami ici présent accepte de les livrer ?"

Raïetchka pouffa en entendant son frère prédire parfaitement ce que leur mère planifiait de faire depuis qu’ils avaient entendu qu’il reviendrait bientôt à Moscou de manière plus durable. Le pauvre Patya serait vite débordé s’il acceptait cette mission.

Patya rosit légèrement. Toujours prêt à faire des extra en dehors de son travail à l'imprimerie, cette nouvelle mission était la dernière qu'il aurait souhaiter refuser ! D'autant que si cela lui permettait de voir le Père Micha aussi souvent que possible tout le temps qu'il resterait à Moscou, rien ne pouvait lui faire plus plaisir. Bien sûr !

Leur mère sourit en prenant les mains du garçon dans les siennes. "Merci." dit-elle avec une intense sincérité. "Mère, tu exagères." s'amusa Micha en imitant un faux soupir qui ne l'impressionna pas. Elle lui pinça les hanches à le faire grimacer. "La prochaine fois, je veux sentir un peu de gras, et que pas que des os sous la peau." Le prêtre émit un petit gêné et ses yeux se posèrent sur ses soeurs. "Comment avancent les études de jumelles, sinon, mère ?" A la vue de ses yeux étoilés, il devina que sa distraction avait fonctionné.

Les deux jumelles échangèrent un regard complice pendant l’échange entre Micha et leur mère. Elles plaignaient un peu le pauvre Patya qui était coincé dans cette scène familiale, mais en même temps elles s’amusaient de voir leur grand-frère traité comme un enfant. Ca lui apprendrait à faire pareil avec elles. « Très bien ! Ton père et Pétia doivent de plus en plus souvent aller rechercher des ouvrages de référence chez Raïetchka et Tsillia a fait d’immenses progrès en peinture, tu devrais voir ses paysages. » Toutes deux rosirent de plaisir en entendant leur mère chanter leurs louanges ainsi.

Heureux que l'attention ne fut plus focalisée sur sa personne, Patya buvait néanmoins leurs paroles. Il se rendait compte à quel point l'habit et les années qu'il avait passé à admirer le Père Micha lui avaient fait oublier qu'avant d'être prêtre, c'était aussi un homme issu d'une famille comme la sienne. Car outre leur niveau de vie, leurs échanges ne différaient en rien de ceux qu'il avait avec sa propre famille.
Sans qu'il pu expliquer pourquoi, il se sentait très touché.

"En parlant de progrès dans vos études... j'ai des cadeaux pour vous !" Avec un bel enthousiasme, le prêtre entrouvrit sa valise pour en sortir un sac de jute bien rempli. "Un carnet de photographies des paysages de ma paroisse campagnarde pour Tsillia. Je serai ravi de voir des peintures garnir mon nouvel appartement." Il lui ébouriffa les cheveux et se tourna vers sa soeur. "Et pour Raïetchka.." Ses yeux se plissèrent d'amusement et il sortit un vieux livre à la reliure en cuir. "Un recueil en latin romain des plaidoiries de Cicéron." Le sac de jute semblait contenir encore un présent et Micha jeta un oeil vers Patya, un sourire aux lèvres.