Rappel du premier message :



Luka marchait le long d’une avenue anonyme d’un pas pressé, la capuche relevée autant par souci de discrétion que pour se protéger de la pluie qui tombait depuis plus d’une heure avec une régularité déprimante. Au moins le froid était-il supportable malgré le soir qui tombait. Et ce temps lui permettait de passer inaperçu.

Luka aurait dû être chez lui, lisant tranquillement dans son bureau en sirotant un verre de whisky. Mais il avait reçu des nouvelles dans la journée, des nouvelles qui exigeaient une réponse immédiate. Alors il avait pris un risque. S’il était arrêté ici, il aurait bien du mal à justifier ce qu’il l’amenait dans un quartier aussi excentré, d’autant qu’il n’avait aucun client dans les environs. Plus maintenant du moins. Mais il se trouvait toujours à deux rues de là une planque qui, à sa connaissance, n’avait pas été découverte par la milice. Une planque dans laquelle il allait déposer un message, dans l’espoir que l’information qu’il transmettrait remonterait suffisamment haut suffisamment vite.

Luka tourna à un coin de rue et, sans hésitation, s’engouffra sous une arche. Il déboucha sur une petite cour intérieure, grimpa les quelques marches de l’escalier à droite et, après un dernier coup d’oeil dans son dos, poussa le battant de la lourde porte en bois. Elle pivota en silence, elle n’était pas verrouillée. Il faisait aussi froid à l’intérieur que dehors mais au moins il ne pleuvait pas. Luka repoussa sa capuche et tâtonna en quête de lumière.

La symbolique était forte mais l'oiseau était indemne. Pas même seulement sonné, il n'était juste pas décidé à bouger. Il fit le mort, ignorant les questions, jusqu'à ce sentir les mains du médecin sur lui. Ce n'est que sur le bureau qu'il reprit vie et s'ébroua, pattes repliées et yeux mi-clos. Lentement, en un effort qui semblait lui coûter, la tête de l'oiseau opina.

Le regard de l'oiseau s'évada sur son environnement immédiat, se posant sur quelque livre, avant qu'il ne prête réellement attention au verre. Quand il se redressa dans sa direction, les plumes de ses ailes pendantes frottèrent contre le bois. Il les écarta légèrement, avant de les laisser retomber. La bordure translucide était à sa hauteur, et il pencha la tête par-dessus, plongeant le bec dans l'eau.

Le tableau aurait pu prêter à rire, si Luka avait été d'humeur. Mais au moins l'oiseau semblait s'accommoder du verre. Peut-être pouvait-il le laisser pour aller lui trouver quelque chose à manger. Il semble déjà plus calme que tout à l'heure. ... Très bien. Ne bouge pas, je reviens dans une minute.

La cuisine était presque à l'opposé de la maison. Luka descendit les deux étages et traversa le vestibule, négligeant d'éclairer les couloirs familiers. Trois marches plus devinées que vues et il était dans la cuisine.

La position était inconfortable mais l'oiseau réussit à boire au peu. Le départ du médecin ne l'avait pas vraiment perturbé, boire l'occupait assez. Mais quand l'homme revint il trouva le verre couché sur le bureau, l'eau répandue qui s'était déversée jusque sur le sol, et l'oiseau tout mouillé, d'avoir voulu limiter la catastrophe. Lequel, visiblement honteux et dépité, cachait la tête sous son aile détrempée.

Luka avait fouillé le buffet avant de trouver ce qu'il cherchait : un sachet de graines de tournesol. J'espère qu'Ilya ne m'en voudra pas d'avoir dérangé tous ses bocaux. L'esprit occupé par ses soucis concernant son hôte inattendu, Luka mit quelques secondes à voir le désordre autour de l'oiseau dépité.

Qu'est-ce que... Pardonne-moi, c'est ma faute, j'aurais dû trouver un récipient plus adapté. Attends, je t'apporte de quoi te sécher.

Et, à peine la coupe de graines déposées, il repartit en coup de vent.

Les mots rassurants de l'homme déplièrent l'aile de l'oiseau, qui le regarda partir, l'air misérable. Il émit un faible croassement, mais trop tard, sans doute. Son regard argenté se porta sur les graines, et il rentra la tête dans les épaules.

Luka reparut rapidement, une serviette à la main. Il s'approcha doucement de l'oiseau, interrogateur. Je vais seulement te sécher, d'accord ? le rassura-t-il, mettant la serviette en évidence. Il procéda doucement, une aile après l'autre puis le corps, attentif à ne pas brusquer l'oiseau. Voilà, tu te sens mieux ?

Depuis que la panique de l'oiseau s'était calmée, il ne restait plus qu'un animal amorphe et sans volonté. La demande du médecin rendait cette absence plus que manifeste, car il n'émit aucun accord, pas plus qu'il n'opposa de refus, et se laissa manipuler sans aucune résistance. Quand l'homme retira la serviette toutefois, il sautilla dans sa direction, agrippant l'étoffe épaisse avec ses griffes et son bec.

Le manque de réaction de l'oiseau serrait le coeur de Luka. Il avait déjà vu ce phénomène. Rarement, mais c'était arrivé. Toujours, l'apathie était une réponse à des drames si déchirants que leurs victimes peinaient à les accepter comme la réalité. Quelles horreurs as-tu vécu, mon jeune ami ? Doucement, il caressa la tête de l'oiseau. Sa présence semblait l'apaiser et Luka en éprouvait de la gratitude. L'impuissance lui était trop familière, et douloureuse.

Veux-tu manger ? proposa-t-il gentiment au bout d'un moment.

Les yeux de l'oiseau se fermèrent sous la caresse, signe d'abandon trop rare pour le voir chez un animal sauvage, quand bien même abriterait-il un esprit humain. Oublieux de l'instant présent, ne désirant que du réconfort ou ne ressentant aucun appétit, aucune réponse évidente ne vint de sa part.

Luka n'aurait pas su dire combien de temps il resta à réconforter l'oiseau. A un moment, il se déplaça pour pouvoir s'asseoir et l'oiseau suivit le mouvement, s'installant sur ses genoux. Luka continua à le caresser doucement jusqu'à ce qu'il ne puisse plus retenir ses bâillements. Allons dormir, tu veux ? proposa-t-il à mi-voix.

L'oiseau s'était posé sur les genoux du médecin comme dans un nid, plumes gonflées et yeux clos. Il se laissait caresser, bercer la répétition de son geste, sans s'en lasser. Quand l'homme bailla, l'oiseau ouvrit les yeux et s'ébroua, le regardant avec appréhension. Ebouriffant à nouveau ses plumes, il répondit d'un petit signe de tête. Lui aussi semblait prêt à s'installer pour la nuit.

Luka se leva doucement, l'oiseau au creux de ses mains. Je vais te faire un nid dans une couverture, tu devrais être suffisamment bien. Dois-je le laisser ici où l'emmener dans ma chambre ? S'il fait des cauchemars et menace de réveiller tout le voisinage, ce sera plus simple s'il est auprès de moi. Mais si Anya le voit... Seigneur, je suis trop fatigué pour penser clairement. Après un soupir frustré Luka se décida à s'engager dans l'escalier, l'oiseau toujours dans les mains.

Légèrement ballotté, l'oiseau se laissa emmener sans broncher. Il déplia les ailes pour maintenir son équilibre sur le trajet, mais ne fit rien de plus. Il ne s'opposait pas à la volonté de l'homme, et avait au moins renoncé à voler en intérieur. Il semblait plus calme, ou peut-être juste épuisé.

Luka entra à pas lourds dans sa chambre. Il tira du pied une chaise à côté du lit, lit sur lequel il déposa avec précautions l'oiseau. Puis il attrapa une couverture dans l'armoire immense qui occupait un mur entier de la pièce. Il l'arrangea au mieux sur la chaise puis se tourna vers l'oiseau, hésitant. Est-ce que ça te convient ? Veux tu que je te dépose ou préfères-tu t'installer seul ?

En guise de réponse, l'oiseau commença à tirailler la couverture du bec. Il sautilla ça et là sur la chaise, prenant garde où il posait ses griffes pour ne pas faire d'accroc, voletant parfois pour soulever la lourde étoffe. Aménager son nid semblait positif, occupant suffisamment l'oiseau pour distraire l'humain prisonnier de sa condition.

Rassuré, Luka s'occupa de préparer sa propre nuit. Je n'aurais jamais dû m'asseoir dans ce fauteuil, tout à l'heure. Maintenant que toute l'adrénaline de la soirée avait quitté son corps, il se sentait véritablement exténué, et la simple action de se déshabiller lui donna l'impression de prendre des heures. Mais il en vint à bout, et enfila finalement sa chemise de nuit avant de s'asseoir sur son lit, vérifiant une dernière fois que l'oiseau s'en sortait bien.

Une grande partie de la couverture débordait vers l'extérieur de la chaise, mais l'oiseau avait replié les pattes dans un creux à sa taille, entouré de suffisamment de tissu pour se sentir protégé et ne pas craindre le froid. Il avait cessé de bouger, à l'exception de sa tête, qui se tourna vers l'homme quand il le regarda. Il s'enfonça un peu plus dans la couverture, posant la tête sur le bord de son nid.

Rassuré, Luka se glissa sous ses couvertures et ferma les yeux, marmonnant un "Bonne nuit" inintelligible assorti d'un "nous parlerons demain" qui l'était encore moins.

Sans doute que l'oiseau, tout comme l'homme, ne tarda pas à s'endormir, éreinté par les évènements de la journée. La quiétude d'un sommeil réparateur laissa pourtant vite place à un grand bruit, celui d'une chute. Bien trop fort et trop lourd pour provenir d'un oiseau.

Luka était trop profondément endormi pour que le bruit le dérange. La chambre toute entière aurait bien pu s'effondrer qu'il aurait été trop épuisé pour le remarquer. Il se contenta de froncer vaguement les sourcils puis son expression s'adoucit à nouveau, tranquille.

A côté de l'homme imperturbable, la chaise était vide. Un pan de couverture s'y trouvait encore, mais elle avait glissé jusqu'au sol. En désordre, elle était coincée sous un corps qui n'avait plus rien d'avien. Possédant une peau légèrement hâlée, et des cheveux dont les reflets cuivrés s'estompaient dans l'obscurité, sa propre chute ne l'avait pas réveillé. Inconscient de son état, le jeune homme dormait d'un sommeil de plomb.

Au milieu de la nuit, Luka se réveilla soudain en sursaut et en sueur. Un cauchemar ? Il n'en avait aucun souvenir, mais ses pensées étaient bien trop claires. Machinalement, il balaya la chambre du regard jusqu'à fixer sur la forme endormie qui gisait au pied de son lit. Seigneur ! Mais qu'est-ce que... Luka s'assit brusquement, les souvenirs de la soirée lui revenant d'un coup. Seulement l'oiseau qu'il avait laissé au pied de son lit s'était transformé durant la nuit. Bon... C'est plutôt une bonne nouvelle non ? Luka se pencha et secoua doucement l'épaule du dormeur. Réveillez-vous. Il ne pouvait pas le laisser allongé là dans cet état.

Les évènements de la veille semblaient l'avoir vidé bien au-delà de ses forces, car toujours profondément endormi, le jeune homme gémit lorsque le médecin le secoua, mais n'eut pas d'autre réaction. Et bien qu'il ne paraisse pas avoir froid, la couverture tombée sous lui était devenue aussi inutile pour le réchauffer que pour cacher sa nudité.