Rappel du premier message :



Luka marchait le long d’une avenue anonyme d’un pas pressé, la capuche relevée autant par souci de discrétion que pour se protéger de la pluie qui tombait depuis plus d’une heure avec une régularité déprimante. Au moins le froid était-il supportable malgré le soir qui tombait. Et ce temps lui permettait de passer inaperçu.

Luka aurait dû être chez lui, lisant tranquillement dans son bureau en sirotant un verre de whisky. Mais il avait reçu des nouvelles dans la journée, des nouvelles qui exigeaient une réponse immédiate. Alors il avait pris un risque. S’il était arrêté ici, il aurait bien du mal à justifier ce qu’il l’amenait dans un quartier aussi excentré, d’autant qu’il n’avait aucun client dans les environs. Plus maintenant du moins. Mais il se trouvait toujours à deux rues de là une planque qui, à sa connaissance, n’avait pas été découverte par la milice. Une planque dans laquelle il allait déposer un message, dans l’espoir que l’information qu’il transmettrait remonterait suffisamment haut suffisamment vite.

Luka tourna à un coin de rue et, sans hésitation, s’engouffra sous une arche. Il déboucha sur une petite cour intérieure, grimpa les quelques marches de l’escalier à droite et, après un dernier coup d’oeil dans son dos, poussa le battant de la lourde porte en bois. Elle pivota en silence, elle n’était pas verrouillée. Il faisait aussi froid à l’intérieur que dehors mais au moins il ne pleuvait pas. Luka repoussa sa capuche et tâtonna en quête de lumière.

Luka n'insista pas. Le jeune homme paraissait très profondément endormi, et lui devait agir vite. Il manoeuvra la couverture pour préserver la décence du dormeur menacée par le clair de lune puis envisagea les différentes options qui s'offraient à lui. Il était hors de question que son personnel voient le zootrope. Il devait donc le déplacer à un endroit auquel ils n'avaient pas accès avant que quiconque se réveille. Il y avait un sofa dans son étude, cela ferait l'affaire. Luka souleva le jeune homme qui pesait tout de même son poids, embarquant en même temps la couverture, et monta rapidement à l'étage avec son fardeau.

Le déplacement n'écorna même pas la surface des rêves du bel endormi. Malgré la difficulté qu'éprouva le médecin à le porter à l'étage, il dormait toujours aussi profondément lorsqu'il le déposa sur le sofa. Il n'y avait aucun doute sur le fait qu'il n'émergerait pas avant la fin de la nuit.

Luka réajusta la couverture en observant pour la première fois le visage paisible du dormeur. Bien plus paisible que lorsqu'il était éveillé, Dieu soit loué. Soudain il se figea, sous le choc. Seigneur, je connais cet homme ! Il avait même été son professeur, quelques années en arrière. Sous le coup de la surprise, Luka faillit réveiller le jeune homme mais il se ravisa. Il avait plus besoin de sommeil que lui-même de réponses. Se passant la main dans les cheveux, l'esprit à la fois agité et embrumé de sommeil, Luka redescendit se coucher sans oublier de fermer la porte de l'étude.

Pas un bruit ne s'échappa de l'étude jusqu'au matin. Derrière la porte fermée nul n'aurait pu deviner que la pièce était occupée, ou que subtilement, l'atmosphère de la maisonnée avait changé. Lorsque les rayons du soleil commencèrent à percer derrière les volets, seulement alors, un bruit feutré, léger, vint déranger la quiétude du lieu.

Luka se réveilla à l'aube. Ce n'était pas son habitude, mais il avait eu le sommeil agité. Il passa une main encore engourdie dans ses cheveux défaits et se redressa. Les souvenirs de la veille -et de la nuit- le frappèrent soudainement. Seigneur, j'espère qu'il est toujours là-haut ! Luka se fit l'impression d'un intrus dans sa propre maison alors qu'il se faufilait sans bruit mais au pas de course jusqu'à son étude. Il prit soin de refermer à clé avant de se retourner.

Le bruissement s'intensifia après le cliquetis dans la serrure. Mais il n'y avait dans la pièce aucun autre humain que l'homme qui venait d'entrer. En lieu et place du jeune homme qu'il avait laissé sur le sofa pendant la nuit se trouvait une forme qui remuait sous la couverture de plus en plus frénétiquement, n'arrivant pas à se dépêtrer du tissu qui l'emprisonnait.

Il fallut quelques secondes à Luka pour ajuster ses pensées à une situation qu'il n'avait pas anticipé. Il s'est pourtant retransformé cette nuit, je n'ai pas rêvé ! Les bruits paniqués de l'oiseau le tirèrent enfin de sa surprise et il se précipita vers le sofa pour retirer la couverture. Eh... Eh... Doucement, doucement... Tout va bien, tu es libre, tu vois... Bien, calme-toi... Tout va bien...

Revenu à l'air libre, l'oiseau s'immobilisa, le bec ouvert. Il était sur le point de s'envoler, mais son regard se posa sur l'homme qui l'avait délivré et il replia les ailes. Il se recroquevilla sur la couverture, tremblant.

Luka s'assit avec précaution à côté de l'oiseau sur le sofa, mais pas trop près pour ne pas l'effrayer. Tu es en sécurité ici, je te le promets. Il dévisagea l'oiseau en silence un moment, son expression calme ne trahissant rien du tourbillon de ses pensées. Eh bien, il faut bien commencer quelque part ! Je ne pense pas que tu en ai eu conscience, commença-t-il avec précaution, mais tu t'es transformé cette nuit. Lorsque je t'ai transporté ici, tu avais forme humaine.

Le silence donna le temps à l'oiseau de reprendre ses esprits, et à son petit cœur de se calmer. Il avait fermé le bec mais gardé les yeux grand ouverts, en alerte, quand le médecin reprit la parole. Il émit un cri rauque à l'affirmation de l'homme, étendant les ailes pour les regarder. Visiblement sceptique et incrédule, l'oiseau était en tout cas complètement perdu.

A l'heure actuelle, je ne suis pas capable d'expliquer pourquoi, continua Luka avec précaution, mais j'espère pouvoir comprendre ce qui t'arrive si tu me laisses t'aider. Je suis médecin... Et j'ai une certaine expérience avec les zootropes. Son regard fixé sur l'oiseau se fit inquisiteur. Mais tu le sais déjà, n'est-ce pas ? Lorsque je t'ai trouvé dans la planque, tu m'as reconnu. C'est pour cela que tu m'as fait confiance. Je me trompe ?

L'incompréhension marqua plus amplement le comportement de l'oiseau à mesure que le médecin parlait. Jusqu'à ce que l'homme termine son discours. Les ailes toujours étendues, les yeux pâles le regardaient désormais avec intensité. Lentement l'animal remua la tête, un timide hochement.

Luka hocha la tête à son tour, avec gravité. Je t'ai reconnu moi aussi, cette nuit. Tu es Saveliy Aliev Vorof, et tu as suivi certains de mes cours il y a quelques années. Te souviens-tu également de cela ? C'était peut-être une question idiote, mais Luka voulait s'assurer que les souvenirs de l'humain étaient toujours présents dans la tête de l'oiseau.

A l'énonciation de son nom, l'oiseau rentra la tête dans les épaules. Il paraissait honteux, mais pas seulement. Effrayé. La tension n'avait fait qu'augmenter au fil du discours, et la révélation de son identité en était l'apothéose. Il resta un long moment immobile avant d'oser bouger à nouveau, pas vraiment plus calme. Il hocha à peine la tête.

Bien. C'est très bien. Luka parlait à l'oiseau -Saveliy- comme à ses patients les plus jeunes. Il avait beau ne pas avoir une grande expérience des oiseaux, les mouvements parfois si humains de celui-là l'aidaient à comprendre ses mimiques et son état d'esprit. Pour le moment, il paraissait totalement perdu et proche de la panique. Rien que je puisse régler sur l'instant, malheureusement. Je vais te laisser reprendre tes esprits et descendre me préparer pour la journée, si tu veux bien ? Il ne manquerait plus qu'Anya se doute de quoi que ce soit. Personne ne viendra t'ennuyer ici, je peux te le promettre.

Une fois de plus - mais avait-il vraiment le choix ? - l'oiseau opina. Il resta recroquevillé sur lui-même, n'osant pas bouger une plume. Son bec ouvert était silencieux mais ses yeux grand ouverts étaient suffisamment éloquents : il n'était qu'un animal acculé, à la merci des évènements.

Luka avait eu bien du mal à cacher sa tension à sa gouvernante - elle le connaissait trop bien. Heureusement, la routine matinale s'était passée comme si de rien était, il avait réussi à atteindre son lit avant qu'Anya ne frappe à sa porte. Si elle a remarqué quoi que ce soit d'inhabituel, elle l'a bien caché. C'est avec ces pensées en tête que Luka déverrouilla la porte et pénétra dans son étude. Bien. Je ne suis attendu nul part ce matin, alors si nous discutions un peu ?

Pendant l'absence du médecin, l'oiseau s'était glissé sous la couverture - maigre camouflage. Hormis cela il n'avait durant tout ce temps, pas vraiment bougé. En entendant la voix de Luka, il extirpa la tête de l'épaisse étoffe et le regarda. Ce fut sa seule réponse.

Luka alla jusqu'à son bureau récupérer une chaise qu'il installa en face du sofa après l'avoir débarrassée de la pile de livres et de papiers qui l'encombraient. Il s'efforça de garder une attitude détendue pour ne pas effrayer l'oiseau mais il était réellement inquiet. Si son blocage persiste et qu'il ne parvient pas à se retransformer dans les prochaines heures, la situation pourrait devenir critique pour lui. Disparaître et réapparaître brutalement a tendance à attirer très vite l'attention de la milice. Luka tenta un sourire qui se transforma en grimace. As-tu bien dormi ?

Le manque d'inspiration de Luka, ou plutôt le long silence qui précéda sa question, n'aidait sans doute pas à tranquilliser l'esprit de l'oiseau. Mais ce dernier prit le temps de sortir des plis de la couverture. Utilisant son bec et ses pattes avec une maladresse légitime pour une tâche aussi précise, il la replia sous lui de manière à constituer un petit piédestal. Puis il regarda le médecin. Il luttait encore pour ne pas s'envoler tel le volatile effrayé qu'il était mais osa un petit sifflement qui sonnait malgré ses efforts, parfaitement monocorde.

Luka avait du mal à interpréter les mimiques de l'oiseau, à distinguer l'humain dans les mouvements instinctifs de l'animal sauvage. Mais il décida que la réponse à sa question devait être oui, Saveliy avait l'air relativement en forme vu la situation. Hum, bien. Je t'ai expliqué tout à l'heure que tu t'étais transformé durant ton sommeil. As-tu réessayé depuis que tu es réveillé ? Pendant que j'étais absent ? Questionna-t-il d'une voix la plus douce et engageante possible.

Le regard franc de l'oiseau se troubla. Ses ailes s'affaissèrent le long de son corps, l'éventail de sa queue toucha la couverture. Malgré tout, il restait sur ses pattes, tête relevée, et s'empêchait de trembler. Avec une lenteur excessive, il opina du bec.

Luka essaya de ne pas montrer sa contrariété, mais il n'était pas certain d'avoir réussi. Bien sûr, Saveliy n'avait rien à se reprocher, mais Luka savait à quel point chaque heure qu'il passait en oiseau augmentait le risque que la milice s'intéresse à sa disparition. S'il est toujours bloqué d'ici midi, il faudra envisager d'autres mesures. Dieu merci je connais son identité ! Ce n'est pas grave, répondit-il donc gentiment. Mais j'aimerais que nous continuions d'essayer, si tu es d'accord ?