Une pluie fine tombait sur l'Hôtel Lockwood.

Sophia était à la fenêtre d'une chambre vide. Elle semblait observer le ciel et ses nuages gris, mais son regard était vide. Personne n'aurait pu dire depuis combien de temps elle était assise là, immobile.

Un léger soupir résonna dans la pièce, puis le silence revint.

Quelques minutes plus tard, des pas se firent entendre dans le couloir. La revenante n'effectua pas le moindre mouvement. Le bruit continua jusqu'à s'étouffer au loin.

Les minutes défilèrent. Sophia ne bougeait pas.

Ce jour-là, le ciel était gris ; chargé d'humidité, il semblait retenir à grand-peine toutes les larmes du monde, faisant écho aux âmes en peine. Toutefois, une âme joyeuse arpentait l'Hôtel Lockwood, toute contente de pouvoir déambuler à son bon vouloir dans l'hôtel et ses environs immédiats à n'importe quelle heure de la journée. Insensible à la lumière, Brian avait toujours pu aller n'importe où à toute heure de la journée, à condition bien sûr de rester dans l'hôtel et ses environs immédiats... mais de toute façon, pourquoi aurait-il voulu partir ? C'était trop bien ici ! Le petit fantôme s'arrêta soudain devant la fenêtre d'une chambre.

La chambre était très commune. De manière générale, les chambres de l'hôtel Lockwood ne se ressemblaient pas forcément, mais l'ambiance et la décoration restaient similaires. Ce qui variait, c'était les gens. Tous types de personnages venaient y passer la nuit, la semaine ou le mois, et c'était là la richesse que pouvait en tirer les fantômes qui s'y intéressaient. Ce qui n'était pas le cas de Sophia. Il y eut un peu de mouvement à la fenêtre, mais cela n'attira pas son regard, toujours plongé dans les nuages.

Y avait un truc bizarre à la fenêtre, comme un machin flou. La fenêtre est sale ou quoi ? se demanda Brian en s'approchant pour mieux voir tout en plissant les yeux. C'est alors qu'il la vit. Qu'est-ce qu'elle est belle ! se dit-il, le souffle coupé (mais est-ce bien étonnant pour un mort ?), subjugué devant la beauté de la défunte qui se tenait immobile de l'autre côté de la vitre. Toute sa vie mort, Brian avait évité tout contact avec les autres fantômes. Il s'en méfiait et les savait pour la plupart instables et pas faciles à... vivre ? Mais en ce jour de pluie, il était ravi de sa trouvaille.

Sophia baissa doucement les yeux, sans s'en rendre compte, et vit son regard attiré par une forme au dehors. Quelque chose, ou quelqu'un, peut-être. Néanmoins, son cœur vide ne s'alluma pas d'une curiosité, pourtant bien naturelle, et elle porta son regard sur l'horizon avec un léger soupir.

À son grand dam, la jolie fantôme ne s'intéressait pas du tout à lui. Notre facétieux fantôme ne se démonta pas pour autant ; il passa la tête à travers la vitre, histoire d'être quasiment front contre front avec sa chère et tendre, et il lui fit sa plus belle grimace.

Sophia cligna des yeux. Un enfant venait de se placer juste devant elle, lui obstruant cette vue sur la mer si nostalgique. Pire encore, le petit garçon lui faisait une grimace insolente, comme pour se moquer d'elle ! « C... comment osez-vous ... » Les objets de la chambre se mirent à trembler, tandis que les yeux de Sophia s'emplirent de larmes.

Le petit Brian pleurait lui aussi. Tellement fier de sa blague, il était mort (sans blague) de rire. Il s'esclaffait à en perdre haleine en virevoltant partout dans la pièce. L'émotion, positive mais non moins puissante, lui fit prendre beaucoup de couleur, et les objets tremblèrent d'autant plus fort. C'que c'est drôle HAHAHA !!! C'est trop rigolo, je m'amuse comme un p'tit fou ! parvint-il à lâcher entre deux éclats de rire à faire trembler littéralement les murs.

Sophia était atterrée. Sa vie n'avait été qu'une source de remords, et n'était à présent que source de moqueries. Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait pas été sortie de sa torpeur, et tout ceci pour être blessée de la sorte ?! Elle se recroquevilla sur elle-même, glissant petit à petit vers le sol.

Une fois sorti de sa crise de rire, le petit fantôme chercha de vue sa dulcinée. Elle s'enfonçait peu à peu dans le sol, l'air abattu. Mais comment peut-on être aussi triste ? Elle est pas belle la mort ? Oh si alors ! Tout comme elle, d'ailleurs. On n'a pas le droit d'être triste comme ça quand on est aussi belle... il faut absolument que je lui vienne en aide... pour qu'elle sourie à la mort ! Pour qu'elle la croque à pleines dents ! Brian s'approcha doucement de sa dulcinée et s'adressa à elle avec gentillesse : Bonjour Madame. Je voulais juste rigoler, tu sais... je voulais pas vous rendre toute triste... Je... je suis désolé...

Sophia vrilla, emportée par la colère. « Je ... Je n'ai pas choisi de ... Je ne permets à PERSONNE de se moquer ainsi de ... » La température de la pièce chuta. Elle s'enfuit à travers les murs, baissant brièvement la température des chambres qu'elle traversait, sentant monter les remords d'avoir crié sur un enfant. Elle sombra ainsi pendant quelques minutes avant de s'effondrer dans une chambre vide.

Brian attendit que la pression retombe avant de la rejoindre. Il était habitué aux colères de ses semblables, il ne s'en formalisait plus depuis belle lurette. Coucou Madame ! la salua-t-il à nouveau en passant la tête à travers un mur. Il la rejoint et se tint près d'elle, cette fois plus calmement. Il se trouvait devant un cas de dépression fantomatique, il se devait donc d'être gentil et calme. C'est donc avec douceur qu'il demanda : Qu'est-ce que tu n'as pas choisi, Madame ? Et je voulais pas du tout me moquer de vous, je voulais juste rigoler...

Sophia, se remettant peu à peu de ses sanglots, sentit le calme revenir. Toujours effondrée, le visage caché dans ses mains, elle murmura. « Je ... Je m'excuse d'avoir crié. » Soudain, des pas se firent entendre dans le couloir. Généralement, il s'agissait de vivants. Sophia releva vivement la tête.

Bernadette ! se réjouit Brian intérieurement. Il reconnaissait la démarche de sa femme de chambre préférée. Il ne manquait jamais une occasion de l'embêter la... saluer à sa façon. L'esprit frappeur attendit qu'elle passe près d'eux et lui asséna une fessée dont il avait le secret, ce qui le fit mourir de rire. Bernadette ne s'en formalisa pas ; elle reconnaissait la patte du maître, ainsi que le familier tremblement des murs chaque fois qu'il réussissait son coup. Plutôt que de s'énerver, elle lança joyeusement : Oh bonjour Brian ! Je vois que tu es en pleine forme aujourd'hui ! Ça faisait toujours chaud au cœur à Brian.

Sophia avait disparu dès lors que les pas s'étaient rapprochés. Ne maîtrisant pas du tout ses apparitions, elle n'avait aucun idée de si elle était visible ou non des vivants, c'est pourquoi elle s'était blottie derrière un rideau, à moitié dans le mur, les yeux emplis de peur.

C'est tout content que Brian se tourna à nouveau vers... rien. Nada. Niente. Rien de rien. La jolie fantôme s'était volatilisée. Oh bah zut alors ! Elle est encore partie... décidément, elle ne tient pas en place... se dit Brian, dépité. Bien décidé à la retrouver, il se mit à la chercher partout. Il n'eut pas bien longtemps à chercher ; il retrouva bien vite la timide fantôme blottie derrière un rideau. Il s'approcha doucement. Qu'est-ce qu'il t'arrive, Madame ? Vous avez peur des vivants ? Ils ne peuvent rien vous faire, tu sais... et puis... et puis... de toute façon je te protégerai !

Sophia était perplexe. La dame avait l'air vivante, mais elle ne semblait pas être effrayée. N'avait-elle donc pas peur des fantômes ? Elle semblait connaître le jeune garçon. Ne savait-elle pas qu'il n'était plus tout à fait de ce monde ? Sophia se posait tant de questions. Les rares fois où elle avait été aperçue, les vivants avaient hurlés ... Elle murmura. « Vous n'avez donc pas peur d'être vu ? »

Sophia ne bougeait plus, l'étonnement grandissant sur son visage. Les mots du petit garçon étaient si vrais, si réfléchis, qu'elle ne pouvait s'empêcher de le fixer ainsi. Comment pouvait-on avoir tant de sagesse à un si jeune âge ? Néanmoins ... C'était une chose d'intégrer ces mots en théorie, c'en était une autre de les appliquer. « ... Je vois ... C'est sans doute vrai ... » Elle baissa les yeux. « Je ne souhaite tout de même pas être vue, c'est ... trop d'efforts ... »

« Je ne souhaite tout de même pas être vue, c'est... trop d'efforts... » Cette phrase résonna en boucle dans l'esprit du petit fantôme, tel un écho qui se perdait dans les méandres de son âme. Il ne comprenait pas mais il voulait comprendre ; il formula donc sa question : En quoi est-ce qu'être vu c'est un effort pour toi, Madame ? Qu'est-ce qui est si pénible dans le fait d'être vu ? Vous êtes jolie en plus, c'est pas comme si tu pouvais avoir peur qu'on vous trouve laide... de quoi tu peux bien avoir peur comme ça ?

Ne bougeant toujours pas de derrière son rideau, Sophia se sentait devenir instable. Elle oublia volontairement la partie concernant son apparence, sans vraiment se souvenir de pourquoi elle ne souhaitait pas y penser. Il était clair pour elle que plus elle réfléchissait, plus elle discutait normalement avec les gens autour d'elle, plus elle était à risque de se souvenir ... Mais il était si difficile de parler. « J'ai perdu ma vie ... On me l'a prise, je crois ... Et je ... Je veux y retourner, ou bien disparaître ... tout sauf ce néant ... »

Oh ! Elle aurait été tuée, alors ? Mais c'est horrible ! La tristesse s'insinua en Brian, chassant sa bonne humeur habituelle. Retrouver sa vie de mortelle ou disparaître, tel était donc le dilemme de la jolie fantôme. Malheureusement, elle ne pouvait faire ni l'un ni l'autre... Triste âme prisonnière d'un sort pire que la mort, condamnée à errer dans un monde qui la rejette mais qui la retient. Brian avait envie de pleurer. Il ne pouvait rien faire pour aider la fantôme en détresse. Il ne pouvait rien pour elle. Et pourtant, il aurait tellement voulu lui venir en aide... Peut-être pourriez-vous apprendre à l'aimer, ce néant, tenta-t-il.

Sophia était perturbée. Agacée ? Peut-être. À chaque nouvelle phrase du jeune garçon, un petit courant d'air venait s'ajouter à ce qui semblait être un ouragan en formation. Aimer ? Aimer cette condition ? Un profond rejet enveloppait la défunte. Mais sans savoir l'expliquer. « Non ... Non, il n'y a rien de bon ici. » dit-elle avec plus de forces. Comme pour bloquer ses émotions. Comme pour bloquer ses souvenirs.

Oh mais bien sûr que si, y a tout plein de trucs super cool ici. Je m'amuse tous les jours comme un p'tit fou ! répondit Brian avec entrain. Elle avait beau résister, le petit fantôme le sentait bien ; il allait l'aider à trouver sa place. Il allait lui montrer comment s'amuser et tout ! Et après, elle serait heureuse pour toujours ! Et après, il ne serait plus jamais seul ! Oui ! C'était le plan parfait ! Surexcité par la perspective d'une éternité trop super cool, il s'empressa de montrer à la fantôme tourmentée ses meilleures grimaces avant de voleter partout autour d'elle comme un p'tit fou. Allez viens, suivez-moi ! lui enjoignit-il.

Sophia ne bougeait plus. Tout était trop lumineux, trop bruyant, trop fort. Elle sentait grandir en elle une vague, une tornade, une tempête. Les murs commencèrent à trembler. Sophia se sentait coincée, dans ce corps, dans cet endroit. C'était si injuste, si frustrant, si minable. Elle se prit la tête dans les mains. Puis elle hurla, d'un cri déchirant. « NOOON !! »