Soupe tomates boulettes, lasagnes bolognaise, salade tomates mozarella… Tous des plats qu’Eibhlín connaissait par coeur pour les avoir préparés un nombre incalculable de fois depuis qu’elle avait été engagée à l’hôtel. Et pourtant, elle n’avait jamais réalisé à quel point les tomates semblaient omniprésentes dans le menu (à l’exception des desserts).

« Il faut que vous arrêtiez de mettre des tomates partout ! »

C’est fou comme une petite phrase sans queue ni tête retrouvée dans ses notes (elles-mêmes très décousues) refusait de lui sortir de la tête. Une phrase qui n’était d’ailleurs pas d’elle, mais d’un fantôme non-identifié qui avait pris le contrôle de sa plume il y a une dizaine d’années. Elle n’avait pourtant pas l’habitude de chercher un sens profond dans ces gribouillis fantomatique… mais peut-être qu’elle devait en effet suggérer à la direction de varier les ingrédients sur la carte, ne fut-ce que pour offrir plus de diversité aux allergiques. Mais plus tard : pas en plein coup de feu, alors que la majorité des résidents de l'hôtel venait de passer commande et qu'elle se noyait dans les plats à préparer.

Such a lovely place
Le restaurant de l'hôtel peut accueillir jusqu'à une cinquantaine de personnes mais c'est tout juste une quinzaine de places qui sont occupées.
Gilroy et le reste de sa famille s'installent. Depuis quelques jours qu'ils sont sur l'île, ils ont déambulé dans l'hôtel et le village. Ce matin, la fontaine qui s'allumait parfois sans prévenir laisse Aodh perplexe.
"Bon, et si l'on mangeait ? Qu'est-ce qu'il y a de bons au menu ?" demande Daniela.

Le menu en question était pour le moins éclectique, marqué par le passage des cuisiniers successifs de l’hôtel. Un natif de l’île y avait ajouté bon nombre de plats contenant du poisson et des fruits de mer, un Italien des pâtes en tous genres, un Indien avait rehaussé le taux d’épices de la carte… Et puis bien sûr, il y avait cette abondance de tomates qu’Eibhlín avait remarquée récemment. Eibhlín qui était actuellement en train de jongler entre les poêles et les casseroles, parce que même une quinzaine de clients, c’était beaucoup quand il n’y avait qu’une personne derrière les fourneaux.

"Eh bien, rien de nouveau par rapport à hier. Des pâtes, du riz, des fruits de mer. Celui-ci s'est commandé une salade de tomates mozzarella, ce n'est pourtant pas la saison. Aodh semble soudain très perturbé. Qu'est-ce qui ne va pas Aodhán ?
- Rien…
- Qu'est-ce que tu veux manger ? Ce sera poisson pour moi.
- Ouh, je vais tester le riz pilaf. dit Daniela.
- Est-ce qu'il y a des tomates dedans ?
- Pas que je sache.
- Tu aimes les tomates pourtant.
- C'est que…"

Le coup de feu, bien sensible en cuisine, se faisait bien moins sentir dans la salle. Par conséquent, un serveur (un étudiant jobiste natif de l’île) ne tarda pas à approcher la table une fois que la famille sembla prête à passer commande. « Est-ce que vous avez fait votre choix ? »

"Nous prendrons deux riz pilaf et une assiette de merlan."
Simple et efficace. Gilroy estime avoir choisi le plus simple. Son frère n'a pas à se torturer pour un choix de plat ; il récupère tout juste du sommeil.
"J'aurais une question : comment faîtes-vous pour avoir de la tomate en plein hiver ?" demande abruptement Daniela.

Le serveur nota la commande, avant de se figer en entendant la question à laquelle il ne s’attendait clairement pas. Il ne travaillait que quelques heures par semaine à l’hôtel pour se faire un peu d’argent et ne s’était jamais intéressé à la provenance des aliments. « Euh… Je sais pas, mais je peux demander en cuisine si vous voulez. »

"Oui, quand l'équipe aura le temps, naturellement. Je suis très curieuse d'apprendre l'astuce. Je n'ai… pas vu de serre dans le coin."
Après le départ du serveur, elle se tourne vers Gilroy.
"Une mini-serre, ce serait une idée pour notre maison.
- Euh… Non.
- Qu'est-ce qui te dérange, Aodhán ? C'est la deuxième fois que tu deviens pâle en voyant des tomates."

« L’équipe » en question était à mi-chemin entre une poêle avec un pavé de saumon et une casserole de béchamel quand la question inattendue lui parvint. Elle aussi buggua un moment avant de répondre : « Bah… C’est des boites de conserve. » Les clients s’attendaient-ils vraiment à une réponse différente sur une île ravitaillée une fois par mois avec neuf mois de pluie par an ? Même en été, faire pousser des tomates tiendrait du miracle. Le serveur, ravi d’avoir sa réponse, laissa Eibhlín à sa tambouille et repartit en salle : « C’est des tomates en conserves », annonça-t-il.

"Je viens de me rappeler un rêve récurrent… Je suis poursuivis et quand je me retourne, ce sont des tomates géantes. Elles ouvrent la bouche et finissent toujours par me manger.
- Eh bah.
- Quoi ? Juste en conserve ? Je ne savais pas que ça se mettait en conserve ça aussi. constate Daniela avec une pointe de déception. Merci, monsieur.
- Pendant ton rêve, est-ce que tu penses à allumer une bougie ? Essaye d'y penser ce soir". conseille Gilroy.

En bon étudiant, le serveur vivait de pâtes, de sauces en bocal et de fromage. Il n’avait donc jamais creusé les méthodes de conservation des fruits et légumes et haussa simplement les épaules. Il laissa la famille discuter, et ne revint qu’une fois les riz pilafs et le merlan prêts. En cuisine, le rythme commençait entre-temps à ralentir un peu, et Eibhlín poussait un soupir de soulagement. Elle ne dirait pas non à un collègue en cuisine.

La famille se remplit donc la panse. L'assiette vidée, Daniela prend la parole :
"Cela va faire plusieurs jours qu'on est ici et je n'ai toujours pas vu le cuistot, je voudrais le ou la remercier ! C'est important de recevoir une juste appréciation de son travail. Cette île ne peut pas se permettre de payer un maître trois étoiles. Vous savez quoi ? Je vais le faire tout de suite !
- Tu ne veux pas attendre le dessert ?"
Gilroy est trop confortablement assis pour bouger.

Comme attiré par le mot « dessert » (ou, plus probablement, alerté par les assiettes vides), le serveur réapparut pour débarrasser la table. « Est-ce que vous voulez que je vous apporte la carte pour choisir un dessert ? »

« Nope, pas de changement », confirma le serveur en prenant note de la commande. Il disparut à nouveau en cuisine et ne tarda pas à réapparaître : contrairement aux plats, préparés sur place, bon nombre de desserts étaient fournis par le boulanger-pâtissier et quelques autres artisans de l’île. Ce qu’Eibhlín appréciait énormément : autant elle aimait cuisiner, autant elle était incapable de faire assez de pâtisserie pour tous les clients de l’hôtel, même peu fréquenté comme il l’était.

Miam miam ! Aodh peut déjà oublié cette histoire à dormir debout de tomates mangeuses d'hommes même si Gilroy ne manquera pas de lui rappeler les conseils pour un rêve serein.

Welcome to the Hotel California
Such a lovely place
Such a lovely face
They're livin' it up at the Hotel California
What a nice surprise
Bring your alibies

Une fois les derniers desserts finis, le serveur ramena les assiettes et coupes vides en cuisine, et Eibhlín put finir sa vaisselle, ranger la cuisine et préparer ce qui devait l’être pour le service du soir. Une fois toutes ces tâches accomplies, elle partit s’asseoir dans le restaurant avec un éclair au chocolat. Théoriquement elle était plutôt censée manger en cuisine, mais ce n’étaient pas les places libres qui manquaient.

Daniela n'a pas oublié sa bonne résolution de plus tôt et s'approche poliment de la dame.
"Bonjour madame, excusez-moi. C'est bien vous la cuisinière ? Je voulais vous dire merci de nous nourrir tous les jours. Je sais que vous êtes payée pour ça mais nous trouvons vos plats savoureux."
La jeune femme sourit. Derrière elle, Gilroy et son petit frère regarde la scène.

C’est fou comme Eibhlín avait bien plus de fans maintenant comme cuisinière qu’elle n’en avait jamais eu comme écrivaine. Bon, sans doute parce qu’elle n’avait jamais été publiée alors que des gens mangeaient ses plats chaque jour. Quoi qu’il en soit, ça faisait plaisir que son travail soit apprécié, et elle répondit par un sourire ravi : « Merci à vous, contente que ma cuisine vous plaise ! »

Gilroy s'avance ; une idée lui est venue.
"Depuis combien de temps travaillez-vous à l'hôtel ?"

Oh, deux fans interlocuteurs ! De mieux en mieux ! Eibhlín fit signe aux deux autres de s’installer à sa table s’ils le voulaient (ça serait pas plus mal si elle ne voulait pas attraper un torticolis). « Environ… un peu plus de deux ans il me semble. » Elle ne comptait pas vraiment. Plus que pas mal de membres du personnel, moins que les réels piliers de l'équipe.

Gilroy prend la chaise la plus proche de son interlocutrice et s'assoit en croisant les bras sur le dossier, comme s'il avait une relation très sérieuse avec un enfant (déformation professionnel).
"Mon nom est Gilroy O'Luinigh, voici mon épouse Daniela et mon petit frère Aodh et vous, madame, comment doit-on vous appeler ?"
Il est clair que ces présentations ne sont là que par politesse. Le rouquin a autre chose en tête.

Eibhlín remarqua le choix d’utilisation de chaise original du dénommé Gilroy, sans pour autant y prêter une attention particulière. « Eibhlín Blake, enchantée. » Elle leur aurait bien tendu la main, mais celle-ci était actuellement poisseuse à cause de l’éclair.

"Depuis les deux ans que vous travaillez à l'hôtel, vous avez parfois senti d'étranges ondes, n'est-ce pas ? Les rumeurs sont en partie vraies."
Et Gilroy ne plaisante pas avec ce genre de choses. Sa mère est morte à cause d'un fantôme et avait des visions tout comme son frère.

We haven't had that spirit here since 1969
And still those voices are calling from far away
Wake you up in the middle of the night
Just to hear them say
Welcome to the Hotel California!

D’un côté, Eibhlín était parfaitement au courant des consignes de la direction de l’hôtel concernant les… bizarreries de l’endroit. De l’autre, elle-même avait été cliente suffisamment longtemps pour réaliser qu’il y a des choses qu’on ne peut pas nier sans donner l’impression au client qu’on le prend pour un imbécile. Elle resta donc prudente, préférant ne pas trancher tant qu’elle ne savait pas à quel point les événements paranormaux de l’hôtel avaient marqué ces clients-ci : « Quel genre d’ondes ? »