Deznulguk, roi nain de son état, est connu pour avoir découvert dans sa jeunesse un filon d’émeraude d’une rare pureté, en avoir façonné des bijoux incomparables, avoir été fait roi très jeune et avoir passé le reste de sa vie à former les meilleurs joailliers du monde. Enfin, ça, c'était de son vivant. Maintenant, il ne restait de lui que des bribes de légende, quelques reliques et, d'après les rumeurs de taverne, un fantastique trésor enfoui dans son chateau.

Sauf que personne ne savait où se trouvait ce chateau. Mais ce n’était pas ce maigres détails qui allait décourager les preux aventuriers en quête de richesse et de gloire ! Hurj, un colosse roux dont la taille rivalisait celle d’un troll (mais là s’arrêtait toute ressemblance) était un d'eux, et il venait de trouver une nouvelle piste vers le chateau perdu de Deznulguk. Avec un tel but en vue, il n’avait eu aucun mal à assembler une troupe d’aventuriers, et roulez jeunesse !

Moira dénotait dans la troupe. Avec vingt ans de plus que la moyenne du groupe, elle possédait pour toute arme une canne ronchonnante et elle se déplaçait dans une roulotte tirée par un vieil âne. Mais sa réputation n’était plus à faire dans le milieu des quêtes, que ce soit pour ses talents de soigneuse ou son expertise d’artéfacts et Hurj espérait justement trouver un mythique bracelet censé doter son porteur d’un courage à toute épreuve. Elle avait donc été accueillie à bras ouverts.

Elle s'était trouvée un coin idyllique (à l'oreille et aux sens magiques) pour faire sa sieste par un bel après-midi ensoleillé. Ce plaisir coupable fut dérangé par le bruit d'une carriole. Ce son évoquait à Brume une mouche désagréable qui virevoltait autour de la queue d'une vache. Sa sieste tranquille avait été interrompue, elle décida donc de voir gracieusement ce qui arrivait. En mâchant un bâton dont le suc lui plaisait énormément.

Il faut dire que leur équipage n’était pas des plus silencieux. Entre le bruit des roues de la carriole de Moira, le clipiticlop des sabots des cinq autres membres d’équipages et les blagues et anecdotes échangées de bon coeur, on les entendait sans peine. Les coéquipiers de Moira saluèrent joyeusement (et bruyamment) l’elfe qui venait d’apparaître sur le bord de la piste, et elle soupçonnait que cette fois, leur exubérance était une bonne chose, car elle doutait que les yeux voilés de cette femme voient grand-chose.

Certes, ses yeux opaques ne voyaient rien mais cela ne signifiait qu'il faille la considérer comme inoffensive. Elle détenait suffisamment de pouvoir magique pour détruire une armée entière ou une ville. Au choix. Brume du Matin salua les enfants avec le bâton. Son ouïe s'était affûtée avec la perte de la vue. Elle les entendait donc avec plus de sensibilité qu'ils l'imaginaient. Quel bon vent vous amène dans ces montagnes ?

En bon meneur, Hurj prit l’initiative pour répondre à la question de l’elfe inconnue : « Le vent de l’aventure ! Nous sommes en route vers le légendaire chateau du grand Deznulguk, le roi-joaillier nain ! » Moira soupçonnait que le guerrier était déjà en train d’écrire mentalement la ballade qu’on tirerait de leur quête.

Deznulguk, le roi-joaillier nain ? Elle se demanda si elle se souvenait d'un tel personnage. L'elfe se remémora une histoire très bizarre à propos d'un château nain déserté sitôt le propriétaire mort.   Belle destination !  Puis-je me joindre à vous ? , elle en parlait comme s'il s'agissait d'aller en ville.

Hurj n’hésita pas longtemps : « Plus on est de fous, plus on rit, bienvenue ! » Il y eut quelques grommellements à propos d’une diminution de la part de chacun, mais ils se turent dès que le chef de troupe jeta un regard en arrière. « Moira ? T’as de la place pour une passagère ? » S’il savait combien de passagers cette roulotte avait transporté à son apogée. « Même pour plus qu’une ! » Le guerrier se retourna vers l’elfe : « Tu as des bagages ou un cheval qui t’attendent ? Je suis Hurj, fils d'Hord, au fait. » Il présenta ensuite les autres membres du groupe et attendit de voir si leur nouvelle membre devait aller chercher quelque chose.

Brume sourit au bon entrain de l'aventurier et ignora les maugréements de ses compagnons. Ahyarë Fimrodhel, se présenta-t-elle en s'avançant sans aucune aide vers la porte de la carriole. Surprenant de la part d'une aveugle. La druidesse avait triché avec la magie. Autrement, elle n'aurait jamais été aussi précise. Un parfum de livre anciens et de parchemins ... et de magie flottait à l'intérieur de la carriole. Brume pouvait dire combien son propriétaire était passionné.

Machinalement, Moira tendit une main vers sa passagère pour l’aider à monter sur le siège de la roulotte. Et heureusement que le réflexe était là, car actuellement, l’attention de Moira était entièrement accaparée par la nouvelle-venue. Elle ne pensait pas avoir jamais ressenti un concentré de magie aussi puissant. Elle était aveuglée par une sensation absolument pas visuelle. Quant à déceler la nature des magies qui couraient et s’entremêlaient juste à côté d’elle, cela lui prendrait un moment. Heureusement, Pwyll suivit les chevaux des autres lorsqu’ils se remirent en route, sans quoi la roulotte aurait été laissée sur place.

Brume se saisit de la main de Moira et s'appuya dessus pour monter dans la carriole. Elle reniflait de manière peu discrète l'air et profitait pleinement de l'odeur de parchemin. Je peux sentir cette douce odeur de parchemin mâtinée de magie. Qui est-ce qui collectionne les grimoires de magies ainsi ? A l'odeur, il y en avait d'innombrables et elle imaginait sans peine le nombre incalculable de sorts qui devaient y être contenus.

La voix de l’elfe tira Moira de ses pensées, même si la sensation de cette puissante magie si proche était toujours un tantinet étourdissante. Elle se racla la gorge, un peu gênée d’avoir ainsi dévisagé la mage : « C’est ma bibliothèque. Moira, enchantée. » « T’as déjà oublié qu'Hurj t’a présentée, ou tu pars du principe qu’elle a une mémoire poreuse ? », railla la canne posée à côté d’elle. Moira leva les yeux au ciel : « Et voici Aisling. » Qui avait probablement été vexée de ne pas avoir été incluse dans les présentations.

Brume regardait là d'où venait la voix qui se présentait comme la propriétaire de ces odeurs. Enchantée, je suis Ahyarë Fimrodhel. Elle pencha ensuite la tête à la pique de Aisling. Quel dommage que je sois aveugle, j'aurais volontiers passé quelques siècles à lire cette bibliothèque. , fit-elle avec ironie. Les présentations de Hurj avaient étés peu pratiques pour une aveugle.

« Enchantée », répondit Moira. Et en effet, elle avait un peu oublié le manque de vision de sa passagère en lui présentant Aisling. Elle mit cela sur le compte de son étourdissement face au flux de magie qui l’assaillait. « Aisling est une canne », précisa-t-elle, avant de poursuivre sur le sujet de sa bibliothèque : « Etant donné que j’ai lu chaque ouvrage de ma bibliothèque, je peux garantir que ça prend moins que quelques siècles. » « Sauf si t’as autre chose à faire que lire », persifla Aisling.

Elles formaient un joyeux duo,  la canne parlante et la bibliothécaire ambulante. Les railleries de la canne allaient de pair avec le ton plus raisonnable de Moirä. Brume en avait rencontré un paquet au cours des siècles. Avez-vous le grimoire de Langé Chatié ? Je me suis toujours demandé comment on pouvait perdre du temps à inventer une malédiction rien que pour obliger les gens à cesser de se lancer des insultes et des injures.

Moira leva un sourcil intrigué, par réflexe uniquement, puisqu'il ne dirait rien à son interlocutrice. « Non, je ne pense pas en avoir déjà entendu parler. Comment fonctionne la malédiction ? Elle change uniquement le vocabulaire, ou elle retire aux gens l'envie d'être grossiers l'un envers l'autre ? » S'il s'agissait uniquement de la première option, Moira n'en voyait pas l'intérêt. Et dans le cas de la deuxième... l'intention de réduire les conflits était peut-être honorable, mais elle n'appréciait pas la réalisation.

La deuxième option, si je m'en souviens bien. À son âge, on se faisait tellement de souvenir qu'il fallait avoir la mémoire sélective. Oublier les choses peu importantes. Son gros problème a été de définir à partir quand les gens se montraient grossiers, je crois.

Moira leva les yeux au ciel, et Aisling aurait probablement fait de même si elle avait eu des yeux. « Evidemment. Entre les différences raciales, culturelles et personnelles, c'est mission impossible d'établir des limites universellement valables. » Même si sont interlocutrice ne pouvait évidemment pas voir son expression faciale, celle-ci transparaissait clairement dans sa voix.

Brume renifla comme pour signifier la folie d'une telle entreprise puis recommença à mâchonner son bâton de bois. Comme elle l'avait dit, elle n'avait pas compris l'intérêt d'une telle entreprise. Une perte de temps selon elle. C'est pour ces raisons qu'il n'est parvenu qu'à compliquer sa malédiction à un point inimaginable. C'est l'un des pires grimoires à lire que je connaisse. Parce que oui, le sort prenait un grimoire entier.

« Je prends bonne note de ne pas l'ajouter à ma bibliothèque, dans ce cas. La place est trop précieuse et limitée pour m'encombrer de choses inutiles. » Peut-être consulterait-elle le grimoire par curiosité s'il lui tombait entre les mains, mais c'était tout. Il y a bien longtemps qu'elle avait appris à privilégier l'essentiel (à savoir, sa considérable bibliothèque et son matériel de soin, ainsi que les cadeaux de sa famille).

Elle imaginait sans peine l'encombrement préexistant rien qu'aux effluves magiques. Si elle comptait identifier chaque grimoire, cela allait lui prendre un petit moment. Certains lui étaient plus familiers que d'autres. La druidesse, par curiosité, se demanda si ses propres écrits s'étaient retrouvés dans cette bibliothèque. Quels sont les cinq grimoires les plus intéressants de votre bibliothèque ?

« En voilà une question à laquelle je n’ai pas de réponse », rit Moira. « Dans l’absolu, je me sers le plus de mes herbiers et mes ouvrages médicaux. L’Encyclopédie Complète de la Vie d’Heavensaw est particulièrement détaillée et utile. Mais ça ne m’empêche pas de trouver des traités magiques fascinants, et à l’occasion utiles pour identifier les formes de magie que je rencontre. Je suis très attachée à mon édition du Traité sur les Pierres Semi-Précieuses, par Zareehna, mais c’est surtout dû aux souvenirs attachés à cet ouvrage. »

Des souvenirs ? , répéta Brume, curieuse. Elle avait connue cette vieille chèvre il y a plus d'un millénaire. Lui avait même survécue. Ce nom n'était pas parvenu à ses oreilles depuis bien des années. La druidesse ne déniait pas que les talismans avaient leurs utilités, surtout auprès des non-mages. Pourtant, ce n'était pas sa tasse de thé. Zari n'avait pas beaucoup de patience, je me faisais jeter de son étude sur une base régulière. Je n'ai jamais réussi à l'inviter à la plage volcanique.

La description de l’elfe fit rire Moira de bon coeur. « Je n’ai aucune idée de sa personnalité, mais mon beau-père ne jurait que par elle pour les amulettes. Et mon mari et moi avons passé un temps fou plongés dans son traité sur les pierres pour voir ce que nous pourrions utiliser dans nos soins. » Un sourire nostalgique ornait ses lèvres, même si son interlocutrice ne le verrait évidemment pas. C’est alors qu’un détail frappa Moira : « Attends… Tu l’as connue personnellement ? Elle n’a pas vécu il y a près d’un millénaire et demi ? » Même pour une elfe, ça faisait long.

Brume laissa son bâton tranquille cette fois-ci, écoutant poliment Moïra évoquer ses souvenirs. Puis, quand l'humaine releva la date de la période d'existence, Brume n'en fit pas des masses. Zareehna n'était qu'une note de bas de page dans son existence, déjà longue. Elle prit un moment pour compter son âge, histoire d'être sûre. Ma première bouffée d'air fut en 1732 avant la Brèche, si je ne me plante pas.

Moira laissa échapper un sifflement en entendant l’année de naissance de son interlocutrice : « C’est une vie digne d’une dragonne, ça ! » Ou de certains objets enchantés, dont peut-être l’une de ses proches connaissances. « Ca ne te semble jamais… long ? » Moira avait du mal à imaginer comment une vie aussi longue pouvait être supportable. Ne finissait-on pas par perdre trop d’êtres chers, enterrer trop de monde pour arriver à continuer ? Sans compter que les souvenirs devaient finir par se mélanger.