La Réponse D venait de s'évaporer. Soudainement seule, Furaha s'affaissa contre le bureau dans un soupir. Son esprit était autant en ébullition qu'il s'enlisait dans des sables mouvants issus d'un mélange entre le choc, la peur et la fatigue.

Depuis qu'elle avait confronté Muse, la Shaman n'avait guère pu fermer l'oeil. Il avait fallu prendre en urgence le rôle de Cumulo, ce traître infâme qui les avait trompés depuis tout ce temps, et réfléchir au problème posé par Julio. Elle ne savait même pas si elle ne faisait pas une monumentale erreur dans sa réponse au sondage. Y songer avait mangé ses heures de repos.

Furaha se frotta le visage d'une main lasse et soupira à nouveau. Depuis que ses collègues l'avait projetée au rôle de Directrice, elle n'avait pas quitté la tenue cérémonielle des Nuru mais même cet habit-bouclier ne lui semblait plus suffisant pour camoufler à quel point elle était terrifiée à l'idée de se tromper, et de mener tous les autres dans son erreur.

Son Simba lui manquait atrocement.

Mais elle ne pouvait plus le joindre depuis qu'ils avaient coupé le flux des Esprits. Même Palasimbhala était retourné sur l'île rassembler des alliés. Elle se sentait tellement seule...

Mais elle n'avait pas le temps de s'apitoyer sur son sort. Peut-être qu'un dernier tour dans l'ex-bureau de Cumulo lui permettrait de trouver des indices qui avaient encore échappé à ses nombreuses fouilles...

La porte s'ouvrit, révélant Oriana. Elle n'était évidemment accompagnée ni de Raun (prononcé "Raoune") (l'Esprit Corbeau), ni de Cryptos (l'Esprit du Code), ses deux compagnons habituels. Elle esquissa un sourire sous son masque aviaire, guère surprise de la présence de sa collègue et amie dans le bureau de Cumulo.

La sentant angoissée sous le poids des responsabilités qui lui incombaient, elle tenta d'alléger l'atmosphère en s'inclinant avec un mélange d'humour et de compliment sincère :

Madame la Directrice.

Elle se redressa et observa le bureau vide.

C'est... étrange de se retrouver dans l'espace de travail d'un laquais de Julio.

Furaha cligna des yeux vers la nouvelle venue une bonne minute avant de percuter. "Oriana..." Elle se frotta les yeux en ronchonnant contre son corps qui la lâchait : elle devait encore réfléchir au projet de Cumulo en prenant la tête de cette école ! "J'essaye de mériter le titre." dit-elle sincèrement à sa collègue. Elle engloba l'espace d'un bras. "Mais il n'a rien laissé, ce maudit traître." Ses yeux brillaient d'un éclat dangereux. "J'ai pourtant beaucoup de questions..."

Sí, c'est bien mon prénom. Elle s'approcha. Tu ne dois pas avoir bien dormi... C'est compréhensible. Elle partageait la frustration de Furaha, qui disait avoir beaucoup de questions. Comme nous tous. Et évidemment qu'il n'a rien laissé : vu son attitude, il savait très bien d'avance que nous allions l'accuser publiquement. Il avait eu tout son temps pour faire disparaître le moindre indice qu'on aurait pu dénicher... Elle s'assit sur le bureau, juste à côté de son amie. ¿Penses-tu vraiment que quelqu'un d'autre que toi aurait mérité ce titre? Tu le mérites déjà. Ce n'est pas par hasard que nous nous sommes tous tournés vers toi.

Furaha avait été élevée pour être la matriarche des Nuru ; elle ne manquait donc pas de confiance en ses capacités de responsabilisation. "Mais je ne sais pas utiliser un ordinateur, ni un téléphone." rappela-t-elle à sa collègue. Elle se leva subitement en tapant dans ses mains, se revigorant par la simple force de la volonté. "Oublions Cumulo deux minutes, quoique je me demande bien comment il a deviné notre plan vu que nous lui avons caché... cette pauvre Muse devait être sous son contrôle tout ce temps." Elle se secoua pour se recentrer. "Donc ! Je disais de l'oublier... tu m'apprends à utiliser cette machine ?" Elle pointa l'ordinateur.

Oriana, compréhensive, hocha la tête. Claro (bien sûr). Elle s'assit sur le bureau, à côté de l'ordinateur. Là, tu as le clavier, qui sert à créer des phrases, et la souris, qui sert à naviguer dans les contenus. Appuie d'abord sur le petit bouton en dessous de l'écran, sinon tu ne verras rien. Ça, ce gros machin, c'est la tour : tous les composants de l'ordinateur s'y trouvent. Appuie sur le gros bouton et ensuite attends que l'ordi se mette en route. Une fois que l'écran montre plein d'icônes de répertoires, tu pourras prendre la souris. Un temps. J'ai hâte de voir ce que ce desgraciado a mis comme fond d'écran...

Elle n'aurait peut-être pas dû lui demander une telle chose... dans son niveau de fatigue actuelle. Furaha se sentit s'enfoncer dans les sables mouvants dès le mot "souris". Pourquoi une souris ? La chose était ronde sans queue ni moustache. Un soupir lui échappa alors qu'elle perdait le fil. "Vivement qu'on retrouve les Esprits..." marmonna-t-elle.

Sí... Elle émit un gloussement éphémère, qui laissa place à de l'inquiétude. Depuis que Raun et Cryptos étaient retournés sur l'Île avant la coupure du lien, elle aussi s'était sentie seule. Elle espérait qu'ils allaient bien. Elle espérait que sa famille à Santiago del Estero se portait bien. Mais il y avait des responsabilités qui devaient être tenues. Les enseignants shamans s'apparentaient maintenant à des commandants menant une troupe fragile et inexpérimentée dans une guerre dont les perspectives de victoire semblaient faibles. Toujours assise, Oriana regarda la grande fenêtre derrière Furaha. ¿Toi aussi, tu as répondu à La Réponse D?

Furaha laissa tomber l'ordinateur pour se rencogner dans son siège en poussant un long soupir. Elle croisa les mains sur son ventre. "La Réponse D vient de partir. Comme tu le vois, je ne suis pas très douée en informatique..." Même à ses propres oreilles, sa blague tombait à plat. Où était passé Papou dans son coeur ? Elle était pourtant liée à son campus ! "Je pense l'avoir retenu un moment mais cette question me taraude depuis plusieurs nuits."

Et moi, contrairement à toi, je ne suis pas si bonne que ça en danse. Il y a un début à tout et aucune honte à avoir, dit-elle, rassurante. C'est en ordinateurant qu'on devient ordinateuron, se risqua-t-elle à blaguer. Madre mía que c'est nul...
Laissant un temps de silence, elle finit par revenir sur la question de l'Esprit des sondages :
J'ai répondu oui.

Furaha se savait si c'était les nerfs à fleur de peau de ces dernières heures mais la blague d'Oriana déclencha un fou rire qui monta lentement avant d'enfler comme un raz-de-marée. Il lui fallut plusieurs minutes pour se calmer. "Pardonne-moi, mon amie. Je crois que je manque de sommeil." Un gloussement lui échappa alors qu'elle séchait une larme au coin de ses yeux. Une mine grise lui revint pourtant sur les traits. "J'ai également répondu oui." Ses yeux se perdirent vers la fenêtre où on pouvait apercevoir la canopée. "On ne vaincra pas sans Esprits..."

Oriana fut contente d'avoir remonté le moral de son amie, puis écouta la réponse de cette dernière. Sí, c'est la meilleure opción. Ça fait longtemps que nos ennemis avaient préparé ce sabotage de Bruxia : la trahison de Cumulo le prouve. Ce qui signifie que Julio et ses Brisemorts sont bien trop rusés pour ne pas avoir prévu que l'Administration couperait la connexion, ni pour ne pas avoir prévu que Julio serait alors affaibli en tant qu'Esprit voire mortel en tant qu'humain. Ce serait bien trop facile. Un temps. Autrement dit, ils ont sûrement un atout dans leur manche. Un tour qui pourrait bien nous être fatal si nous ne sommes pas prêts.

Furaha se tourna vers son amie bouche-bée pendant quelques secondes. "La Réponse D va avoir deux réponses similaires alors. La mienne contient les mêmes suppositions que celles que tu viens d'énoncer." La Directrice croisa les bras en soupira. "Je vois mal des Brisemorts qui ont réussi à se cacher aussi longtemps et qui, dès leur retour, fomentent un plan à l'échelle mondiale, chez les Shamans ET les humains, et qui en plus ont eu Cumulo en taupe depuis on ne sait combien de temps..." Elle s'arrêta nette, ayant perdu le fil de sa phrase. "Pour être plus brève : je pense comme toi. Et leur atout est sans doute Favelras."

¡Contente de voir qu'on est sur la même longueur d'ondes! répondit-elle. Néanmoins, un frisson parcoura son échine. Et en effet... Favelras... Un temps. Même si on réussit à vaincre Julio, Favelras pourra toujours avoir tôt ou tard à sa disposition un autre shaman fidèle, qui l'invoquera... Elle releva la tête. Le seul moyen de préserver l'équilibre de manière durable serait de s'assurer que plus personne ne puisse l'invoquer de nouveau à l'avenir. Il nous faudra trouver son site d'invocation et le sceller.

Furaha tiqua à cette idée. "Je ne suis pas sûre... C'est un Esprit cardinal, malgré toute sa vilénie et son désir de pouvoir." Elle se frotta le menton et murmura tout bas : "Nous en arriverons peut-être à songer à invoquer les autres Esprits Cardinaux..." Sa voix lui parut pourtant résonner avec la force d'un gong. "L'interdit est tel que même prononcer cette idée me semble extrême. Et je crains également ce qui arriverait si deux Esprits Cardinaux, ou plus, devaient s'opposer..." Ses yeux se voilèrent à nouveau de songeries. Ils risquaient d'y être bien obligés.

Oriana avait songé plusieurs fois à la possibilité d'invoquer d'autres Esprits cardinaux pour affronter Favelras, mais laissant à chaque fois cette possibilité de côté. Mais le fait que Furaha venait de l'évoquer rendit cette option plus tangible. Une confrontation divine à risque de destructions massives à l'échelle continentale, sí, dit-elle sombrement. Mais c'est un risque que nous sommes maintenant obligés de prendre. Sinon, je n'ose pas imaginer ce que le règne de Favelras et de Julio amènera sur le monde. Et je ne parle pas de détruire Favelras, bien sûr : seulement de sceller son lieu d'invocation.

"Il n'en reste pas moins que Favelras est un Esprit Cardinal. Sceller son lieu d'invocation pourrait avoir des répercutions." marmonna Furaha comme si elle réfléchissait pour elle-même. "Le protéger, par contre..." Elle secoua subitement la tête en soupirant. "Mais nous ne savons même pas où il se trouve, si même il existe un lieu bien précis." Elle se leva d'un bond, soudainement agitée d'une énergie nerveuse. "Ce qui me questionne le plus c'est son objectif avec Julio. Pourquoi l'avoir rendu mi-Esprit ? Son serviteur pourrait se retourner contre lui ! Est-ce une façon de s'opposer aux autres Esprits Cardinaux ?"

Favelras n'est pas stupide. Julio est aussi puissant que Favelras l'a voulu. Et sí, ce ne serait guère étonnant qu'il ne veuille pas s'opposer à Nuruk, Papou et Nerfertiri. Il a toujours voulu le pouvoir pour lui seul. Et on peut supposer qu'avoir des serviteurs est toujours un plus pour des entités comme lui avec un but comme le sien. Elle croisa les bras. Quoi qu'il en soit, s'il n'avait pas eu besoin d'un Julio mi-Esprit pour ses plans de conquête, il aurait agi depuis longtemps...

"J'aimerais juste comprendre ce qu'il désire faire avec Julio..." marmonna Furaha en se levant faire les cents pas dans le bureau. "Je comprends au moins leur plan avec les humains ! Ils jouent sur les vieilles peurs pour nous diviser et nous distraire par le danger du déclenchement d'une nouvelle guerre mondiale... ou d'une nouvelle chasse aux sorcières. Ou des deux en même temps."

Peut-être que la présence des Esprits cardinaux sur Terre est limitée, même pour eux, et qu'il lui faut donc un pantin shaman pour répandre son influence sur notre monde à sa place. Julio sur le monde terrestre, et Favelras pour l'Île des Esprits. Je ne vois pas d'autre explication. Elle regarda par la fenêtre. Quoi qu'il en soit, le plus important, c'est d'agir pour les empêcher de nuire aussi longtemps que possible. Elle baissa la tête, pensive. Hésitante. Son regard traduisait une envie de révéler quelque chose de personnel à Furaha.

Furaha acquiesça à chacune des affirmations d'Oriana : elle partageait les pensées de son amie, et sa détermination à arrêter les Brisemorts, quitte à affronter Julio ou Favelras lui-même ! Elle voulait voir son petit lion grandir dans un monde en paix. "Quelque chose te tracasse, Oriana ? Enfin, plus que la folie des grandeurs de Favelras ?" demanda-t-elle en voyant son amie songeuse.

...En tant que shamans quechuas, nos coutumes diffèrent en plusieurs points de la culture des Quechuas non shamans. L'un d'eux est le choix de porter un masque semblable à notre Esprit favori, en société hors de nos terres sacrées. Pour nous distinguer des autres shamans. J'ai choisi de porter un masque d'oiseau comme ma abuela avant moi, pour représenter nos coutumes et notre identité spirituelle, notre aura. Elle se tourna vers son amie. Je ne sais pas si Julio sera vaincu. Si nous survivrons. Mais nous sommes seules dans cette pièce... Et je me disais que le moment était approprié. La jeune femme retira alors solennellement son masque.

Furaha écarquilla les yeux en se redressant. Le choc passé, elle sourit doucement à son amie en mettant une main sur le coeur alors qu'elle s'inclinait devant le cadeau qui lui était fait. "Je suis honorée de ta confiance, Oriana. Et ne désespère pas, nous tiendrons bon, et il nous reste des chances de remporter la victoire."

À part toi, seuls Raun, Cryptos et ma familia connaissent mon visage. ¿Et puis normal que la Directrice le connaisse, non? Tu as toute ma confiance. Cumulo ne l'a jamais vraiment eue. La jeune femme au teint mat éprouvait une sensation particulière en ayant révélé pour la toute première fois son visage à quelqu'un du campus de Bruxia. Elle n'avait ni brûlure, ni cicatrice, ni oeil borgne, ni quoi que ce soit : il s'agissait simplement d'un caractère privé, intime et important de la culture de sa tribu. Elle caressa ses longs cheveux bruns lisses en souriant : J'aimerais avoir ton optimisme. ¡Alors je vais tout simplement l'adopter!

"Tu es très mignonne." la taquina gentiment Furaha qui n'était pas de Papou pour rien. Ce fut pourtant elle qui rougit au compliment. "Oh... je me sens désespérer aussi, parfois... mais je ne peux pas abandonner. Je ne veux pas que mon petit lion grandisse dans le monde de Julio et Favelras !" Elle serra les poings à cette idée.