Rappel du premier message :



Assis sur le muret de la fenêtre de sa chambre, le jeune homme observait sans mot dire le papier qu'il tenait délicatement entre ses griffes limées plus à taille d'ongles humains, et plus maniables en conséquence. Ce n'était pas les seuls changements qui avaient accompagné la nouvelle année à son compte de vie. Teints en noir, ses longs cheveux réhaussaient son ascendance abénaquie... là où ils camouflaient sa mutation ; Charybde était toujours préférable à Sylla.

Aucun des deux serait l'idéal, mais la réalité s'avérait souvent décevante à ce sujet.

Cayden soupira doucement à cette pensée et rangea avec délicatesse le papier dans une pochette sur son bureau. Laisser le vent jouer avec ses plumes lui rappelait bien trop qu'il avait dû s'attacher les ailes et les retrices pour réussir à enfiler le manteau qui les cacherait aux yeux inquisiteurs. Depuis les évènements de la Voûte - il frissonna à ce souvenir - il valait mieux pour un mutant de faire profil bas en allant en ville.

Mais il avait besoin de recherches, de réponses, à propos du plus grand des changements potentiels, et il sauta avec détermination du muret.

Katja se demanda brièvement ce qui avait pu ainsi dépiter Cayden, avant de regarder de plus près les livres qu’il avait devant lui. Ah, oui, problématique. « Bon… Google Traduction à la rescousse ? » De son sac à dos, elle sortit son laptop et l’alluma. Il retrouva sans mal le wifi de la bibliothèque. « Ca ne sera pas parfait, mais entre la traduction automatique, mes restes de français d’il y a quelques années et ton début d’apprentissage, on devrait pouvoir en tirer quelque chose. Par contre, je sais pas si Google a déjà intégré la langue abénaquise... »

Cayden regarda sans joie l'ordinateur portable avant de se tortiller sur sa chaise. Ses ailes le démangeaient encore, mais il allait devoir l'ignorer, et cesser d'autant plus d'être aussi susceptible ; il s'était promis de gérer sa sensibilité un peu mieux avec l'expérience d'une année entière !

Il expira un long soupir pour détendre ses épaules. "Ce n'est pas le souci du manque de connaissances... pas vraiment..." Une griffe plus habile vint gratter le fin duvet à la racine de ses cheveux. "Plutôt que... euh... Quelle légitimité j'ai pour un tel héritage ? Alors que je ne peux même pas comprendre les langues qu'ils utilisent..."

Ah. Prise de court, Katja dut réfléchir un moment. « Je prétends pas être une pro d’histoire, certainement pas d’histoire américaine, mais si je me plante pas, le fait que cet héritage te soit difficilement accessible est le résultat d’une démarche délibérée pendant des siècles pour le dérober à ceux qui y ont droit. Ta démarche de t’intéresser à ton héritage est donc non seulement légitime, mais rectifie une injustice vieille de plusieurs siècles. » Elle hésita un moment. « Par contre, je sais pas si le français a beaucoup plus de légitimité que l’anglais dans le cadre de cet héritage. Comme dit, je m’y connais mal en histoire américaine. »

"Mais..." Il se mordilla les lèvres dans sa vieille habitude. "Il y a des bandes qui spolient injustement des terres abénaquises en se faisant passer pour des héritiers, alors que non, et je ne connais même pas mon père, je ne l'ai jamais vu, et je ne sais pas pourquoi, et Maman n'est pa.... plus là pour me dire pourquoi..." Sa respiration sonna alors hachée, bien qu'il n'haussait pas le temps, parlant simplement plus vite sans sembler réussir à s'arrêter maintenant que les vannes étaient lâchées. "Et je ne sais pas pourquoi je reçois ce papier maintenant, je ne connais personne de ce côté de la famille, je ne me sens pas légitime."

Oh. Oh. Pour une supposée militante des droits humains habitant aux Etats-Unis, Katja réalisait seulement les lacunes qu’elle avait concernant le pays. Elle retint son réflexe de poser une main rassurante sur l’épaule de Cayden, consciente qu’un tel geste ne ferait qu’aggraver son malaise. « Je peux t’assurer que tu n’as rien d’une bande d’usurpateurs : tu es une des personnes les plus honnêtes et sincères que je connaisse. Je ne sais pas pourquoi ils te contactent maintenant, eux sont sans doute mieux placés pour te répondre… Peut-être parce que tu es maj— Ah non, c’est à 21 ans ici… C’est à quel âge la majorité abénaquise ? »

Il leva vers elle de grands yeux... de merlan frit. "Je... je n'en ai aucune idée..." Les larmes que Cayden retenait vaillamment menaçaient d'une nouvelle vague alors qu'il ajoutait cet élément à la longue liste de ses manquements. Mais il ne devait pas s'effondrer pour si peu dans une bibliothèque devant Katja qui n'avait que la gentillesse de l'accompagner. Ses yeux retombèrent sur son sommaire, bien qu'il n'arrive pas à se concentrer sur les mots ; il voulait s'enrouler dans ses ailes, mais elles étaient toujours attachées.

À la réflexion, sa question n’était sans doute pas l’idée du siècle. Le tact n’avait jamais été son point fort. L’empathie plus. Elle se calma pour éviter d’assommer Cayden en s’enflammant. « Eh bien ça fait partie des choses que tu découvriras. Tu es un membre de leur famille, Cayden. Je ne sais pas si vous serez proches, mais explorer une partie de tes origines que tu n’as pas encore eu l’occasion de découvrir est un de tes droits les plus fondamentaux. Nous sommes des êtres sociaux et les traditions, familiales ou culturelles, sont une des manières dont nous exprimons ces liens. C’est donc parfaitement humain de vouloir creuser. »

Katja semblait si sûre qu'il suivrait ces traces ! Si c'était un droit, qu'est-ce que ça faisait de lui s'il ne savait pas s'il voulait réellement l'utiliser ? Et puis... et puis... Cayden se mordit la lèvre un peu plus fort dans l'intensité de sa réflexion. Il sentait que son esprit, apeuré par tant de pensées agitées, cherchait une échappatoire, mais il avait décidé de ne plus fuir face à l'ombre d'un faucon ; ça semblait être du danger sauf si on l'observait de près. Et puis, il avait déjà à moitié vidé son sac, autant continuer plutôt que de macérer le reste. "Mais... c'est loin... Dylann..."

Oh. Encore. Elle s’était de nouveau trop emballée pour le seuil de confort de son ami. Tout le contraire de ce qu’elle voulait. À nouveau, elle tenta de réfléchir avant de parler. « Je voulais juste dire que si ta légitimité t’inquiète, ton intérêt est parfaitement légitime et humain. Ca ne veut pas dire que tu dois déménager loin de tes amis, » ou un en particulier, « simplement que si t’intéresser à ce pan de ton héritage te tente, tu dois pas t’en sentir gêné. » Elle se tut brièvement, puis aborda un point plus pratique : « Si la distance te gène, on a assez de moyens de communication à distance pour renouer avec eux depuis l’Institut. »

"Non !" Ce cri de coeur résonna un peu trop fort à son goût - bien qu'il doutât qu'on puisse l'associer à un niveau sonore d'un cri réel - et il se tassa dans sa collerette écrasée par le manteau en rougissant violemment. Le réconfort fut moindre avec les plumes limitées par leur couverture. "Je... je..." Le bégaiement ne le fit que rougir encore plus et il termina en murmurant très doucement : "Je ne veux pas les... les... déranger..." Et puis, ce n'était pas vraiment la distance qui le tourmentait par rapport à Dylann mais il peinait à mettre la griffe sur la raison précise de son agitation, comme avec la proposition de Madame Slam.

Elle avait décidément le chic pour l’affoler en voulant le rassurer. « Les déranger ? » Aussi délicatement que possible, elle tenta de creuser pour mieux cerner les craintes de Cayden. Elle ne voulait pas lui donner la sensation d’être acculé en l’assaillant de questions, mais elle ne voulait pas non plus le faire paniquer en se lançant dans une tirade se voulant rassurante, mais en fin de compte complètement à côté de la plaque. Il était clair que l’esprit de son ami bouillonnait, mais elle n’avait qu’une très vague idée de tout ce qui pouvait le travailler ainsi.

Cayden se tortilla sur sa chaise en attrapant une mèche de cheveux entre ses doigts griffus pour les tirailler doucement ; l'action l'apaisait, comme une ancre. "Et bien..." Il se mordilla les lèvres en prenant le temps de rassembler ses pensées. Mais on en revenait au point de départ de toute cette réflexion paniquée. "Je ne connais pratiquement rien d'eux. Ni leurs moeurs, ni leurs langues, ni leur culture... Je ne saurai pas du tout comment me comporter. Et en plus, je suis mutant, et je ne sais pas s'ils le savent, et je suis dans ce truc super sensible qui..." (le faisait agir comme un bébé) "... mmh... ça fait beaucoup à imposer."

Elle commençait à avoir une meilleure idée de ce qui le turlupinait. Enfin, une un peu meilleure idée. Ca ne garantissait toujours pas qu’elle trouverait les mots justes. « Et eux ne connaissent pratiquement rien de toi, ce n’est pas une situation facile, en effet. Mais c’est justement qu’entrer en contact avec eux peut être enrichissant, tant pour eux que pour toi. Et ça ne t’engage à rien. Quant au reste… tes gènes et ta personnalité font partie de ce qui fait de toi… ben, toi. Quelqu’un que je suis ravie de connaître et je suis sûre de ne pas être la seule. » Ohlala, elle pataugeait.

En réalité, si, ça l'engageait à beaucoup. Il devrait faire face à une foule de possibilités qui pourraient autant être enrichissantes que (très) mal tourner et le laisser en proie à d'autres questionnements et... Il ne pourrait prendre sa décision qu'en ayant pesé le pour et le contre de toutes ces possibilités.

Mais il sourit à Katja car elle avait le cœur de le réconforter, et il se sentait ragaillardi par son essai, soit-il maladroit. "Merci." Son sourire était sincère mais il fit rapidement place à une certaine inquiétude. Il y avait une pensée récurrente dans les propos de Katja. "Est-ce que... tout va bien... euh... avec la Voûte ?"

Il souriait, c’était bon signe, non ? Katja reprit donc espoir… avant d’être complètement prise de court par la question de Cayden. Comment est-ce qu’elle était sensée répondre à ça ? Elle laissa échapper un rire sans joie. « Aussi bien que ça puisse aller dans ce pays de cinglés, j’imagine ? Ma grand-mère a peur pour moi et veut que je rentre en Allemagne, mais je me vois mal abandonner tous ceux que je connais, en plus des difficultés que j’aurais à déplacer mon doctorat et retrouver un job, donc déménager n’est pas à l’ordre du jour. » Ca, et elle ne voulait pas fuir comme une lâche alors que la résistance était plus nécessaire que jamais.

Elle mettait en premier son refus d'abandonner ses proches, et pourtant sa famille se trouvait en Allemagne. Cayden reconnaissait le sentiment d'appartenance des liens d'amitié, et comprenait son sentiment, mais il renforçait aussi l'image qu'il commençait à se faire en reliant tous les indices laissés en filigrane.

Mais il n'allait pas la presser de questions. Ce serait tout autant inconvenant - dérangeant - qu'indélicat. Il n'aurait pas l'arrogance de se croire suffisamment proche de Katja pour se permettre ce droit. "Suivre son coeur est un chemin serein."Il eut un petit sourire d'autodérision. "Pour son esprit, en tout cas."

Le chemin du cœur était-il vraiment serein quand ce cœur bouillonnait, brûlait et débordait d’une colère justifiée ? Mais elle ne ferait pas porter cette colère à Cayden, pas alors que tant de choses pesaient déjà sur lui. Elle esquissa simplement un sourire en coin : « Tu parles pour moi, ou pour toi ? »

"Pour tous, je dirais." Il se gratta timidement la joue. "Si on me pardonne l'arrogance..." Sa main se baissa alors qu'il levait la tête en souriant à Katja. "Le chemin du coeur, c'est celui de l'auto-empathie. De ne pas renier ses sentiments. Je suis en colère, triste, joyeux... qu'importe, sur le chemin du coeur, c'est prendre le temps de la compréhension." Mais sa soudaine assurance l'intimida lui-même et il détourna les yeux en reprenant son tic nerveux. "D... d'où... euh... la sérénité."

« Arrogance » et « Cayden » étaient deux termes que Katja voyait mal aller ensemble. Elle écouta avec intérêt sa clarification… d’autant plus que sa définition de « chemin du cœur » était différente de qu’elle entendait généralement par « suivre son cœur ». Il s’agissait d’introspection plutôt que d’action. « Je pense que je vois. C’est éviter de se voiler la face ou d’entrer dans le déni aussi, non ? » À moins qu'elle ait mal interprété ses mots.

"Parfois, c'est ça." Il entortilla à nouveau ses cheveux entre une griffe songeuse. "Mais alors, c'est qu'on s'est déjà fait violence, et qu'un cycle vicieux de culpabilité a pu se rajouter par-dessus." Il tirailla un peu sa mèche dans un tic de nervosité, craignant d'imposer un jugement et jaugeant ses mots avec soin. "D'autres fois... " Et non, souvent comme il allait le dire. "Et bien, c'est s'écouter avant que cette violence envers soi-même n'ait été faite."

L’introspection n’était pas vraiiiiment le fort de Katja non plus. Sans doute pour cela que le tact n’était pas sa plus grande qualité : elle avait plus tendance à agir qu’à analyser. Cayden lui semblait au contraire nettement plus fin analyste, tant à son propre sujet que concernant les autres. Son point de vue n’en était donc que plus intéressant. « Je comprends, je pense. Pour ça, il faut une certaine dose de… d’introspection ? », hésita-t-elle.

"Il en faut bien une dose pour se comprendre soi-même." Il y avait comme un ton d'espièglerie dans sa voix. Mais elle passa vite. Car si Cayden appliquait son conseil à lui-même... Et bien, il en était loin. Très loin ! Ses yeux descendirent se poser sur le sommaire du livre qu'il avait abandonné sur la table et il se mordilla la lèvre inférieure, regrettant soudainement de ne pas avoir pris Red, à défaut de pouvoir s'envelopper dans ses ailes.

Car écouter ses propres émotions lui faisait peur. Il se sentait tellement perdu qu'il craignait ce qu'il pourrait déclencher en y creusant.

Pour sa part, Katja considérait qu’elle se comprenait assez bien elle-même… ce qui était peut-être un signe qu’elle manquait d’introspection. Mais passons, ce n’était pas elle le sujet du jour. Elle regarda autour d’eux pour constater que les rayons voisins étaient déserts : comme elle s’y attendait, cette partie de la bibliothèque n’attirait pas les foules. « Je pense que tu peux retirer ton manteau si c’est plus confortable pour toi. » Et, histoire de ne pas être hypocrite et de suivre son propre conseil, elle retira l’écharpe qui masquait la marque à son cou (actuellement d’un bleu électrique aux reflets argentés).

La proposition le fit sortir de ses pensées moroses. Cayden redressa la tête pour observer les alentours, affichant une petite grimace. "Je crains que cet espace soit bien trop étroit pour mes ailes." Mais il enleva quand même son manteau pour libérer sa collerette, fredonnant de plaisir quand il put la déployer entièrement et s'y engoncer au point que des plumes chatouillaient son nez. La démangeaison dans ses ailes se fit plus pressante en réponse, mais il l'ignora. Le foulard qu'il avait utilisé ne lui faisait pas mal, soit-il suffisamment serré pour les tasser sous un manteau et froisser les plumes.

Katja avait tendance à oublier l’envergure de Cayden : il n’était pas vraiment le genre de personne à prendre beaucoup de place au sens figuré du terme, et elle oubliait donc vite qu’au sens littéral c’était plus le cas. La vue de ses ailes attachées la fit brièvement frissonner, le foulard lui donnant un aspect ligoté particulièrement perturbant dans le contexte actuel. Histoire de se changer les idées, elle se pencha à nouveau sur les livres qu’ils avaient rassemblés : « Doooonc… on commence par où ? »