Rappel du premier message :



Le train s'arrêta dans un boucan de vapeurs blanchâtres et de crissements de ferraille. "Gare de Moscou Est !" grésillèrent les magnétophones. Dans sa cabine, le prêtre bondit droit sur son siège, envoyant valser son livre dans le mouvement. Mais il était le dernier voyageur dans la cabine. Personne n'avait été là pour le réveiller alors qu'il lisait son deuxième bouquin du voyage. "Je me fais vieux..." murmura-t-il en riant tout bas de sa propre maladresse. Le livre ramassé et rangé dans sa sacoche, il attrapa sa valise et prit le chemin de la sortie.

La foule qui l'accueillit dans la gare l'arrêta dans son pas. Micha cligna des yeux d'un air surpris et sourit en coin : il s'était habitué au calme du petit village qui constituait sa paroisse campagnarde. Il allait lui falloir un temps d'adaptation avant de retrouver ses marques dans la grande ville.

Un coup d'oeil à sa montre lui indiqua qu'il était à l'heure et que, s'il était encore seul sur le quai, c'était que sa famille était en retard. Sans doute des embouteillages dans la Grand'Rue. Sa mère et les jumelles devaient venir le chercher dans la voiture familiale pour le ramener à la maison. Il entendait déjà leurs cris de joie et sentait leurs embrassades. Grande avait en effet été leur joie quand il avait annoncé qu'il passerait une semaine à Moscou pour préparer sa prochaine mutation dans une paroisse urbaine.

Le sourire aux lèvres, Micha attendit patiemment.

"L'humidité se rajoute au froid en automne. Je vois tout à fait ce que tu décris, Patya. L'hiver sec est bien plus tolérable." Micha se tourna vers Raïetchka avec un petit sourire taquin. "Je penserai à t'offrir un manteau et des gants pour cet hiver. Je ne voudrais pas que tu prennes froid à flâner entre les fleurs qui hibernent."

Plus froid en automne qu’en hiver ? Cela sonnait en effet très paradoxal aux yeux (ou plutôt oreilles) de Raïetchka. Mais sa perplexité ne fut que de courte durée et elle rendit son sourire à son frère : « Très prévenant. Mais si je risque trop de geler, je peux toujours me réfugier dans l’orangerie. » Elle se tourna ensuite vers Patya pour éclaircir un point : « Mais la neige, c’est humide aussi, non ? » La couverture immaculée de flocons blancs, c’était bien joli, mais en ville, entre la chaleur des machines à vapeur et le passage des voitures, tramways et fiacres, elle se transformait vite en bouillie grisâtre froide et mouillée.

Pas toujours, répondit Patya. La neige mouillée est gorgée d'eau effectivement : elle est dense et lourde et traverse certains tissus si on s'assoit dedans. Mais la poudreuse est plutôt sèche : elle contient pas ou peu d'eau, elle est légère, facilement soulevée par le vent et elle s'accroche aux pulls en petites grappes sans fondre. C'est la meilleure neige du monde, parfaite pour faire des anges ! ajouta-t-il avec un petit rire.

"L'expert parle !" intervint Micha avec un enthousiasme un brin taquin. "J'ai été très surpris la première fois, moi aussi." dit-il à sa soeur pour la rassurer. Leur mère sourit. "Nous irons passer des vacances d'hiver à la campagne, afin de profiter de cette merveilleuse poudreuse."

Et donc la poudreuse le restait plus que quelques heures à la campagne ? Cette question fut chassée de l’esprit de Raïetchka par l’annonce de sa mère. « Ouiiii ! » L’enthousiasme de sa jumelle était plus silencieux, mais tout aussi radieux. Cela n’empêcha toutefois pas Tsillia de piquer un doigt entre les côtes de sa soeur : « Si tu casses les oreilles à Patya, il ne voudra pas revenir. » Son reproche aurait sans doute été plus facilement pris au sérieux si elle n’avait pas eu encore un large sourire sur les lèvres et dans les yeux.

En réalité, la complicité des jumelles (et de toute la famille, en vérité) lui réchauffait le cœur plus qu'il n'aurait su le dire. Ses frères et sœurs lui manquaient cruellement ; pour rien au monde il ne se priverait des petits cris excités de Raïssa. Il gloussa, mais ne fit aucun commentaire, trop ému pour s'exprimer.

Micha et Zinaïda eurent le même sourire mêlant douceur et amusement devant le cirque que faisaient les jumelles, et la réponse silencieuse de Patya. "C'est donc entendu, nous irons à la campagne. Cela tombe bien : je voulais retourner à ce gîte au bord du lac Ladoga. Nous pourrons aussi profiter de Saint-Pétersbourg." Le prêtre sourit en coin. "Est-ce un vieux plan pour reposer Père et Pétia que tu mets en place avec cette opportunité, Mère ?" Zinaïda cacha son sourire derrière sa tasse.

La promesse d’un voyage hors de Moscou mit des étoiles dans les yeux des jumelles, toujours ravies par la perspective de nouvelles expériences. Leur sourire se transforma en fou-rire en entendant la question de Micha. « Bonne chance », commenta Raïetchka. Elle n'avait toutefois aucun doute que leur mère finirait par triompher : elle avait assez d'expérience en la matière.

Patya s'en amusa également : il y avait aussi dans sa famille des spécimens qui ne prenaient jamais le repos qu'ils méritaient (et dont ils avaient besoin !). Apparemment, les grandes familles se ressemblaient toutes un peu !

"A ce stade, je n'ai pas besoin de chance." indiqua Zinaïda avec un reniflement élégant. "J'ai la connaissance de l'ennemi... Cette expérience de longue date me mènera assurément à la victoire." Micha échangea un regard complice avec ses soeurs : il se doutait qu'ils avaient tous pensé tout bas ce que leur mère avait énoncé tout haut.

« L’ennemi, rien que ça ? », répliqua Raïetchka, sa soeur une nouvelle fois au bord du fou-rire. « Je suis sûre que Père et Pétia seront ravis de savoir que c’est comme ça que tu les vois. » Ceci-dit, vu les manières qu’ils faisaient pour abandonner leur cabinet quelques jours, il y avait peut-être de quoi.

"En parlant de votre père... Je dois aller le rejoindre, si on veut qu'il soit présent, et serein, ce soir pour dîner en famille." Zinaïda se leva gracieusement et posa son regard sur Patya puis sur son fils. Micha sourit doucement en coin, reconnaissant le regard dans les yeux de sa mère. "Dois-je annoncer qu'on rajoute un couvert ?"

Oh ! fit Patya, pris de court, en levant les yeux sur le prêtre. J'ai peur que Pyotr s'inquiète, si je ne rentre pas, expliqua-t-il un peu gêné. Puis, ce tournant vers Zinaïda : C'est mon grand frère, j'habite chez lui et ma belle-sœur.

Un peu déçues d’apprendre que leur invité ne s’éterniserait pas, les jumelles affichèrent néanmoins deux sourires identiques en entendant la raison de son refus. « Tiens, ça me rappelle un autre Piotr », constata Raïetchka. « Tu crois que c’est un truc de grand-frère, ou un truc de Piotr ? », demanda sa soeur. Raïetchka fit mine de réfléchir : « Un truc de grand-frère, sans doute, j’en connais d’autres qui s’inquiètent vite. » L’autre en question se prit un regard tout sauf subtil.

"C'est à leur inquiétude qu'on reconnaît les grands frères et les grandes soeurs." argua Micha avec un ton docte qui refusait de se laisser atteindre par la critique. Zinaïda sourit doucement. "Bon garçon, je n'aimerais pas inquiéter un autre Piotr. Le mien est déjà suffisamment anxieux. Mais n'hésite pas à venir au bureau." Elle lui tendit une carte de visite "Cabinet Azanov" avec l'adresse en centre-ville. "J'aurai besoin des services d'un livreur." Micha roula légèrement les yeux en ciel en comprenant ses desseins.

Patya s'amusa de l'échange des deux sœurs et se reconnut totalement dans leurs affirmations et celle du Père Micha. Puis, tournée vers leur mère, il prit la carte le rose aux joues. Oh, d'accord, répondit-il, candide. Je finis un peu plus tôt vendredi, je passerai vous voir vers le milieu d'après-midi. Ça ira ? À fond dans son métier. Toujours prêt pour une course. Et flatté par la confiance de Zinaïda.

Et c’est à leur joyeux manque de considération pour l’inquiétude de leurs aînés que l’on reconnaît les plus jeunes de famille nombreuse. Lesdites plus jeunes restèrent toutefois silencieuses le temps que leur mère assure le passage régulier de Patya par chez eux.

"Ce sera parfait." répondit Zinaïda avec un doux sourire. Micha lisait dans les yeux de sa mère qu'elle planifiait déjà de se libérer l'après-midi et de préparer le thé et le goûter pour son jeune invité... et toutes les provisions qu'elle allait lui demandait de livrer chez lui. Il connaissait sa mère : il avait lu dans ses yeux sa désapprobation devant son tour de taille trop mince, et la promesse de mieux le tenir maintenant qu'il était à portée de mains. "Soyez sages avec votre frère, demoiselles." dit-elle enfin à ses soeurs en leur embrassant les joues. Il fut le suivant puis la Dame Azinov sortit dans un murmure de froufrous.

Patya salua Zinaïda alors qu'elle quittait la pièce, heureux à la perspective de rendre service à la famille du Père Micha et inconscient du délicieux traquenard qui l'attendait. Puis, ne sachant trop s'il devait prendre congé tout de suite ou attendre un mot de ses hôtes, resta silencieux. Il mesura à cet instant sa méconnaissance de l'étiquette moscovite.

« Toujours », répliqua Raïetchka à la recommandation de leur mère avec un sourire semblable aux anges qui ornaient les églises. Trop innocent, peut-être. Elle avait des mois, que dis-je : des années de taquineries de retard, après tout. Mais, en bonne jeune fille de la maison, elle savait qu’il valait mieux éviter d’exclure leur invité de la conversation. Ca, et elle était curieuse d’en apprendre plus sur ce fameux Patya. « Qu’est-ce qui t’a attiré à Moscou ? » Probablement pas le bon air.

Oh ? Il pouvait rester encore un peu ? Il n'allait pas se faire prier. Même si au fond, la réponse le gênait un peu. Le travail, avoua-t-il. Il n'y en a pas beaucoup au village et je voulais soulager un peu mes parents. Puis, se penchant légèrement en avant comme s'il livrait un grand secret, il ajouta un ton plus bas : Et puis je voulais voir la Capital, mais ça reste entre nous ! Un sourire mutin remonta le coin de ses lèvres.

"La Capitale est-elle à la hauteur de tes espérances ?" lui demanda alors Micha en souriant doucement, un brin moqueur. Il connaissait après tout la campagne lointaine d'où venait le jeune homme.

Quel genre de travail pouvait-il bien y avoir à la campagne ? Beaucoup d’agriculture, sans doute. Et probablement de quoi subvenir aux autres besoins des gens du village. Les jumelles n’avaient qu’une idée générale de ce à quoi la vie à la campagne pouvait ressembler, les lettres de leur frère et leurs cours de géographie étant plus ou moins leurs seuls points de référence. Enfin, elles creuseraient le sujet plus tard. Pour l’heure, elles étaient trop occupées à échanger des airs conspirateurs avec Patya. « Motus et bouche cousue », promit Raïetchka sur le même ton.

Patya gloussa de plaisir à la réponse des jumelles. C'est encore mieux que ce que j'imaginais, répondit-il au Père Micha. Les ponts aériens, le métro, les dirigeables partout dans le ciel... C'est incroyable ! Après un an, il avait bien conscience des quelques aspects négatifs d'une grande ville (et de la Capitale en particulier), mais il était encore trop jeune pour les laisser prendre trop le pas sur son plaisir d'être ici.

"Je suis content que tu trouves l'environnement à ton goût." sourit Micha devant le plaisir manifeste du garçon. "Même si je trouve la campagne plus reposante." Un petit rire lui échappa alors qu'il comparait mentalement les deux espaces.