Rappel du premier message :



« L’Amandine » était un salon de thé comme il y en avait de nombreux autres dans ce quartier huppé de Moscou, avec pour seule particularité sa spécialité : les gâteaux à la pâte d’amandes.

Mais ce n’était pas aux fameux gâteaux que Yeva pensait en sortant du taxi qui l’avait amenée là. Non, sa tête était remplie de scénarios possibles pour cette rencontre qu’elle avait organisée. Sa plus grande crainte était que ses deux « invitées » ne s’apprécient pas et que la rencontre tourne au fiasco.

Pourtant, Ineska et Oksana avaient de nombreux points commun. En plus d’avoir sensiblement le même âge, toutes deux étaient des Moscovites de naissance avec l’esprit affuté et une franchise qui tranchait avec les ronds de jambes verbaux si courants à la Capitale. Il n’y avait pas de raison que la rencontre se passe mal.

Et tout de même… Elle avait par exemple eu l’impression que quelque chose chiffonnait sa cousine. Etait-ce l’invitation en elle-même, ou la santé sa tante s’était-elle encore dégradée ? En tout cas, ces nouvelles questions ne faisaient rien pour apaiser Yeva, qui commençait tout juste à trouver ses marques dans sa nouvelle ville et sa nouvelle vie.

Nul besoin de métaphores entre nous, répondit Oksana, qui gardait ce genre d'expressions voilées pour des soirées remplies de sous-entendus et des hommes qui n'en comprenaient que la moitié. Être jolie et célibataire ne servira aucune femme au-delà de la vingtaine, bien au contraire. Sans mari vous ne pourriez pas naviguer librement dans nos cercles, d'où l'intérêt de trouver un homme qui vous permettra cette liberté avant que vous soyez assorti de force avec un... indésirable.

Et voilà qu’Ineska se mettait à la poésie maintenant ! L’amusement de Yeva fut toutefois bien vite douché par Oksana. Elle tapait dans le mille, et la dernière chose que Yeva voulait était de voir sa cousine coincée avec un mari insipide, ou pire : aussi tyrannique que son père. Si elle avait plus de caractère que sa mère, le rapport de force restait toutefois bien trop inégal pour lui laisser une véritable chance.

Elle eut un rire. Le genre discret et spontané qui pourrait être très mal pris. "Uhm, navrée pour cet... écart" s'excusa-t-elle. "Mais non moins navrée de voir que vous vous êtes méprise sur mes intentions : je ne souhaite pas me lier un homme pour un semblant de liberté que je mérite pleinement sans un idiot fini mon bras." Elle leva la main avant le retour d'une réponse. "Et je sais que ce sont là des choses qui se pensent et se disent encore moins. Tout au contraire, il serait moins plaisant que l'affaire reste sans esclandre, vous ne pensez pas ?"

Venait-elle de sous-entendre qu'elle voulait être au centre de l'attention ? Enfin. Oksana aussi, évidemment, mais pas en tant que le sujet des ragots les plus discutés de la soirée. Contrairement à la cousine de Yeva, elle ne se faisait pas d'illusions quant à son rôle à jouer dans leur société.

Mais... traîner avec cette jeune femme provoquerait au moins une soirée divertissante !

Non, en effet, ça ne se disait pas, et certainement pas en public. Si Yeva connaissait les opinions tranchées de sa cousine depuis longtemps, elle n’était pas encore habituée à la voir les clamer à tout un chacun. Et certes, Oksana était l’amie de Yeva, pas un quidam quelconque… Mais elles étaient dans un lieu public, entourées de quidams quelconques. Pourvu qu’un jour la langue acérée d’Ineska ne se retourne pas contre elle ! Enfin, pour le moment, était-ce une lueur d’intérêt que Yeva voyait dans le regard d’Oksana ? Elle l’espérait.

Comment expliquer les inquiétudes de la jolie blonde sur cet fait... ? Ah oui ! elle n'en avait rien à cirer. Ineska savait que jusqu'à maintenant, son nom la protégeait bien mais la plus grande menace qu'elle encourait venait de l'intérieur : son père ne supporterait pas ses frasques éternellement. "Je ne vous demande pas de garder le silence sur mes aveux Mademoiselle Morozovna, ce sera bientôt un secret de polichinelle de toute façon, mais au moins de ne pas vous méprendre sur mes intentions. Je ne serais en aucun cas une, uhm, rivale mais ces soirées sont siiiii ennuyeuses quand on refuse de danser."

Oh Seigneur. Elle n'aimait pas non plus danser ? Il y a des activités que vous aimer, j'espère ! Zut. L'avait-elle dit à voix haute ? Peut-être devrait-elle s'expliquer. Danser est une joie quand on a un bon cavalier. Je vous rejoins sur le fait qu'il y en a très peu, malheureusement, mais comment le savoir sans y participer ?

Ne pas pouffer à l’échange de haut vol entre les deux autres, ne pas pouffer… Oups, trop tard. Tant pis. Il y avait plus compromettant comme perte de contrôle. Elle prit une nouvelle gorgée de thé pour chasser son fou-rire, mais celui-ci ne fit que se réfugier dans ses yeux. « Je doute fort que tu parviennes à convaincre Ineska du mérite des soirées dansantes, mais félicitations si tu y arrives. »

Comment dire....? Qu'elle n'aimait pas danser car elle ne s'était rarement réellement entraînée ? Certainement pas ! Si la jolie brune faisait courir le bruit, elle serait la risée des bals pendant des semaines. "Je préfère être moi-même cavalière... et je ne parle pas de danse. J'aime particulièrement l'équitation si cela peut vous rassurer, les chevaux sont moins pénibles à supporter que certains de nos confrères...." Elle eut tout de même un clin d’œil à sa cousine avec un petit sourire complice.

Et voilà qu'elle perdit complètement Oksana. Préférer des chevaux aux humains... ! C'était absurde. Mais pire encore, cela voulait dire que Yeva n'était pas seule dans son délire avec l'équitation. Je vous préviens tout de suite que ce n'est pas un sujet qui évoque énormément de passion de mon côté. Juste au cas où son ennui avec le sujet serait trop visible sur son visage.

Le sourire amusé que Yeva avait renvoyé à sa cousine s’élargit encore en entendant la réponse (peu surprenante pour qui la connaissait un tant soit peu) d’Oksana. « Eh bien Ineska ne te fera pas de concurrence sur les pistes de danse et tu ne lui feras pas concurrence dans le milieu hippique, que demander de plus ? » Son sourire se fit taquin. « On trouve de bons cavaliers dans les deux contextes. »

D'accord. Pas de chevaux donc. C'était un point en moins. "Très bien, puisque vous semblez si convaincues de vos dires toutes les deux, j'accepte de me laisser conduire votre prochaine soirée" accepta la blonde. L'idée ne venait pas de nulle part mais... elle n'avait jamais eu d'amies avec elle à ces sorties, d'où l'ennui profond qu'elle y ressentait. "Nous verrons si je tombe sur un bon danseur" rajouta-t-elle avec une mimique amusée.

Oh, assurément ! Je dirais même qu'il y en a plusieurs. répondit Oksana qui avait retrouvé un sourire satisfait en entendant qu'Ineska les rejoindrait à la prochaine soirée. Le souci c'est la conversation. Ce n'est pas compliqué de trouver un homme qui connait la danse, mais un homme qui ne vous marche pas sur les orteils et qui arrive à dire plus que "Vous êtes ravissante ce soir, mademoiselle"... Disons que l'art de la conversation n'est pas maîtrisé par de nombreux cavaliers.

Yeva jeta un regard faussement réprobateur à Oksana : « On venait juste de la convaincre, tu es sûre que tu veux la dégoûter avant même qu’elle ait pu se faire une idée elle-même ? » Mais peut-être était-elle moins exigeante en matière de conversation pendant la danse parce qu’elle-même devait encore assez souvent faire attention à où elle mettait les pieds. Elle préférait de loin la danse dépourvue de conversation et la conversation dépourvue de danse. Peut-être cela changerait-il le jour où elle serait plus à l'aise sur la piste de danse.

Ineska ouvrit grand ses yeux bicolores dans une surprise feinte. "Ciel ! Il existe donc des hommes qui savent dire autre chose que "Vous êtes ravissante" ? J'ignorais qu'il y avait dans ce monde de telles exceptions... ou alors c'est que je suis bien malchanceuse." Magnanime, la blonde se redressa attraper la théière et en proposa à ses camarades avant de se resservir. "Vous me direz, l'un n'empêche pas l'autre..."

Ou trop éblouissante, remarqua Oksana avec un clin d'oeil. C'est qu'ils vous voient et qu'ils sont tellement impressionnés par votre beauté qu'il y a un court circuit dans leur cerveau. Elle tapota son doigt contre sa tempe pour illustrer son propos. Plus rien qui se passe là dedans.

Les superlatifs de son amie firent pouffer Yeva, ce qui n’était peut-être pas très charitable pour Ineska. « Ou trop intimidante », suggéra-t-elle à son tour. « Ils disent la première chose qui leur passe par la tête pour essayer de t’amadouer. » Et, sans connaître Ineska, on ne pouvait pas savoir que complimenter son apparence sans prêter attention à plus allait avoir l’inverse de l’effet escompté.

"Seigneur, donne-nous la force..." soupira la belle sur un air dramatique. "Au moins s'ils se détériorent tout seul, ça nous évite de les rabrouer...." Dommage, c'était sa partie préférée. "A quand la prochaine soirée donc ?"

Voilà les étincelles qui retournent dans les yeux d'Oksana... et ce sourire qui annonce rien de bien. Ca dépend. Une soirée n'est pas compliqué à trouver, mais si vous voulez une soirée de qualité... dans deux semaines il y en a une chez les Nikitin. Celle-la promet d'être extravagante ! (Si vous recevez une invitation.)

Au commentaire de sa cousine, Yeva secoua la tête en levant les yeux au ciel. Incorrigible Ineska. Elle n’eut toutefois pas l’occasion de la taquiner : déjà Oksana embrayait, et son annonce alluma un intérêt non déguisé dans les yeux de Yeva. « ’Extravagante’ ? Comment cela ? » Elle-même éprouvait pour les soirées de la capitale un mélange de fascination et de crainte : fascination face à leur faste, créativité et chaos organisé, crainte de se démarquer par un faux pas et être renvoyée une fois de plus dans la catégorie « campagnarde ignorante ».

"Je suis curieuse, dîtes-m'en plus." Ineska n'avait pas le même engouement que sa cousine, étant née et ayant grandit à Moscou. "Les Nikitin.... n'est-ce pas eu qui aiment les soirées déguisées ? Ou du moins masquées dans le moins frivole des cas ?" Elle confondait peut-être mais s'il s'agissait bien d'eux, obtenir des invitations ne serait pas trop difficile.

Elle pointa son doigt vers Ineska comme pour dire "bingo !". Tout à fait ! Avez-vous déjà été à leurs soirées ? Vous semblez familier avec leurs concepts. Rien de mieux qu'un bal masqué ou une soirée déguisée pour convaincre son père à lui acheter une nouvelle robe. Ce n'était pas le genre de fêtes où on oserait se présenter avec une robe de dernière saison. La honte.

Des soirées déguisées ? Yeva n’en avait jamais vu qu’au théâtre ou à l’opéra, jamais dans la vraie vie. « En quoi les invités se déguisent-ils pour ces soirées ? » Ses yeux pétillaient d’intérêt et elle ne prit pas la peine de dissimuler sa curiosité : Ineska et Oksana savaient toutes les deux qu’elle découvrait encore la capitale et aucune d’elles ne l’avait utilisé contre elle (quelques innocentes taquineries mises à part).

"Uhm... cela dépend beaucoup des goûts de l'organisateur mais pour éviter tout faux-pas, mieux vaut éviter les masques d'animaux... cela fait mauvais genre. Des princesses ou des tenues traditionnelles de d'autres pays sont en vogue, avec une liberté artistique propre à chacun." Ineska eut un petit rire. "J'étais même venue en costume complet d'homme une fois, j'aimerai bien recommencer dans ce genre mais d'une autre culture... ou une robe chinoise, elles sont somptueuses !"

Oksana retint sa surprise à la mention du costume d'homme. Enfin, elle pensait le retenir. Elle n'avait clairement pas fait de son mieux vu l'expression choquée qu'elle portait encore. Mais... pourquoi ? Autant demander ouvertement alors. Conceptuellement, elle n'arrivait pas à croire qu'une femme préférerait se vêtir en costume d'homme plutôt que de choisir une robe encore plus extravagante qu'un bal normal ne permettrait. Pour le costume, je veux dire.