Luka marchait le long d’une avenue anonyme d’un pas pressé, la capuche relevée autant par souci de discrétion que pour se protéger de la pluie qui tombait depuis plus d’une heure avec une régularité déprimante. Au moins le froid était-il supportable malgré le soir qui tombait. Et ce temps lui permettait de passer inaperçu.

Luka aurait dû être chez lui, lisant tranquillement dans son bureau en sirotant un verre de whisky. Mais il avait reçu des nouvelles dans la journée, des nouvelles qui exigeaient une réponse immédiate. Alors il avait pris un risque. S’il était arrêté ici, il aurait bien du mal à justifier ce qu’il l’amenait dans un quartier aussi excentré, d’autant qu’il n’avait aucun client dans les environs. Plus maintenant du moins. Mais il se trouvait toujours à deux rues de là une planque qui, à sa connaissance, n’avait pas été découverte par la milice. Une planque dans laquelle il allait déposer un message, dans l’espoir que l’information qu’il transmettrait remonterait suffisamment haut suffisamment vite.

Luka tourna à un coin de rue et, sans hésitation, s’engouffra sous une arche. Il déboucha sur une petite cour intérieure, grimpa les quelques marches de l’escalier à droite et, après un dernier coup d’oeil dans son dos, poussa le battant de la lourde porte en bois. Elle pivota en silence, elle n’était pas verrouillée. Il faisait aussi froid à l’intérieur que dehors mais au moins il ne pleuvait pas. Luka repoussa sa capuche et tâtonna en quête de lumière.

Et la lumière fut.

L'homme fut accueilli par la chute d'un objet, qui sans se briser, roula au sol. Un simple seau.
Ses yeux découvrirent le décor d'un petit entrepôt, qui quoique connu n'était plus très familier. Tout était brisé, renversé, disloqué. La panique avait été réveillée par la lumière, et le responsable recommençait la dévastation à grand coup d'ailes noires. Il volait en tout sens sans trouver d'échappatoire, disséminait une myriade de plumes d'encre, se cognait aux murs. Son cri flûté s'y répercutait comme un appel de détresse.

La lumière allumée par Luka était chiche : à peine lançait-elle quelques ombres entre les caisses qui s'élevaient en formes menaçantes autour de lui. Le bruit soudain le fit sursauter et plaquer son dos contre le mur. La lampe à gaz tomba au sol dans un bruit de ferraille, sans s'éteindre. Luka promena des yeux effarés sur le chaos, tenant difficilement la bride à l'instinct qui lui hurlait de fuir sans attendre. Du calme ! Si c'était la milice tu serais déjà mort !

Un choc, visiblement celui de trop. Le bruit résonna juste à côté de l'homme, avant de rebondir sur le sol. L'oiseau se traîna au sol, brisant plus de plumes qu'il n'en sauva. Il s'agita encore, tenta de s'envoler, avant de finalement s'immobiliser. Ses yeux gris reflétaient la faible luminosité, mais regardaient partout sauf dans sa direction.

Le cœur de Luka tambourinait à ses oreilles, l'assourdissant. Qu'est-ce que... Après un instant de stupeur, son esprit parvint enfin à assimiler ce qu'il avait devant les yeux. Un oiseau. Sans doute blessé, et visiblement paniqué. Les yeux de Luka volèrent nerveusement dans la pièce, mais tout était redevenu immobile et silencieux en dehors de l'oiseau. Alors, retrouvant son sang froid, il s'accroupit doucement et murmura d'une voix douce. Shhh... Du calme... Tout va bien...

Un coup d'aile maladroit tenta d'éloigner l'oiseau à l'approche de l'homme, mais il était trop faible pour être efficace. Les yeux clairs se fixèrent sur lui, grand ouverts malgré le choc. Sa respiration était rapide, saccadée, mais devint plus régulière au ton raisonnable de la voix. Il battit encore une fois des ailes, un mouvement léger, avant de s'immobiliser tout à fait. Il ne quittait plus l'humain des yeux.

Voilà... C'est bien... murmura encore Luka de sa voix de médecin, profonde et apaisante, focalisé sur l'urgence de calmer l'oiseau. Chaque chose en son temps, les questions peuvent attendre. Luka leva légèrement les mains pour que l'oiseau puisse les voir dans la lumière chiche de la lampe qu'il avait redressé. Je vais t'examiner, d'accord ? Vérifier que tu n'es pas blessé.

Toute l'attention de l'oiseau était focalisée sur l'homme qui s'approchait pas à pas. Les yeux d'argent arrondis par l'appréhension et la crainte avaient trouvé les iris d'azur et la voix semblait peu à peu l'apaiser. A la question, fut-elle rhétorique, l'oiseau engagea un mouvement discret, mais certainement inattendu, car trop... humain. Son bec s'éleva puis vint trouver son poitrail, avant de revenir en place... un hochement de tête.

Le cœur de Luka fit un bond à la confirmation de l'oiseau, mais il se força à rester impassible. Allons Luka, tu t'en doutais bien, non ? Quoi d'autre qu'un zootrope traqué pourrait expliquer ce bazar ? Certes, il y avait quelques autres possibilités, incluant la Milice, mais Luka s'efforça de ne pas y penser. Avec précautions, il passa les doigts le long des ailes puis des flancs de l'oiseau, à la recherche de blessures.

Désormais plus serein, l'oiseau avait renoncé à s'agiter, et laissa les mains de l'homme l'approcher et l'examiner. Des soubresauts indiquaient qu'il luttait contre son instinct mais il restait aussi tranquille que possible. Il écarta même les ailes pour faciliter la tâche du médecin.
L'animal ne présentait aucune blessure apparente, il avait simplement été sonné par les chocs répétés. Il avait cependant de nombreuses plumes brisées, qui rendraient irrémédiablement n'importe quel tentative de vol hautement chaotique.

Shhh, c'est très bien, tu t'en sors très bien... Le corps de l'oiseau ne semblait pas gravement blessé, mais Luka doutait qu'il puisse voler. C'était préoccupant. Son état psychologique l'était encore plus. Il fallait impérativement qu'il se retransforme au plus vite. Humain, il serait moins repérable. Plus facile à cacher. Mais Luka savait comme la panique pouvait rendre la transformation difficile. Tout va bien. Tu n'as rien de grave, et tu es en sécurité ici, tu comprends ?

A nouveau, l'oiseau remua la tête de haut en bas, quoique ses yeux ronds et son bec ouvert contredisent son mensonge. Il comprenait vraisemblablement de manière consciente, mais être rassuré ou raisonné n'était pas aussi simple. Son instinct animal traduisait un état de panique extrême contre lequel l'humain cherchait à lutter. Et de toute évidence, il perdait.

Luka réfléchissait furieusement sans cesser de murmure des paroles apaisantes à l'oiseau. Ce dernier semblait comprendre ce qu'il attendait de lui, mais visiblement il y avait un blocage. Evidemment. Je ne veux même pas imaginer ce qu'il a dû traverser avant d'arriver là. Mais Luka se devait d'insister, pour leur sécurité à tous les deux. Je sais que c'est difficile, murmura-t-il, mais tu dois essayer de te retransformer. Tu ne peux pas rester sous cette forme, c'est trop dangereux.

Une lumière s'alluma brièvement dans les yeux de l'oiseau. Il ferma les paupières. Son corps, ses ailes, tous ses muscles se crispèrent sous l'intensité de l'effort. Mais lorsque ses yeux gris furent à nouveau visibles, rien n'avait changé. Les ailes de l'oiseau s'affaissèrent, son regard devint vitreux. De son bec s'échappa une supplique, une complainte. Un appel, désespéré, dérangeant.

- Uuuu... kraaa...

Luka frissonna malgré son manteau, touché plus qu'il n'aurait dû par la détresse de l'oiseau. Seigneur, je ne peux pas le laisser comme ça. Il releva nerveusement les yeux. Le bâtiment était toujours aussi vide et silencieux mais il ne pouvait pas s'attarder. Plus l'heure tournait, plus son retour chez lui pourrait mal se passer. Son regard revint à l'oiseau tandis que son esprit échafaudait des plans, calculait des probabilités. Très bien. Pas de panique. Nous allons faire autrement, d'accord ?

Même cloué au sol, l'agitation de l'oiseau était difficilement contenue. Tout son être résister pour ne pas succomber au vent de panique qui menaçait de l'engloutir. Encore. Par ses mouvements désaccordés, irréguliers, il rampait aux pieds de l'homme. Ses yeux effrayés ne réussissaient plus à se fixer. Mais heureusement, la voix s'éleva à nouveau, et une obscurité bienvenue calma ses sens. Il se laissa soulever.

Rapidement, Luka avait retiré son manteau puis sa veste, dont il se servait pour emmitoufler l'oiseau du mieux qu'il le pouvait malgré les mouvements sporadiques de l'animal paniqué. Un pan vint lui recouvrir la tête et le calmer. Frissonnant de froid, le médecin se hâta de remettre son manteau, l'oiseau soigneusement calé dans le creux de son bras. Heureusement que mon manteau est ample. Très bien, plus un bruit maintenant, murmura-t-il avant de pousser la porte du dehors.

Emmitouflé dans la veste, l'oiseau émit un dernier petit bruit, étouffé par le tissu, évoquant vaguement une affirmation. Puis il fit silence. Contre lui, l'homme put sentir l'animal resserrer pattes et ailes, de manière à prendre le moins de place possible. Après quoi il ne bougea plus.

~un peu plus tard~

Le chemin du retour avait été épuisant. Ne sachant pas de quelle manière l'oiseau était arrivé dans la planque, n'étant pas certain qu'il n'était pas suivi, Luka avait fait quantité de détours avant d'oser passer sa propre porte. Cela devrait suffire. Même s'il n'aimait pas ça, il devait prendre des risques quand ça en valait la peine. J'espère que c'est bien le cas. Chassant ses doutes, il escalada l'escalier à toute allure après avoir verrouillé la porte, puis fit de même avec celle de son étude. Enfin il posa avec précautions l'oiseau sur son bureau, sans égards pour les papiers éparpillés.

Encore secoué par les cahots du trajet, l'oiseau posé sur les papiers resta un moment interdit, sans même songer à déplier les pattes. Il commença à cligner des yeux, redécouvrant la lumière, avant de regarder tout autour. Sa tête remuait par petits mouvements, lents et attentifs. Malgré son calme apparent, il avait le bec ouvert. Finalement il revint sur ses pattes, et se mit à se déplacer en crabe quand ses yeux trouvèrent ce sur quoi il était perché. Il marchait sur des œufs, fébrile.

Le feu était allumé dans le poêle, aussi Luka n'eut qu'à remettre quelques bûches avant de revenir vers l'oiseau. Perplexe, il mit quelques secondes à comprendre son manège. Puis, grognant d'agacement, il regroupa les feuilles volantes en un tas informe et les jeta sur une chaise. Voilà, tout va bien, ce n'est que du papier. Le médecin se tira une chaise en face de l'oiseau et l'examina d'un œil attentif. Bien, veux-tu réessayer ?

Libéré d'une inquiétude futile mais qui dans son état prenait des proportions absurdes, l'oiseau arrêta enfin de gesticuler sur le bureau. Il avait sautillé pour éviter les mains un peu vives de l'homme, mais l'écoutait avec toujours autant d'attention. Il replia les pattes sous lui, ébouriffant ses plumes comme le ferait une poule. Plus détendu qu'auparavant, il ferma les yeux.

Luka couvait l'oiseau d'un regard de plus en plus inquiet, rythmant bientôt le silence d'un tapotement nerveux sur le bras du fauteuil. Il s'obligea à cesser pour ne pas perturber la tentative, posa plutôt ses grandes mains sur ses genoux en s'efforçant d'atteindre son détachement de médecin. Patience, Luka, ces choses-là prennent du temps, surtout vu les circonstances. Mais le temps s'étirait sans que l'oiseau ne bouge, ni l'homme suspendu à ses gestes.

Le temps s'étira et l'oiseau finit par faire de même. Il étendit une aile, puis l'autre, avant de se risquer à ouvrir un œil. Il croassa, une émotion bien humaine transpirant dans sa voix. Il commença à s'agiter à nouveau, il en fallait sans doute peu pour laisser à nouveau place à la panique. D'un coup, il replia les ailes, roula sur lui-même, et se laissa choir sur le sol. Il ne bougea plus.

Doucement ! s'exclama Luka en repoussant précipitamment sa chaise pour s'agenouiller à côté de l'oiseau. Pas de panique, le rassura-t-il doucement, ravalant son inquiétude. Pas la peine de se mettre dans tous ses états, d'accord ? Il souleva l'oiseau pour l'inciter à se poser à nouveau sur le bureau et reprit, apaisant. Tu n'es pas le premier qui a du mal à revenir après un choc. Ne te force pas, ça ne servirait à rien. Une pause pensive. Veux-tu boire ? Ou manger ?