« L’Amandine » était un salon de thé comme il y en avait de nombreux autres dans ce quartier huppé de Moscou, avec pour seule particularité sa spécialité : les gâteaux à la pâte d’amandes.

Mais ce n’était pas aux fameux gâteaux que Yeva pensait en sortant du taxi qui l’avait amenée là. Non, sa tête était remplie de scénarios possibles pour cette rencontre qu’elle avait organisée. Sa plus grande crainte était que ses deux « invitées » ne s’apprécient pas et que la rencontre tourne au fiasco.

Pourtant, Ineska et Oksana avaient de nombreux points commun. En plus d’avoir sensiblement le même âge, toutes deux étaient des Moscovites de naissance avec l’esprit affuté et une franchise qui tranchait avec les ronds de jambes verbaux si courants à la Capitale. Il n’y avait pas de raison que la rencontre se passe mal.

Et tout de même… Elle avait par exemple eu l’impression que quelque chose chiffonnait sa cousine. Etait-ce l’invitation en elle-même, ou la santé sa tante s’était-elle encore dégradée ? En tout cas, ces nouvelles questions ne faisaient rien pour apaiser Yeva, qui commençait tout juste à trouver ses marques dans sa nouvelle ville et sa nouvelle vie.

Quand la calèche s'arrêta devant "L'Amandine", un portier vint mettre pied à terre et aida une jeune femme à peine entrée dans l'âge adulte en sortir. Inessa s'était apprêtée d'une robe à la coupe d'une simplicité relative mais aux tissus d'un bleu saphir prononcé rehaussé de modifs plus clairs. La blonde remercia le portier et le cocher puis osa une caresse du bout des doigts sur le nez du cheval avant de rentrer dans le salon de thé. Il ne lui fallu pas longtemps pour retrouver Yeva, jeunette effacée aux milieux des pompeuses. "Bonjour cousine" la salua-t-elle chaleureusement arrivée à sa hauteur.

« Ineska ! » Un sourire joyeux répondit aux salutations de sa cousine. Et peut-être un peu soulagé aussi. Yeva avait beau apprécier de plus en plus Oksana, cela ne faisait tout de même que quelques mois qu’elles se connaissaient, pas assez pour être aussi à l’aise en sa présence qu’en compagnie de sa cousine et amie d’enfance.

"Et bien, je ne m'attendais pas à un tel accueil" s'amusa la blonde. Elle serra Yeva dans une étreinte chaleureuse puis s'installa en prenant bien garde à ne pas froisser sa robe. "Comment vas-tu ? Uhm... Ton amie n'est pas encore arrivée ?" constata-t-elle en remarquant les tasses vides et l'absence de théière.

« Et à quel accueil t’attendais-tu donc ? » répliqua Yeva. Etait-ce donc si étonnant qu’elle se réjouisse de voir sa cousine ? Une fois installée, elle jeta un rapide coup d’oeil autour d’elle à la recherche de la seconde invitée, qui brillait toujours par son absence. « Peut-être qu’elle a du mal à trouver… » Peu probable, puisqu’elle était plus habituée à la capitale que Yeva ne l’était. Elle chassa cette pensée de sa tête et répondit plutôt à la question qui lui avait été posée. « Je vais bien, et toi ? Et comment va Tante Risya ? » Quant à la santé de son oncle, Yeva s'en souciait apparemment moins.

Et Ineska n'aurait pas amené son père à la conversation d'elle-même de toute façon, sujet réglé. "Des hauts et des bas... Mère enchaîne les périodes où elle peut sortir et où elle ne le peut. Au moins, elle arrive à exprimer ses refus sans que j'insiste lourdement si elle est certaine de vouloir quitter la maison. Il n'y a que pour la messe le matin, elle tient à y être à chaque fois même si ça l'épuise parfois pour la journée." Elle eut un sourire las et un profond soupire. "Pour ma part, je fais aller. Et ce très cher Pavel, comment se porte-il ?"

Le sourire de Yeva fondit en entendant les nouvelles peu encourageantes sur l’état de sa tante. Certes, une nette amélioration de son état relèverait du miracle, mais tout de même… Voir sa tante si aimable accablée par tant de maux lui crevait le coeur. L’étrange emphase d’Ineska sur le « très cher » sortit Yeva de ses réflexions moroses. Du sarcasme ? Si oui, que pouvait-elle bien reprocher à son mari ? « Il se porte bien. Lui et Père espèrent étendre leur réseau jusqu’à la Prusse. J’ai vu les plans pour la nouvelle gare : elle sera merveilleusement lumineuse. » Impossible de cacher son enthousiasme face au chef d'oeuvre en devenir.

Elle haussa un sourcil devant ce frétillement incongru. "Je ne m'attendais pas non plus que tu trouves ce nouveau... départ dans ta vie aussi palpitant. T'es-tu découverte une passion pour l'architecture ?" Sa remarque aurait été parfaitement suivie par une gorgée de thé ou le grignotage d'une petite douceur ou autre sucrerie délicate... mais la théière restait désespérément vide et la chaise de l'amie également ! "Ils comptent passer commande à la verrerie ?"

Invitez Oksana pour un rendez-vous à 13h et comptez qu'elle arrive vers 14h. Elle pourrait vous vendre des excuses comme quoi arriver à l'heure est considéré malpoli, mais même si l'étiquette stipulait qu'il fallait arriver à temps, Oksana en serait tout simplement incapable. La gestion du temps n'était pas un de ses points fort. Elle se perdait trop souvent devant son miroir ou avec le nez dans un magazine. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'elle arriva bien habillé et pas un cheveu déplacé. Il ne manquait plus que trouver la table de Yeva qui, malgré les efforts de Sana, avait encore tendance à disparaître dans le décor.

À la remarque de sa cousine, Yeva rougit légèrement. Sans doute faisait-elle une fois de plus très provinciale, à s’enthousiasmer ainsi sur un sujet banal pour les citadins aguerris. « Les bâtiments modernes allient des prouesses technologiques et des formes esthétiques, ce n’est pas une mince affaire », tenta-t-elle de se justifier. La mention de la verrerie de son oncle assombrit toutefois son visage. « Je pense que Père a déjà approché d’autres fournisseurs. » Ce n’était pas un secret que les deux beaux-frères étaient en froid, et Yakov Volkynsky préférait sans doute éviter d’être une nouvelle fois « redevable » à Sevastian Tselikovski.

"Mais je le conçois aisément, l'architecture est un point dont je devrai étudier tôt ou tard mais il me manque un professeur encore. D'abord me parfaire en comptabilité sans que mon père n'en sache rien." Ce qui, dans un pays où tout le monde était suspecté de tout, n'était pas des plus faciles. Il manquerait plus qu'on fasse courir le bruit qu'elle s'encanaillait avec ses professeurs privés ! "Oncle Yakov a bien fait, je pourrais même lui fournir le nom de quelques concurrents de renom plus à l'est de Moscou."

Quels sujets passionnants ! (Notez l'ironie.) Quelque chose qui allait rapidement changer si on permettait Oksana s'exercer son influence dans la conversation. Ah, te voilà ! s'exclama-t-elle en prenant place à table, comme si c'était Yeva qui était venu largement en retard. Son regard curieux s'arrêta évidemment sur Ineska, le temps de faire un jugement rapide de la cousine de sa nouvelle amie, mais rien en son visage ne dévoila ses possibles pensées. Ni même la surprise en découvrant ses yeux vairons.

Pas besoin d’être un génie pour voir que les relations entre Ineska et son père ne s’étaient toujours pas réchauffées. Yeva n’était pas surprise, mais elle était tout de même triste pour sa cousine et sa tante de voir son oncle toujours aussi froid et intransigeant. L’arrivée tant attendue d’Oksana lui ôta toutefois la chance de répondre, et elle l’accueillit d’un sourire. « Oksana ! Voici ma cousine, Inessa Sevastianovna Tselikovskaïa. Ineska, voici Oksana Vasilevna Morozova. » Elle ne commenta pas sur le retard de cette dernière : leur amitié était encore bien trop récente pour prendre ce risque.

Même en voulant paraître la plus amicale du monde, Ineska gardait un maintien impeccable qui la faisait souvent passer pour une jeune fille hautaine et froide (ce qui lui servait bien au demeurant pour éloigner les garçons trop aventureux). "Enchantée Madame Morozovna" la salua-t-elle avec un sourire. "Prenez place je vous prie, nous vous attendions justement pour le thé." Ou comment souligner l'air de rien son monstrueux retard.

Si elle avait compris la pique, elle ne le fit pas remarquer non plus. Elle était tout sourire en lui rendant son : "Enchantée". Tselikovskaïa ? Que savait-elle à propos de sa famille hormis qu'ils avaient les doigts trempés dans la verrerie ? Merde, clairement pas assez pour avoir le devant dans la conversation. Elle allait devoir s'informer auprès de son frère. Votre nom m'est familier, mais je ne pense pas que nous avions déjà échangé des mots. Cette Inessa était trop reconnaissable pour l'avoir oublié. Les yeux, bon Dieu !

Incorrigible Ineska. Elle ne connaissait même pas encore l’autre femme, qu’elle devait déjà lui lancer une pique. Heureusement la dernière arrivée ne sembla pas s’offenser de cet accueil qui flirtait avec les limites de la politesse. Yeva se doutait qu’elle devrait probablement dire quelque chose — sans être l’hôtesse, c’était tout de même elle qui avait organisé cette rencontre — mais elle manquait cruellement d’idées. « Eh bien il était temps d’y remédier. » Mouais, non. Elle était encore loin du sens de la répartie et de l’à propos des deux autres.

Et brave Yeva. Au moins participait-elle à la conversation, Ineska craignait qu'elle resterait effacée dans les échanges, petite spectatrice muette. "C'est possible" lui sourit-elle amicalement. "Les Tselikovski sont une vieille famille de Moscou... à moins que vous connaissez d'avantage les verrerie. Navrée en revanche si le votre me parle guère, je ne sors pas assez souvent hélas et j'ai une affreuse mémoire des noms."

Oh, vous n'aimez pas sortir ? C'était un truc de famille d'être reclus ? Au moins Yeva avait fait acte de présence à plusieurs événements et soirée depuis  son arrivée à Moscou, même si elle avait toujours l'air terriblement mal à l'aise aux yeux d'Oksana. Après, le manque de présence d'une autre jolie, jeune fille en âge de se marier ne la dérangeait pas du tout. Au contraire. "Un de perdu, dix de retrouvés" n'était pas une expression qu'elle aimait appliquer quand il s'agissait de trouver un mari. Une rivale de moins lui allait très bien.

Est-ce qu'Ineska ne venait pas d’insulter Oksana en mettant en avant le prestige de sa propre famille, tout en ne reconnaissant pas celle d’Oksana ? Ou était-elle en train de chercher trop loin ? Décoder les sous-entendus souvent multiples était une capacité que Yeva était encore loin d’avoir acquise et elle ne pouvait qu’espérer qu’elle se faisait des idées. Et que la réplique d’Oksana ne heurterait pas trop fort le nerf sensible qu’était la sévérité du père d'Ineska.

C'était exactement ce qu'elle venait de faire ! Mais uniquement dans le but de jauger de la réaction de l'autre femme. Qu'Oksana n'est fait ressortir que la seconde partie montrait au moins où se portait son intérêt -pour l'instant- mais quant à savoir pourquoi... "Uniquement les sorties que l'on ne m'impose pas et elles ne sont guère légions. Au cours de laquelle vous êtes vous rencontrées déjà ?"

Un événement de charité, une tombola, organisé par notre paroisse, lui informa Oksana avec un sourire. Pas le genre d'événements qu'elle adorait. Oksana préférait de loin les bals ou les soirées plus festives. Ce qui était organisé par l'église ne l'était pas souvent.

« La tombola qui recueillait des fonds pour l’orphelinat de la paroisse », précisa Yeva, qui avait déjà parlé de l’établissement à sa cousine lors d’une précédente conversation.

"Je vois... Jeune homme ?" alpaga Ineska en agitant la main. "Mesdames, que puis-je pour vous ?" les salua le serveur avec un révérence de la tête. "Vous avez une préférence pour le thé ? J'aimerai une douceur en accompagnement, à la pomme. Vous en prendrez également ?"

Faites-en une théière complète ; on pourra se servir, proposa Oksana. Cela évitera également de devoir appeler un serveur toutes les deux minutes. Si elles commendaient également de quoi accompagner le thé, elles devraient pas se lever ou se soucier de leur entourage pendant au moins l'heure suivante. Amplement assez de temps pour apprendre à se connaître. Oh et un assortiment de gâteaux, s'il vous plaît.

« Un baikhov noir peut-être ? », proposa Yeva. Elle avait découvert cette variété de thé quelques semaines après son déménagement à la capitale et l’appréciait particulièrement. Et puisque ni Ineska ni Oksana ne semblait vouloir trancher le choix du thé, autant faire d’une pierre deux coups.