Le jeune Gilroy, déjà grand pour son âge peu respectable de neuf ans, faisait sonner avec sauvagerie sa sonnette de vélo et pédalait comme un dératé à travers les herbes hautes de l'île Cuagach avec la quasi-totalité des gamins de l'île qui n'avaient pas quitté l'îlot pour les vacances d'été. Le rouquin enviait ces derniers et trépignait de suivre son père traveller* à travers l'Irlande bien plus grande mais ce serait pour une autre fois. Il connaissait déjà la petite île comme sa poche avec son village, ses falaises escarpées, ses plaines battues par les vents, enfin pas tout à fait…

Il posa pied à terre et se tourna vers le reste de la bande.

"Eh ! Allons au vieux manoir ! proposa-t-il. Allons embêter les touristes !

Le manoir réhabilité en hôtel offrait quelques distractions pour les enfants avec ses touristes… et ses histoires de fantômes. Heureusement qu'Aodh n'était pas là, il aurait eu peur. Le petit frère tout juste âgé de quatre ans était resté avec leur mère.

"T'es fou ? Il fait peur !
- C'est là que ma mère travaille, je veux pas me faire disputer…"


* peuple à la base nomade, parlant le shelta

Susan, un pied à terre, accueillit la proposition avec enthousiasme. Ses grands-parents lui parlaient souvent des lieux puisque son grand-père y avait été soigné du temps où c'était un hôpital de guerre.
— Moi j'veux y aller ! s'exclama-t-elle, un bras dressé vers le ciel comme si elle réclamait le droit d'aller au tableau.
— J'ai pas le droit, mes parents me l'ont défendu, argua un autre enfant.
— Ouais, c'est pas une bonne idée, ajouta une petite voix mal assurée.

Gilroy n'avait pas trop de soucis de son côté niveau autorité parentale. Ils ne travaillaient pas à l'hôtel.
"Sérieux !? Vous pouvez pas vous dégonfler comme ça ! Y a que Susan qui veut tenter ? Vous n'voulez pas être traités de poules mouillées ? Cot cot !"

— Cot cot ! renchérit la môme en mimant des ailes avec ses coudes.
Ses parents n'avaient jamais explicitement interdit à Susan d'aller au manoir ; ça pouvait faire office d'autorisation tacite. De toute façon, elle ne se posait pas la question. Elle voulait y aller et elle irait.
— Moi je veux pas être puni pour le reste des vacances, répondit un garçon qui faisait déjà demi-tour.
— Cot cot ! cria Susan derrière lui.

Bien vite, les deux imitateurs de poules se retrouvèrent tous seuls mais joyeux.
"Allez, allons-y Suzon ! On va aller voir à quoi ça ressemble à l'intérieur ! Tu crois qu'il y a quoi ?"
Il allait falloir aux deux explorateurs choisir par où entrer dans l'enceinte, par l'entrée ou par la barrière ?

— Des fantômes ! s'écria aussitôt la fillette. Et si y en a pas, on fera croire aux gens qu'y en a ! Ça va être trop marrant ! s'exclaffa-t-elle en se remettant en route d'un joyeux coup de pédale.
— On va rentrer par où ? demanda-t-elle alors qu'ils approchaient de la grille. Oh, viens on laisse les vélos là !
Elle s'arrêta et montra les buissons qui bordaient l'enceinte. Pour réussir une bonne blague, il fallait être discret. Elle avait appris ça de son grand-père.

Gilroy rit à l'idée de faire peur aux adultes même s'il avait conscience que sa mère n'aurait pas peur, elle était si courageuse et le garçon s'en inspirait pour l'être tout autant, c'est à dire pénétrer dans une propriété privée sans s'en soucier. Il suivit la fillette à travers les buissons, abandonnant son vélo. Ils partirent à la recherche d'un trou dans le mur. Ce manoir mal entretenu devait en avoir beaucoup.

En effet, il ne tardèrent pas à trouver leur entrée des artistes. Susan s'y faufila comme une souris et déboucha dans un bout de jardin broussailleux. Ils allaient devoir se frayer un passage dans une végétation abandonnée à elle-même depuis des lustres.
— Les aventuriers Roy et Suzon, clama-t-elle dans un murmure mystérieux, perdus en pleine jungle Ananozienne... Vont-ils survivre aux crocodiles et aux pinañas ?! Tin-tin-tiiinnn !

"Doum-doum-doum, reprit en écho l'aventurier Roy à moitié camouflé dans les herbes hautes et désertes de l'Anazonie. Cette terre est sauvage et dangereuse… Là ! Un piranha !"
Il désignait un outil en ferraille rouillé abandonné par son propriétaire peut-être bien des années auparavant.

— Oh ! s'exclama Susan sur le même ton. Comme vous le savez, enchaîna-t-elle comme s'il s'agissait d'une voix off sur un documentaire, les pina... piranhas sont morteeels ! tsin dun-dun stin ♪ (Oui, elle fait même la musique à suspens.) Il ne faut surtout pas mettre un pied dans l'eau !
Elle tente de contourner le dangereux outil-poisson, mais s'emmêle dans un buisson.
— Argh, des plantes mangeuses d'hommes !

"Oh non, Susan a été mangée par les buissons, nous ne la reverrons plus jamais ! Jamais… Jamais ! Elle hantera la jungle sous la forme d'un fantôme !" commenta Roy avec un air très dramatique avant de s'éloigner en pouffant de sa taquinerie.

Complètement dans le jeu, Susan se redressa comme une droguée dès qu'elle eut réussi à se défaire des branchages. Le regard dans le vide, elle fit mine de remarquer Gilroy, pencha la tête de côté et avança lentement en disant d'une voix lente :
— Buisssssoooonnn, buissssooonnn... mangeeeer, garççççoooonn...
Cependant, un petit sourire amusé pointa subrepticement au coin de ses lèvres. C'était dur de garder son sérieux.

Les deux enfants auraient pu jouer à cela n'importe où sur l'île mais ils le faisaient sur un nouveau lieu, preuve que la nouveauté stimule l'imagination des jeunes cerveaux. Ils dépassèrent en riant un vieux kiosque tout rouillé.
"Oh, une fontaine ! T'as vu ? Elle bien plus grande que la grande de la place de la ville !"
Elle était belle cette fontaine mais…

Susan se précipita dessus et, posant ses petites mains sur la margelle, sauta pour y poser son ventre. Ainsi installée, elle pouvait voir le fond. La fontaine était large et effectivement impressionnante... Mais contrairement à celle du village, elle ne marchait pas.
Quoique...
— Regarde, y a des bulles, là ! s'écria la fillette en pointant du doigt, au milieu d'un fond d'eau croupie, un petit bloblotement discret.

Contrairement à Susan, Roy n'eut pas besoin de s'affaler sur le rebord pour observer les fameuses bulles. Le phénomène le captivait.
"Y a un monstre en dessous, tu crois ?"
Il ne se doutait pas de combien il s'approchait de la vérité…

— Un monstre ?! demanda la fillette en repliant le bras avec une appréhension toute enfantine.
Elle songea aussitôt à un fantôme, évidemment. Et se dit dans la foulée qu'elle préférait de loin que ce soit un gros crapaud tout pas beau. Elle regarda Gilroy :
— Peut-être qu'on devrait pas le déranger, alors.
La voix grave, la mine sérieuse, elle avait tout de l'enfant qui tente de masquer une inquiétude un peu honteuse.

Roy fixa les bulles un instant.
"Non, s'il fait rien de méchant alors on le laisse tranquille. Et puis ma mère m'a dit que les fantômes dormaient la jour. T'as peur, Susan ? Faut pas. Moi, j'ai pas peur !" dit-il avec l'assurance stoïque des grands (enfants).
Sa mère était la reine pour rassurer à propos des fantômes. Elle ne criait pas sur tous les toits ses dons (qui l'aurait crue ?) mais Gilroy ne prenait pas autant de précautions.

— Non j'ai pas peur ! se défendit-elle en fronçant les sourcils.
Bien sûr que si. La nonne brûlée remontait déjà à deux ou trois années, mais la petite fille avait encore bien en tête cette apparition cauchemardesque. Elle préférait éviter une nouvelle rencontre de ce genre (ou la même). Pourtant, sous le coup de l'émotion, elle réagit contre toute logique.
Un peu fâchée par la provocation de son aîné, elle sauta à terre, ramassa un caillou et s'apprêtait à le lancer dans la fontaine.

HRP :

Roy n'aimait pas du tout la violence, en particulier gratuite.
"Eh ! Doucement ! Je ne t'ai pas dit d'attaquer la fontaine ! Juste de pas avoir peur ! On n'attaque pas pour le prouver. C'est crétin ça… Continuons notre chemin."
Mieux valait éloigner Susan de la fontaine et ne pas s'attarder sur l'épisode.

Coupée dans son élan, Susan resta figée le bras en l'air. Ce qui lui donna les secondes nécessaires pour réaliser ce qu'elle faisait et obtempérer derechef. Elle avait failli faire une grosse bêtise  Elle laissa tomber le caillou à ses pieds et suivit Roy.
— Faut qu'on trouve un touriste ! Quelle blague on va lui faire ?

"Oui ! Allons les chercher ! Mais… discrètement."
Il mit un doigt devant sa bouche pour insister sur ses propos.
Les enfants, tels de jeunes chatons joueurs se mirent donc en chasse d'un touriste qui aurait eu l'étrange idée de se promener dans le jardin. Sans doute que le pâle soleil aurait aider.

Ils découvrirent bientôt un couple qui, arrêté en plein milieu d'une allée dégagée, regardait le kiosque et le fouillis végétal autour en se disant des mots tout bas. Susan se plia en deux et colla son doigt sur sa bouche comme l'avait fait Roy quelques instants plus tôt. Elle s'accroupit derrière un buisson et tendit le cou.
— On fait des voix bizarres ? On pourrait dire des trucs qui font peur ! chuchota-t-elle à son comparse, toute excitée.

"Non, trop évident. Ce qui faut c'est… c'est… imiter un animal menaçant ! Un truc qu'ils ne sauront pas identifier. Oh, nous pouvons entrechoquer des bouts de métal ! Et faire des bruits bizarres ! Du genre, un chien déchaîné très méchant. Je fais les bruits de griffures !" improvisa l'apprenti épouvantail.

Susan pouffa dans ses mains.
— Et moi je fais des grognements comme ça : rrhh ! fit-elle dans une imitation discutable (mais motivée) d'un chien affamé. Et on peut faire bouger les buissons pour montrer que le monstre se rapproche !

"Parfait !"
Roy ramassa des morceaux rouillés de métaux pour simuler les bruits de chaînes et de griffures imaginaires. Il laissa Suzon bouger les buissons. Ainsi leur petite farce et l'heureux petit couple tourna la tête vers eux camouflés derrières.