Rappel du premier message :



« …S’ils sont pauvres, c’est parce qu’ils sont paresseux. Et le Seigneur ne les a pas faits zootropes parce que leurs parents avaient pêché. » La beauté des Codex de loi, c’est leur poids. Raïetchka envisagea brièvement de balancer le sien à la figure du clown qui pérorait, avant de se raviser : ses mots seraient plus percutants prononcés que lancés. « Confusion entre corrélation et causalité, généralisation hâtive et homme de paille. Beau florilège d’arguments fallacieux. Et la fac de théologie c’est à côté. » Elle accompagna sa tirade de son plus beau sourire innocent, celui qui partait de ses lèvres et illuminait ses grands yeux bleus.

Patya suivait d'un pas légèrement engoncé. Le lieu était bruyant, mais pas autant qu'il l'aurait cru. L'odeur, également, était particulière et il ne parvenait pas à en identifié la provenance. Tout en jetant des regards autour de lui en prenant soin de ne pas avoir l'air trop scrutateur, il écoutait l'échange de ses compagnons avec curiosité. Il ne savait pas grand chose de Raïetchka, à part qu'elle venait d'une famille aisée comme lui.

L’échange se poursuivit, apprenant aux différents intervenants que Milena, la femme du contremaître, était enceinte (déclenchant les félicitations enthousiastes de Raïetchka) et que Raïetchka avait encore au moins un frère (en caserne dans une campagne lointaine) et une soeur (pilote de dirigeable intrépide). Ils arrivèrent ensuite près de la chaine de production, où l’équipe d’une vingtaine d’hommes se préparait commencer la journée. Un nouveau tour de présentations suivit, tout aussi joyeux et accueillant. Certains des hommes connaissaient déjà Raïetchka, d’autres étaient arrivés après sa dernière visite à l’usine.

Il y a soudainement une vive agitation en provenance de l'autre entrée. Des chuchotements éberlués qui résonnaient de chaîne en chaîne, sans que les hommes n'interrompent leur travail car les machines ne s'arrêtaient pas, elles, de saisissement.

Deux hommes venaient d'entrer, suivis d'une petite escorte guindée qu'ils semblaient oublier dans leur pas vif. L'un d'eux était le patron de l'usine, la mine un peu pincée. L'autre homme était vêtu d'une soutane blanche comme le premier agneau du Seigneur et d'une chasuble écarlate ; de longues plumes blanches sortaient de ses manches alors qu'il avançait les mains croisées sur son ventre.

Patya serra diligemment la main de chaque ouvrier, souriait et hochait la tête ci et là. Il se sentait comme un insecte accroché à une feuille au milieu d'une bassine. La journée lui semblait déjà interminable et elle avait à peine commencé.
Lorsque l'agitation fit tourner toutes les têtes, il ne comprit pas tout de suite ce qu'il voyait. Parce qu'on imagine pas le pape visiter l'usine même où l'on se trouve. À la même date.
Il écarquilla les yeux.

Le remue-ménage attira inévitablement aussi l’attention de Raïetchka et Oleg… qui échangèrent un sourire ravi en en voyant la cause. Oleg se glissa à côté de la jeune fille : « Tu savais qu’il viendrait aujourd’hui ? », lui souffla-t-il. « Non », secoua-t-elle la tête. La surprise de voir son frère n’en était que meilleure. Et elle était très curieuse de voir la suite. Elle ne devait pas être la seule, car le vacarme des machines s'atténua, puis s'arrêta, au fur et à mesure que les chefs d'équipe arrêtaient leurs chaines de production. Le brouhaha de centaines de conversations à mi-voix remplaça bientôt le badang, badang des machines.

"Très Saint Père... Nous ne vous attendions pas aussi tôt." Le patron ne pouvait pas se retenir de se tordre les mains de nervosité. Micha balaya l'usine d'un regard calme, adressant à tous les ouvriers un sourire chaleureux.

Il se durcit en revenant sur leur patron, même s'il garda un ton aimable : "Je suis navré, Messire Vasloz, dans ma hâte de voir les progrès de votre usine en matière de rythme de travail, nous voilà en avance."

Micha laissa une pause s'attarder sur eux alors qu'il observait à nouveau la pièce. "Mais je vois que vous êtes déjà à l'œuvre. Je croyais arriver avant le début du travail."

Il fallut plusieurs minutes à Patya pour se remettre du choc. Pendant quelques instants, le temps s'était figé et aucune parole n'avait atteint son cerveau. Il s'était trouvé dans une bulle assourdie qui l'avait également coupé de ses propres émotions. Maintenant que les sons revenaient, il remarquait à quel point l'usine était silencieuse (hormis le brouhaha bien sûr) et il rougit de son manque d'emprise sur lui-même.

Du côté d’Oleg et Raïetchka, les messes basses continuaient : « Il est doué. » « Oh que oui », renchérit-elle, avec une admiration mêlée d’affection. « Katioucha aussi est redoutable dans ce genre-là. Je ne te dis pas quand ils s’y mettent à deux… » Un rire silencieux secoua les épaules du contremaître en imaginant la scène.

"Je... euh... c'est à dire..." Vaslov fixait tous les recoins de son usine en quête d'une excuse plausible. Micha le laissa faire en gardant son sourire tranquille. "Très Saint Père, je ne sais comment l'expliquer, mais l'horloge est détraquée. Nous avons commencé bien trop tôt, évidement."

Ses yeux se plissèrent. "Evidemment... Je vous laisse rectifier ce petit souci, Messire Vaslov." Après tout, seuls les patrons avaient le contrôle de l'heure dans leurs usines, n'est-ce pas ? "Pendant ce temps, je vais discuter avec vos ouvriers."

Il se dirigea vers Oleg, plus chaleureux, encore plus quand il vit qui était à ses côtés. "Raïssa."

Patya était dans ses petits souliers, engoncé dans des vêtements soudain trop chauds et trop serrés. Il déglutit aussi discrètement que possible, mais se trouva incapable de prononcer le moindre mot pour saluer son éminence. Il se tint donc immobile et silencieux, comme s'il pouvait par miracle devenir invisible et s'éclipser avant d'être remarqué.

Si c’était même possible, le sourire de Raïetchka s’était encore étendu en suivant la scène, pour atteindre des sommets de luminosité en voyant son frère se rapprocher d’elle. Il faut dire qu’avec ses nombreux devoirs, elle le voyait si rarement ! « Mikhaïl ! » Elle devait compter sur les doigts d’une main le nombre de fois où elle avait utilisé la version longue de son nom. « Voici Patya Mikailovitch, un étudiant de mon année. » Elle poursuivit ensuite le tour des présentations en nommant chacun des ouvriers de l’équipe qui n’avait pas rencontré son frère lors de ses visites dans le passé, prouvant qu'elle avait retenu leurs noms à tous.

Micha sourit gentiment au jeune homme clairement intimidé. "Je suis enchanté de faire ta connaissance, Patya Mikailovitch. Il est toujours agréable de voir la jeune génération zoothrope porter de l'intérêt aux souffrances des non-zoothropes."

Les ouvriers le regardaient toujours avec un air estomaqué. Certains avaient avorté un geste de la main vers lui. Il les saisit une par une avec une grande douceur. "Puisez-vous être protégés par le Seigneur dans votre travail difficile, mes Fils."

Son regard dériva sur Oleg. "J'ai entendu parler d'une nouvelle machine : le marteau-pilon. Plus puissante et plus rapide." Il sonnait inquiet.

« En... Enchan-té », répondit péniblement Patya qui fut incapable d'ajouter une quelconque marque de respect derrière. Si au moins il avait su qu'il rencontrerait le Pape aujourd'hui, il aurait pu se préparer (pas du tout). Mais ce qui le frappa le plus, finalement, fut l'aisance de Raïetchka. Il était évident qu'elle l'avait déjà rencontré et ce plus d'une fois. Comment cela était-il possible ? Il bloquait complètement sur ce détail alors que le Pape venait de se méprendre sur son compte à un point qu'il n'imaginait pas.

Charitable, Raïetchka ne mentionna pas qu’elle avait pratiquement dû trainer son condisciple à l’usine. Elle se contentait de suivre la conversation et de laisser chacun saluer leur hôte de marque, plutôt que de le monopoliser égoïstement. À quelques pas, d’autres groupes discutaient ferme, semblaient hésiter, et elle leur fit un signe de la main pour les encourager à venir. Les plus entreprenants d’entre eux se risquèrent à faire quelques pas dans leur direction. Pendant ce temps, Oleg répondait à la question technique avec un humour qui dissimulait à peine son inquiétude : « En effet, espérons que nos doigts aussi seront plus rapides. »

"Voyons, Oleg, ne me dites pas que vous manipulez cette machine manuellement ?!" Il semblait effaré, et encore plus inquiet. "Il m'a été rapporté qu'elle pesait 100 tonnes et que ses vibrations étaient entendues à des kilomètres à la ronde, mais pourtant qu'elle était capable d'un travail de grande minutie."

Micha fronça les sourcils avec sollicitude. "J'aimerais l'observer." Par cela, il entendait la manipuler lui-même pour voir ce qu'il en était réellement. Il se tourna vers Raïetchka avec un petit sourire contrit. "Désolée, petite soeur. Je dois te l'emprunter. A moins que ton ami et toi ne vouliez venir ?"

Petite sœur... ? Petite sœur ??? Patya resta planté comme un i. C'était trop d'informations sensibles en trop peu de temps. La compilation ne se faisait pas très bien dans son esprit.

Oleg secoua la tête face à ces questions, incapable d’y répondre : « Je n’en ai aucune idée : c’est l’équipe de Vassili qui teste cette nouvelle machine, je ne l’ai même encore jamais vue. » Mais il se méfiait par défaut d’un engin réputé encore plus rapide et puissant que ceux auxquels il était habitué. « Je serais aussi curieuse de voir ce nouveau marteau », confirma Raïetchka. « Tu en penses quoi ? » Elle se tourna vers Patya pour éviter de lui imposer (encore !) une décision.

"Nous irons donc voir Vassili." Micha sourit doucement au groupe puis laissa les jeunes gens discuter entre eux pour terminer de saluer chacun de la centaine d'ouvriers dans la pièce. A ceux qu'il jugeait trop maigre, son escorte distribuait des gâteaux et il fit panser - et intervint lui-même - plus d'une petite blessure proche de l'infection. A plusieurs d'entre eux, fourbus par le travail, il ordonna qu'on leur remette un bon pour une consultation gratuite chez un médecin de qualité.

Un peu interdit, Patya dût une fois de plus se faire violence pour parvenir à reprendre contenance. « Heu, oui », bafouilla-t-il. C'était plus machinal qu'une véritable décision. Cependant, il eut le temps, en suivant la cohorte qui se dirigeait vers ladite machine, de se dire qu'après tout, c'était un peu pour ça qu'il s'était trainé jusqu'ici. Même si c'était de mauvaise volonté. Et puis voir le Pape en personne montrer tant de sollicitude envers tous ces gens... Ça faisait réfléchir.

La décision prise (enfin, plus ou moins), Raïetchka aussi se joignit à la procession déclenchée par son frère. Elle qui n’était venue à l’origine que pour montrer le quotidien des ouvriers, la journée s’annonçait encore meilleure que prévu !  Bon, pour ce qui était de l’aspect « train-train quotidien », c’était rapé, mais elle était confiante que Patya retirerait tout de même quelque chose de la journée. Elle y veillerait personnellement si nécessaire !

Les ouvriers désormais invités à se reposer avant la bonne heure du début de travail, Micha se retourna vers sa soeur et son invité. "Et bien, Raïssa, ce n'est pas que je ne suis pas heureux de te voir, mais n'as-tu pas cours ?" Il haussa gentiment un sourcil espiègle. "A moins que tu ne sois en mission pour ton association de Défense des Opprimés et que ce jeune homme est ta première recrue." Son regard tranquille se posa sur Patya.

Patya sursauta imperceptiblement lorsque le Pape s'adressa à lui. « Heu, je... » commença-t-il, pris de cours. Il se racla la gorge et s'efforça de poursuivre avec plus d'assurance (ce qui n'était que moyennement réussi) : « Nous avons terminé nos examens il y a deux jours, il n'y a plus cours en attendant les résultats. » Il fut incapable d'en dire plus. Expliquer la raison de sa présence était... délicat. Pour lui. Il rosit légèrement.

« Comme il dit », confirma Raïetchka. « C’est donc le moment parfait pour une sortie sur le terrain, puisqu’elles manquent cruellement durant nos cours. » Elle jeta ensuite un regard plus soupçonneux à son frère : « Tu ne crois quand même pas que je négligerais mes études ? » Vu son ton, elle le mettait au défi de répondre par l’affirmative.

Le garçon semblait particulièrement intimidé par sa présence... Etait-ce simplement sa tenue cérémonielle, qu'il avait même agrémenté de ses plumes ? Micha coula un regard interrogateur vers sa soeur. "Négliger, non. Passer outre, quand elles manquent cruellement de sortie sur le terrain, là oui, ce serait du domaine du possible."

Patya n'en revenait toujours pas. Entendre le pape et sa camarade de classe se parler ainsi n'avait pas fini de l'étonner. C'était si... étrange ! Un instant, il se dit que si toute l'école le savait, personne n'oserait plus la provoquer ou même ne discuterait éthique avec elle. Elle deviendrait la fille en présence de qui on se tait, celle à qui on ne dit que des choses qu'elle veut entendre. Vu sa personnalité, il comprenait aisément qu'elle n'ait jamais étalé ce lien familial à la ronde. Et à cet instant, il l'admirait, pour ça.