Le ciel lui appartenait, Lumi pouvait voir à milles lieux à la ronde grâce à ses précieux yeux de chouette. Ce soir, elle disposait du plus grand espace que l'on pouvait imaginer, il n'y avait rien d'étonnant à voir un oiseau de nuit au crépuscule ; ou alors si l'on était dehors à cette heure c'est qu'on ratait la messe. De son côté, Lumi ne se sentait plus proche de Dieu qu'en cet instant, exprimant sa nature sauvage, goûtant au vent comme il se devait.
Du point de vue extérieur, il y avait une chouette lapone qui s'ébattait, probablement occupée à chasser des insectes ou quoi que cet oiseau sauvage pouvait manger. La lune était la seule lumière dans ce champs campagnard isolé de Russie. Personne ne pouvait se douter que cet oiseau n'était pas là la nuit derrière, encore moins qu'elle était arrivée par dirigeable sous la forme d'une fillette blonde qui parlait finnois… à moins de faire attention à ce genre de détails.

Il allait bientôt faire trop noir pour qu'elle puisse y voir quelque chose à travers ses yeux de corneille. L'espace d'une soirée, Ksenia vivait la vie simple d'un corvidé lorsque quelque chose manqua de la percuter. Battant des ailes avec frénésie, elle croassa de surprise. Quel objet volant silencieux l'avait ainsi frôlée? Une chouette? Une jeune chouette, semblait-il. Les ailes déployées, la corneille effectua un élégant demi tour pour suivre sa relève nocturne...

La chouette entendit le croassement d'oiseau, elle effectua une manœuvre aérienne pour revenir sur ses traces. Il y avait bien un corvidé, une corneille vue la taille. Lumi tenta donc un superbe looping pour faire coucou, impressionner son nouveau partenaire de vole et peut-être même développer un début d'échanges, tout cela à la fois. Les mots sont simples à utiliser mais parfois trop restreints.

La relève nocturne tentait de l'impressionner par ses voltiges aériennes dont la corneille était incapable. Seuls les corbeaux pouvaient faire ce genre d'acrobaties, l'humble corneille mantelée ne le pouvait guère. En revanche, elle pouvait s'élever au-dessus de la chouette en décrivant des cercles, ce qu'elle fit en croassant. Que fichait donc cette chouette au lieu de chasser leur pitance?

Lumi suivit donc les ronds de la corneille à la recherche d'une harmonie. Sa petite tête de chouette ne se méfiait absolument pas. Cet oiseau était forcément un ami selon elle.

Ksenia comprit qu'elle n'avait aucune chance de voler sa proie à cette chouette. Elle semblait bien trop jeune et perdue. Voilà qu'elle la suivait à présent! L'estomac gargouillant, la corneille décida de prendre la direction d'où était arrivée la chouette, espérant que cette dernière la suive et que son nid se trouve là-bas. Allez, petit rapace! On va retrouver ta famille!

Lumi n'avait aucune idée du quiproquo, elle sentait vaguement que la corneille n'en était pas une mais un zootrope. Elle ne réfléchit pas à la confiance ici. Elle avait seulement pour consigne d'éviter les humains sur deux pieds et non les supposés humains volants. La lune était belle ce soir.

Tout en volant, Ksenia espéra vite trouver le nid d'où la petite chouette était partie trop tôt. Mais à quoi ressemblaient les nids de chouette? Inutile de se préoccuper de ce détail. Si elles passaient devant ce nid, la petite le reconnaîtrait.
Mais la corneille avait toujours faim. Et juste en bas, elle aperçut un chêne. Au pied de ce dernier se trouvaient sans aucun doute des montagnes de glands à picorer! Ksenia descendit rapidement en direction de l'arbre...

La petite chouette lapone suivit donc la corneille et regarda l'oiseau descendre pour becqueter des glands. Elle pencha la tête du le côté. Quel goût pouvaient avoir ces fruits ? Etaient-ils toxiques pour elle ? La jeune zootrope rejoignit donc l'oiseau pour y goûter. Elle surveilla tout de même la corneille des fois qu'elle se fut trompée et que l'oiseau en fut véritablement rétif à partager sa pitance.

La plupart des glands avaient déjà été trouvés par d'autres oiseaux avant elle. Heureusement, il en restait quelques uns que Ksenia cacha sous un tas de feuilles en attendant de pouvoir les ouvrir. La petite chouette semblait en vouloir aussi. Mais les chouettes ne mangeaient pas de glands, pourtant! Voulait-elle jouer? Ksenia attrappa une coque vide de gland et la lança à la chouette. Elle croassa en faisant des petits bonds, invitant la chouette à la lui relancer...

La chouette comprit tout de suite et tenta d'attraper au vol le premier gland mais échoua. La coque rebondit sur son grand visage concentrique. Mais le rapace ne démonta pas et récupéra le fruit pour le laisser tomber de plus haut.

Ksenia s'amusait comme une folle! Elle rassembla quelques coques vides en tas, patiemment, en les déplaçant avec son bec avant de les empiler avec soin. On aurait presque dit qu'elle construisait un monument. Puis lorsque la pile de glands atteignit une taille acceptable, elle bondit dessus et se roula dans les coquilles, les éparpillant autour d'elle

La massive chouette observe le manège du corvidé comme s'il s'agissait d'un spectacle privé. L'inclination de sa tête du le côté lui donne un air drôle. Lorsque la corneille éclate la structure, Lumi s'écarte en battant des ailes sans exprimer plus de panique que ça et se met à son tour à bâtir des pyramides avec les coques que l'autre oiseau veut bien lui laisser. Ce faisant, la chouette se fige et observe les alentours. Il ne faut pas que des humains la voient faire ça !

La chouette l'imitait. Comme c'était étrange! D'habitude, les chouettes ne savaient pas s'amuser. Leur vie, c'était: chasser, dormir et faire "hou". Et sa façon d'observer les alentours... Pas de doute: la chouette perdue était comme elle. Elle ne cherchait pas son nid mais sa maison. Comment faire? Ksenia attendit un instant, puis reprit son vol en s'assurant que la chouette la suive...

Les plumes de la petite chouette perdirent du volume : pas d'humains à l'horizon, soulagement, mais la corneille s'en allait. Que faire ? La suivre ? Les deux animaux auraient pu être amis. La petite chouette massive s'envola à son tour, suivant l'oiseau à une certaine distance tout de même, ses tuteurs lui avaient dit de se méfier, même les zootropes peuvent travailler pour la Milice !

La chouette la suivait toujours, mais à distance cette fois. Avait-elle compris? Ou avait-elle compris que Ksenia avait compris? Quoi qu'il en fut, la corneille ne savait plus où aller. Cet interlude avec les glands avait fait perdre son sens de l'orientation! Mais elle connaissait toujours le chemin vers sa maison alors elle s'y dirigea. Il serait toujours temps d'aviser une fois sur place...

Vers où se dirigeait l'oiseau ? Est-ce qu'il se rapprochait d'habitations ? Est-ce qu'il y avait du danger ? La petite chouette se méfiait surtout champs dénués d'arbres et des lumières des villes.

Alors que le soir tombait, la présence d'une corneille en vol devenait de plus en plus suspecte. Ksenia se maudit d'avoir passé tant de temps à se rouler dans les coquilles vides. Mais à quoi avait-elle donc pensé? Heureusement elle approchait du toit de sa distillerie, où de nombreuses corneilles sauvages étaient encore rassemblées. Il y en avait toujours beaucoup, elle y veillait. De quelques petits bonds en arrière elle invita la chouette à se poser parmi les corvidés.

Par expérience, Lumi savait qu'il était risqué de s'approcher d'autres espèces aviaires organisées en groupe. Elle continuait de voler à distance pour observer les environs mais alors la corneille de plus tôt semblait l'inviter à entrer. Les autres corvidés ne l'attaqueraient donc pas ? Que trouverait-elle à l'intérieur ? Des ennemis ou… des amis plus probablement ? Aucune chance que des miliciennes l'attendant dans le noir, non ? Elle entra donc.

Les corneilles désertaient peu à peu le toit. Ksenia se retourna et croassa en direction de la petit chouette. Elle espérait ainsi lui faire comprendre qu'elle voulait qu'elle l'attende ici! Elle comptait entrer par une lucarne facile à ouvrir avec un bec et des serres, voler jusqu'à sa chambre, redevenir humaine et se rhabiller. Ensuite, elle pourrait revenir dehors avec des victuailles pour rapaces.

Sauf que la chouette n'avait pas du tout compris ça et décida de suivre "l'invitation". L'oiseau de nuit tenta donc d'entrer par la lucarne, ce qui pour un rapace dont la tête atteignait 50 cm de large était peut-être osé.

Dans un réflexe protecteur, Ksenia revint sur ses pas. La petite chouette allait perdre ses jolies plumes à essayer ainsi de se faufiler dans la lucarne! La corneille donna un petit coup de bec de réprimande sur la tête de la chouette, lui adressa un nouveau croassement et frappa le bord de la lucarne de son bec. Elle recula, s'assurant que cette fois la chouette avait bien compris...

La chouette se fit donc rejetée comme une vieille plume. Elle attendit donc un peu plus loin, le plumage gonflé de frustration.

"Houhou !"

Ksenia disparut par la lucarne en quelques petits bonds. Le temps d'une transformation, de revêtir une robe et de chausser ses bottes et de faire un détour par la cuisine, elle réapparut les cheveux défaits sous la lucarne. Elle avait amené un morceau de viande crue dans une petite assiette.
"Alors, ma belle? Tu veux un casse-croûte? C'est offert par la maison!"
Elle tendit le bras pour offrir le contenu de l'assiette à la chouette.

La chouette attendit longtemps… Elle regarda la lune, observa les alentours, réfléchit au sens de la vie et réarrangea les plumes de son aile droite puis hulula un joli air et suivit du regard un campagnol dont elle pouvait percevoir les petits cris suraigus. Ce ne fut que bien plus tard qu'une femme avec la même odeur que la corneille vint lui présenter de la viande crue. BEURK !
La chouette recula en voletant des ailes, les plumes ébouriffées.