Rappel du premier message :



« L’Amandine » était un salon de thé comme il y en avait de nombreux autres dans ce quartier huppé de Moscou, avec pour seule particularité sa spécialité : les gâteaux à la pâte d’amandes.

Mais ce n’était pas aux fameux gâteaux que Yeva pensait en sortant du taxi qui l’avait amenée là. Non, sa tête était remplie de scénarios possibles pour cette rencontre qu’elle avait organisée. Sa plus grande crainte était que ses deux « invitées » ne s’apprécient pas et que la rencontre tourne au fiasco.

Pourtant, Ineska et Oksana avaient de nombreux points commun. En plus d’avoir sensiblement le même âge, toutes deux étaient des Moscovites de naissance avec l’esprit affuté et une franchise qui tranchait avec les ronds de jambes verbaux si courants à la Capitale. Il n’y avait pas de raison que la rencontre se passe mal.

Et tout de même… Elle avait par exemple eu l’impression que quelque chose chiffonnait sa cousine. Etait-ce l’invitation en elle-même, ou la santé sa tante s’était-elle encore dégradée ? En tout cas, ces nouvelles questions ne faisaient rien pour apaiser Yeva, qui commençait tout juste à trouver ses marques dans sa nouvelle ville et sa nouvelle vie.

Pourquoi ? Connaissant Ineska, pour faire enrager son père, sans doute. Mais Yeva se garda bien d’une telle observation face à Oksana. « Ces soirées doivent être joliment bariolées. » Un véritable tour du monde sans quitter Moscou, ou peut-être l’impression d’être plongée dans les coulisses d’un opéra ! Voilà qui donnait en tout cas fort envie d’assister à un tel événement !

"Pour faire enrager mon père. Et puis c'est amusant de varier les sujets de conversations avec ces messieurs... jusqu'à ce qu'ils remarquent l'imposture; beaucoup partent courroucés ." Il ne leurs fallait pas grand chose, vraiment. "Et si nous choisissions nos prochains costumes ensemble ?? Je peux me renseigner directement auprès de Madame Nikitin pour le thème, nous aurons le temps de nous y préparer." Même si deux semaines restaient un défi pour une tenue déguisée digne de ce nom.

Vous voulez que nous... coordonnions nos costumes ? Quelle horreur. Comme les jumelles Pasternak. Elles avaient 15 ans, mais ressemblaient à des poupées habillées par leur mère. Toujours comparés, toujours ensembles. Oksana voulait sortir du lot, pas fondre dans le décor. Cela va à l'encontre du but de ces soirées, vous ne pensez pas ?

Et… Ineska l’avait dit. Yeva n’était même pas surprise, quoiqu’un tantinet désespérée. Oksana allait avoir une bien étrange vision de sa famille. Enfin, non, pas étrange : parfaitement (trop) correcte. Yeva en aurait presque raté la suite de la discussion, mais se reprit à temps pour entendre que coordonner ses costumes était apparemment un faux-pas. « Pourquoi cela ? » Elle avait beau être à Moscou depuis environ un an, il y avait encore tant de non-dits, sous-entendus et règles tacites qu’elle ne comprenait pas.

"Ais-je parlé d'une coordination ? Comme vous le dîtes, c'est nullement le but et je préfère que ma cousine se libère pleinement et essaye ce qui lui plaît vraiment." Oui, c'était une perche. "Avez-vous déjà quelques idées si le thème reste libre ? Par simple curiosité..." Et s'assurer que Yeva n'en fasse ni trop, ni pas assez.

Elle avait beau à être la cousine de son amie, mais Oksana ne lui faisait certainement pas assez confiance pour lui dévoiler toutes ses idées. Ca ne serait pas la première femme qui prétend être intéressée pour ensuite se présenter au bal vêtue de ses idées. Pour Yeva ?

« Je suis juste là, vous savez », s’amusa la principale intéressée, qui venait de mettre un petit gâteau aux amandes sur son assiette. « Et je ne suis pas contre quelques suggestions, histoire d’avoir au moins un point de départ. » Et d’éviter de se planter monumentalement, parce que même masquée, cela serait fort embarrassant.

"C'est son baptême de l'air après tout" eut-elle un clin d'œil pour Oksana. "Ces soirées, ma chère cousine, sont surtout l'occasion de se libérer donc... as-tu souvenir d'avoir voulu être autre chose enfant ? Une scientifique ? Un grand philosophe ? Une princesse d'une lointaine contrée ?" Yeva était plus discrète qu'elle mais savait être une grande rêveuse. "Ou en jockey ? Pourquoi pas ! Tu n'as que l'embarras du choix."

Et d'un costume mal créé, ajouta Oksana, qui se rappela encore très bien les ragots d'il y a deux ans au sujet d'une jeune adolescente avec un costume mal taillé. Les soirées étaient coûteuse... mais aussi l'opportunité parfaite pour afficher sa richesse (ou arrêter les commérages sur sa perte).

Avait-elle voulu être autre chose dans son enfance ? Pas spécialement, non. Aller voir le monde au-delà du domaine et porter des belles robes comme les dames dans les romans, mais c’était maintenant chose faite. Contrairement à sa cousine, elle était parfaitement satisfaite par sa vie, ce qui ne l’avançait pas énormément dans l’élaboration d’un costume. Pas plus que le commentaire d’Oksana. « Mal créé ? Comment cela ? »

La blonde leva sans grande discrétion les yeux aux ciels. De toutes les informations que Yeva avait eu, elle n'avait retenu que celle-là. Ne savait-elle donc plus s'amuser ?

Il faut un costume de qualité, évidemment ! répondit Oksana qui s'étonna de devoir expliquer quelque chose d'évident. Montrer sa richesse n'est-il pas un des intérêts principals de ce genre de soirées ? D'où l'importance de trouver un costume bien à l'avance. Cela laisse le temps de trouver un tailleur avant qu'il ne soit trop tard. Alors, une idée qui t'intéresse déjà ?

« De qualité » revenait à énoncer l’évidence sans avancer Yeva. Elle se doutait bien que le but n’était pas d’arriver en guenilles. Mais elle commençait à craindre de manquer de temps s'il fallait élaborer un costume et laisser le temps à un tailleurs de le réaliser. Tant pis, dans le pire des cas elle aurait déjà des idées pour la prochaine soirée déguisée, c’était toujours ça de pris. « Eh bien… J’aime bien les robes amples. Elles ont un joli mouvement quand on danse. » Et voilà qu’elle piquait un fard ! C’était absolument ridicule ! Elle rougissait comme une gamine à son premier bal alors qu’elle était une femme mariée avec un enfant !

Une robe ample ? Ineska se retient de justesse, se rappelant que Yeva avait été par sa mère qui n'était pas genre à s'offrir des libertés vestimentaires. "Uhm.... dans un style orientale ? Bohémienne ? Asiatique ? Tu devrais essayer quelque chose de coloré." Le "pour changer" était amplement sous-entendu. "Une bohémienne, ça me tenterait presque" fut-elle soudainement pensive.

Je vois que tu as besoin d'un peu d'inspiration ! s'exclama Oksana qui y voyait une opportunité en or. Evidemment nous allons dans aucun cas être satisfaites avec quelque chose de préconçu — pas elle en tous cas — mais j'ai une suggestion. Elle se pencha en avant comme si elle était sur le point de partager un potin juteux. Allons faire du lèche-vitrine. Question de trouver des idées, bien sûr. Rien d'autre.

Yeva n’était pas sûre que s’habiller en bohémienne soit très judicieux si elle voulait acquérir un tant soit peu de respect dans la haute société moscovite. Elle n’était pas non plus sûre de comment en informer Ineska et fut donc ravie de la diversion proposée par Oksana : « Oui, je pense que ce sera plus simple pour moi si j’ai un point d’ancrage plutôt que de partir de zéro. » Elle admettait une fois de plus sa méconnaissance de la mode. Au moins elle savait ce qu’était du lèche-vitrine depuis le temps et elle avait eu la présence d’esprit de ne pas le prendre au pied de la lettre la première fois qu’Oksana lui avait proposé cette activité.

Mais Ineska se moquait pas mal du bruit claquant des rumeurs, à en oublier que sa cousine n'avait pas le même état d'esprit. "Des boutiques ? Très bonne idée ! Je manquais de pantalons" rayonna la blonde. "Et de chaussures. Quand seriez-vous libres ? Je vous présenterais un petit restaurant français à l'occasion, vous êtes mes invitées."

Les pantalons étaient évidemment à la mode, mais Oksana ne cachait pas qu'elle préférait toujours et encore les robes. Ou du moins un pantalon avec un manteau qui lui rappelait les robes à froufrous qu'elle portait à l'adolescence. Je peux me libérer n'importe quand. Le luxe (ou le malheur) d'une femme célibataire.

Sans surprise, Yeva ne s’était jamais essayée à porter des pantalons et n’envisageait pas de le faire dans un futur proche ou lointain. Pas même pour monter à cheval, ce qu’elle faisait en robe et en amazone. « J’aide pour le goûter de la paroisse samedi prochain et j’ai déjà accepté une invitation jeudi après-midi, mais ce sont mes seules contraintes. » Son agenda s’était fort rempli par rapport à ses premiers temps à Moscou, mais il restait moins chargé que si elle avait baigné dans les mondanités depuis sa plus tendre enfance. On ne rattrape pas un tel retard de relations en un an à peine, surtout avec la personnalité de Yeva.

"Mardi matin donc ? J'ai un thé avec une voisine que je cherche désespérément à éviter donc je vous en supplie, dîtes-moi que cela vous convient..." Même si l'excuse était uniquement factuelle. "Nous pourrions même déborder sur l'après-midi, un nouveau chapeau te serait profitable Yeva... et à moi aussi. J'en cherche un rouge depuis des lustres mais rien qui me satisfait..." La dure vie des femmes bien nées, vraiment.

Par-fait ! Oksana applaudit avec enthousiasme. Vous pensez que Yeva serait acceptable pour nous "chaperonner" ? Elle était peut-être mariée, mais dans les yeux de certains : à peine ! Sinon nous allons devoir trouver quelqu'un d'autre ou mon père risque forcer mon frère ou pire encore (!) ma mère de nous accompagner.

« Parfait pour moi aussi. » Et maintenant qu’Ineska le mentionnait, elle devrait peut-être bien se trouver un nouveau chapeau, même si elle aimait beaucoup celui qu’elle avait actuellement avec elle. Yeva avait bien assimilé qu’on ne pouvait pas fréquenter la haute société moscovite sans varier sa garde-robe suffisamment régulièrement. « Techniquement, je devrais pouvoir compter comme chaperon… » Même si l’idée lui faisait tout drôle vu qu’elle était celle des trois qui connaissait le moins bien la ville. « Sinon peut-être que Tante Larissa pourrait venir ? » Sous-entendu : si sa santé le lui permettait actuellement.

Yeva était adorable et ne pensait pas à mal mais la santé fragile de sa mère n'était pas un fait à mettre trop souvent au grand jour, encore moins devant une belle jeune femme à peine rencontrée. Elle n'avait rien contre Oksana mais ne voulait pas causer plus de gène à sa mère si elle n'arrivait à tenir la journée. Je ne pense pas que les boutiques que nous allons fréquenter lui conviendront, ni notre enthousiasme. Elle n'aime pas spécialement sortir... généralement, notre majordome s'occupe de ce rôle avec moi." Officiellement. Dans les faits, Ineska allait où elle voulait et avec qui.

Un homme ? s'étonna Oksana un peu trop rapidement. C'est le genre de pensées qu'on a tendance à garder pour soi; en buvant une autre gorgée de thé ou en se re-servant un petit gâteau, par exemple. La famille d'Ineska semblait être plus progressive que la sienne. Jamais ses parents autoriseraient sa sortie avec un chaperon masculin si ce n'était pas un membre de sa famille. Surtout pas depuis l'incident entre le majordome de son père et une des femmes de chambre.

Yeva n’insista pas pour ne pas attirer trop l’attention sur la fragilité de sa tante, mais elle non plus n’était pas trop enthousiaste à l’idée de se faire accompagner par le majordome de sa cousine. Si elle devait faire des essayages de vêtements, elle aimait autant être entourée exclusivement de femmes — et de femmes qu’elle savait bienveillantes, et qui l’aiguilleraient donc dans la bonne direction. « C’est vous les habituées de Moscou, est-ce qu’il nous faut encore absolument un chaperon, ou est-ce que c’est purement pour la forme et je suffis comme alibi ? »