Rappel du premier message :



« L’Amandine » était un salon de thé comme il y en avait de nombreux autres dans ce quartier huppé de Moscou, avec pour seule particularité sa spécialité : les gâteaux à la pâte d’amandes.

Mais ce n’était pas aux fameux gâteaux que Yeva pensait en sortant du taxi qui l’avait amenée là. Non, sa tête était remplie de scénarios possibles pour cette rencontre qu’elle avait organisée. Sa plus grande crainte était que ses deux « invitées » ne s’apprécient pas et que la rencontre tourne au fiasco.

Pourtant, Ineska et Oksana avaient de nombreux points commun. En plus d’avoir sensiblement le même âge, toutes deux étaient des Moscovites de naissance avec l’esprit affuté et une franchise qui tranchait avec les ronds de jambes verbaux si courants à la Capitale. Il n’y avait pas de raison que la rencontre se passe mal.

Et tout de même… Elle avait par exemple eu l’impression que quelque chose chiffonnait sa cousine. Etait-ce l’invitation en elle-même, ou la santé sa tante s’était-elle encore dégradée ? En tout cas, ces nouvelles questions ne faisaient rien pour apaiser Yeva, qui commençait tout juste à trouver ses marques dans sa nouvelle ville et sa nouvelle vie.

La blonde ne contesta pas les propositions et le serveur fut congédié à sa tâche. "Je me demandais Madame Morozovna, vous connaissiez déjà ce cher Pavel avant de rencontrer Yeva ?" demanda à brûle-pourpoint Ineska. Qu'elle fouille à peu sur les fréquentations de son presque-beau-frère ne devrait pas étonner sa cousine mais... des commérages bon sang ! A ne pas sortir que peu, elle n'était pas aussi souvent la page qu'elle le devrait.

Tiens, en voilà une question intéressante. Mais si la cousine de Yeva s'adressait à Oksana pour quelque chose de si délicat... Hormis le classique "nous sommes cousines et nous sommes proches" Yeva n'avait pas spécifié à quel point elles étaient proches. Entre sa nouvelle amie (dont elle espérait rester dans ses bonnes grâces) et la cousine inconnue, Oksana avait plus de loyauté envers la première. Elle lui adressa un regard qui sous-entendait une demande d'accord avant d'inviter des ragots non-voulus à leur table.

Bien qu’un peu directe, le question d’Ineska n’était en soi ni complètement insolite ni particulièrement périlleuse. Alors pourquoi cette demande silencieuse d’Oksana ? Avec un temps de retard, Yeva répondit d’un hochement de tête qu’elle espérait discret.

Même les non-dits avaient leur lot d'informations et Oksana était plus discrète sur les affaires d'autrui qu'elle aurait pu le penser ; parfait, nul besoin qu'une commère maladroite sème les confidences de sa cousine aux quatre coins de la capitale. Inessa était restée silencieuse le temps de l'échange muet et accueilli de nouveau le serveur avec un sourire, commençant le service sitôt partit.

J'imagine que comme pour la plupart des individus de... Comment le dire sans paraître complètement hautaine ? De cette nouvelle classe ? C'était pas gagné, mais au moins les filles comprendraient sans le besoin de sous-entendus. C'est un nom qui est sorti soudainement de nulle part. Je pense que les habitués dans les cercles — les mauvaises langues si vous voulez — questionnent la lignée. Mais nous savons tous qu'avoir un vieux nom ne nous épargne pas des scandales. Au contraire ! Je pense qu'un nouveau nom parmi les nôtres est plus que la bienvenue.

Mine de rien, Yeva était tout aussi intéressée qu’Ineska par ce qu’Oksana avait à raconter. Après tout, sa propre entrée en société datait d’après son mariage avec Pavel, et par conséquent les propos négatifs ou mitigés à son sujet n’arrivaient pas ou peu jusqu’à elle. Restait à savoir si la contradiction des mauvaises langues à la fin de la tirade d’Oksana était sincère ou ajoutée pour ménager ses sentiments. Vu que Yeva avait commencé à vraiment apprécier la jeune femme au cours des derniers mois, elle espérait que la première option était la bonne.

"Je n'ai rien eu également à me mettre sous la dents avec les Bogomolv" lui confirma Ineska sans rentrer plus dans les détails. Bien sûr qu'elle avait cherché à en apprendre plus sur ce voleur de cousine ! Or, même son père n'avait rien eu à redire sur lui, que ce soit pour l'homme ou l’entrepreneur... ce qui ne voulait pas dire grand chose à ses yeux. "Mais j'espérais un avis plus personnel, ma chère." Comment ça il était inconvenant de parler de l'époux d'une jeune mariée devant cette dernière ?? Vous lui en direz tant. "D'ailleurs, je prie que tu n'ais pas eu à souffert de racontars Yeva ?"

"Ma chère" ? Elle lui adressait un peu familièrement pour quelqu'un qu'elle venait de rencontrer il y a à peine 15 minutes. Sa première tasse de thé n'était même vide. Oksana se demandait brièvement s'il y avait de la rancune dans sa voix, mais elle ne connaissait pas assez bien cette nouvelle rencontre pour proprement situer ses intentions. Au lieu de commencer un drame où il n'y en avait pas, Oksana tourna son attention sur Yeva, à qui on venait de poser une question.

Décidément, Ineska ne lâchait pas l’affaire. Pourvu qu’elle ne paraisse pas trop insistante à Oksana. Yeva jeta un regard à son amie pour tenter de jauger si elle devait intervenir, mais elle fut coupée par le retour de l’attention des autres sur elle. « Pas à ma connaissance. » Ce qui ne voulait encore rien dire, et les deux autres en étaient forcément conscientes. Ineska car Yeva avait fréquemment fait appel à elle pour tenter de comprendre les codes de la capitale, Oksana car elle avait remarqué dès leur première rencontre combien bon nombre de ces codes lui échappaient encore.

La blonde eut une moue (aka un air finement désabusé) en voyant que la nouvelle ne trahirait pas Yeva et ses secrets aussi facilement. Quelque part, cette constatation la peina un peu mais Oksana restait tout de même de meilleure compagnie que Pavel. Elle la laissa répondre à sa guise mais sentait bien qu'avec son caractère acide, elles iraient sur une pente glissante. "Au fait, Madame Kuznetsova a-t-elle enfin réussi marier son fils ? Mon père ne me parle plus de lui." Pas si la ramasse niveau potin la Tselikovskaïa recluse.

Oh oui. Une jolie jeune fille de Minsk. A peine 17 ans, mais soi-disant c'était le coup de foudre. Vu le sourire qui décora les lèvres d'Oksana, elle ne partageait pas le même avis. Pourquoi le demandez vous ? Vous étiez intéressée ? Il y avait quand même des meilleurs hommes sur le marché que le fils de Madame Kuznetsova !

Tiens, voyait-elle les premiers signes d’une possible entente ? En tout cas, le mariage du dernier candidat en date du père d’Ineska était une bonne nouvelle pour cette dernière. Yeva espérait que la jeune fille de Minsk était heureuse dans ce mariage, mais elle était égoïstement ravie qu’au moins elle l’ait épargné à Ineska. À l’idée que cette dernière ait pu être intéressée par ce mariage, Yeva dissimula rapidement un sourire amusé en prenant une gorgée de thé.

"Intéressée oui, on peut le dire quelque part. Mais le terme exact serait plus soulagée, cet homme a bien peu de manières." Quitte à se passer la corde au cou, autant trouver un mari convenable... et Ineska trouverait certainement une liste de critères longue comme la Volga pour se défiler encore quelques années. "Je vais finir par croire que les célibataires intéressants et charmants sont une légende urbaine.... sans offense pour Pavel" crut bon de rajouter Inessa, plus pour la forme que le fond.

Cela dépendra de ce que vous trouvez intéressant. La réponse d'Ineska n'avait pas été assez satisfaisante pour Oksana, qui essayait surtout de découvrir si elle venait de gagner une rivale pour sa chasse au mari. Et une deuxième remarque pour Pavel. Hm. Il y avait certainement une histoire derrière ça !

« Pavel n’étant pas célibataire, je ne l’avais pas considéré visé », répondit Yeva du tac au tac avec un sourire parfaitement innocent. Elle prit ensuite une gorgée de thé, laissant les deux autres débattre des caractéristiques qu’un célibataire devait posséder pour être qualifié de « charmant » et « intéressant ».

"Pour la faire courte... un célibataire intéressant à mon sens aurait surtout une autre femme en vue et me laisserait en paix." La messe était dite. "Ce thé est délicieux, vous ne trouvez pas ?" continua Ineska dans un grand sourire, comme si elle ne venait pas du tout d'énoncer à mi-mots ce qu'elle pensait de son futur hypothétique-non-existant mariage. Elle n'avait déjà pas très envie de se trouver un mari mais depuis l'alliance de Yeva, la question était réglée : niet.

Le thé était délicieux, mais pas autant que les nouvelles que la blonde venait de leur apporter. Enfin... En vue de la tête de Yeva, dont la mâchoire n'était pas tombé par terre en entendant les mots de sa cousine, ce n'était pas vraiment une nouvelle pour elle. Oksana, cependant, était curieuse d'en apprendre plus. Et ben dis-donc... quel homme vous a heurté au point de renoncer à l'espèce entière ?

Voilà qui était pour le moins franc. Si Yeva connaissait la position de sa cousine sur ce sujet, elle était quelque peu surprise que celle-ci l’énonce de but en blanc à une inconnue. Puisqu’elle ne pouvait pas délicatement réorienter la conversation (quelqu’un de plus doué en aurait sans doute été capable), elle se contenta d’observer avec une curiosité mêlée d’inquiétude comment Ineska répondrait à la question d’Oksana. Certes, Yeva appréciait son amie et elle lui faisait globalement confiance, mais était-ce réellement une raison pour étaler le linge sale de la famille ?

Apparemment, les récents écarts sulfureux d'Ineska en société n'étaient pas encore connus de tous, un détail à corriger. A sa décharge, le verre qu'elle avait malencontreusement jeté renversé sur le dernier idiot qui lui avait couru après était à moitié vide (mais d'un cocktail qui partait difficilement au lavage... oups ?). "Madame Morozova, avez-vous eu vent de l'opiniâtreté de l'homme du monde qu'est Sevastian Tselikovski ? On le dit intransigeant et quelque peu... impitoyable en affaire mais sachez que mon père reste un homme constant : il est aussi imbuvable au travail qu'à la maison."

Oksana pouffa. Il ne lui fallait pas plus que ces mots-là pour être convaincu que, malgré leurs différences flagrantes, elles risquaient très bien s'entendre. Oh je vois parfaitement ce que vous voulez dire, Madame Tselikovskaïa. C'est bien pour ça qu'il fallait être rapide avec les quelques spécimens exceptionnels.

Si Yeva approuvait la description parfaitement correcte qu’Ineska faisait de son père, elle n’était pas sûre qu’il soit judicieux d’être aussi… franche en public. Ca n’empêcha toutefois pas un sourire de lui échapper, sourire qu’elle dissimula en prétendant de s’essuyer les lèvres avec sa serviette. Elle aurait pu intervenir pour tenter de relativiser la vision d’Ineska, mais c’était une cause perdue et elle tenait plus à sa relation avec sa cousine qu’à plaider la cause du mariage. Mariage dont Ineska n’avait objectivement pas forcément besoin, n’en déplaise à son père. Au moins, la franchise de sa cousine ne semblait pas choquer Oksana.

"Que pensiez-vous de nous soutenir mutuellement dans ce cas ? Je suis tout à fait disposée de chanter vos louanges à quelques partis que vous trouveriez à votre goût. En peu d'entre-aide féminine nous serait profitable, une sorte de donnant-donnant." Même s'il s'agissait plus de donnant-gardé dans son idée.

Bien qu'elle fit confiance à Yeva, Oksana ne connaissait pas encore assez bien Ineska pour répondre autrement qu'avec un petite sourire poli. Elle reconnaissait trop bien cet "entre-aide féminine" qui terminait assurément avec un poignard dans le dos. Elle en était coupable elle-même après tout. Evidemment...

Yeva connaissait parfaitement les motifs de l’offre d’Ineska et n’était même pas surprise qu’elle l’ait faite. Enfin, et sa cousine et son amie trouveraient leur compte dans cet arrangement, c’était le principal. Même si elle doutait qu’Oksana ait besoin d’aide pour trouver un bon parti, un coup de main bien effectué ne faisait jamais de tort. Elle ne résista toutefois pas à taquiner Ineska : « Vu ta réputation, tes louanges pourraient bien être à double tranchant. »

La blonde haussa un sourcil, sa tasse de thé à portée de lèvres. "Est-ce un mal ?" lui répondit-elle sur le même ton moqueur. "Vous ne me semblez pas être, Mademoiselle, une de ces jolies plantes de salon que l'on garde sous la main pour uniquement les sortir à l'air libre les jours de soleil. Les roses, elles, supportent mal de grandir dans un pot et leurs épines n'y sont pour rien."