Jamais Lumi et Ilma n'ont vu autant de monde dans les rues, enfin dans un quartier particulier. L'inauguration de la cathédrale Saint Nicolas ne commence que dans quelques heures. Beaucoup de miliciens quadrillent le secteur.

Tout objet suspect a été entreposé dans l'entrepôt des rebelles finnois, rien n'a été laissé dans leur dirigeable Les ailes d'argent au cas où. Les filles l'ont pour l'instant laissé au port aérien car il faut une autorisation spéciale pour le faire voler dans les environs. Ce qui est fort dommage mais elles comprennent.

La police est à cran et guette le moindre incident rebelle. Les filles se sont tenues tranquilles ces derniers temps. L'inauguration est un évènement heureux pour elles, détruire des symboles religieux moins. Et sauver les malheureux condamnés s'avèrent trop dangereux… C'était couru d'avance que la Milice réagisse particulièrement mal à cette bravade.

Les filles attendent avec impatience le discours du Cardinal Alekseï Viktovoritch Medvedev et espèrent avoir une autorisation de vol pour admirer les feux d'artifices de fin de soirée dans le ciel (elles pourront même vendre des tickets pour transporter des spectateurs).

Patya aussi est en avance. Il avait espéré arriver suffisamment tôt pour se frayer un chemin jusqu'au parvis de la cathédrale (et possiblement, réussir à y pénétrer pour assister à la cérémonie). Malheureusement, il a été retenu un peu plus tard que prévu au travail et à cette heure-ci, c'est déjà peine perdue. Avec un monde pareil, c'est à peine s'il progresse, même en slalomant adroitement entre les gens. Il parvient cependant à trouver un emplacement d'où il verra assez bien le Cardinal. Il est content. Plus qu'à attendre.

C'est à peine si les filles remarquent l'adolescent qui slalomait plus tôt à côté d'elles. Comme il y a du monde, elles sont obligées de parler russe pour masquer leur origine.
"La queue pour obtenir un passeport aérien est longue, je ne sais pas si nous arriverons à l'avoir, dit Ilma de son mieux.
- Je suis sure qu'on y arrivera, faisons la queue !" répond Lumi avec enthousiasme.

Patya écoute distraitement les conversations autour de lui... Jusqu'à ce qu'il saisissent les bribes de l'une d'entre elles. Passeport aérien ? Des propriétaires de dirigeable ? Lui qui n'a pas réussi à obtenir un billet ne peut s'empêcher de regarder dans leur direction. Intrigué, il tend l'oreille.

Les filles sont interrompues par un milicien qui contrôle leur identité. Les filles présentent leur papier avec le sourire innocent qu'elles sont habituées à servir, ce n'est pas la première fois qu'elles ont à faire ça.
"Décidément, gare à celui qui se fait attraper avec un zootrope, nous devrons bien faire attention aux personnes que l'ont invitera à bord : des gens sûrs d'eux."

Patya tique. Bien sûr qu'elles vont contrôler leurs passagers. C'est la base. Mais celle qui a parlé a employé le mot "zootrope" et ça, ce n'est pas commun du tout. D'ailleurs, elle a parlé si bas que sans son ouïe lupine, Patya n'aurait pas saisi. Encore plus intrigué, il se place dans la file d'attente afin d'en entendre plus. Si elles ne sont pas encore sûres de leurs passagers, il a peut-être une chance d'avoir une bien meilleure vue qu'au milieu de cette foule...

Le milicien continue son inspection de la file d'attente. Un pilote avance, les filles avancent, le reste de la file avance d'un pas. La nuit commence déjà tomber, déprimant en hiver pour ceux qui aiment le soleil. Lumi apprécie la lune ce soir. Grande et belle, elle ferait de l'ombre aux feux d'artifice.

Patya patiente aussi jusqu'à ce qu'une voix familière le tire de ses réflexions. Eh, Patya ! Le garçon reconnait aussitôt le Sergent Abramov, qui réceptionne les commandes de son supérieur livrées par Patya deux fois par mois.  Qu'est-ce que tu fais là ? Tu as un dirigeable ? demande-t-il étonné. Bonsoir ! Heu, non, je... Pris au dépourvu, il jette un œil rapide sur les deux filles et répond : J'accompagne ces personnes.

Les personnes en question se retournent interloquées par une telle phrase. Elles regardent l'adolescent qui parle ainsi.
"Bonjour," dirent-elles sans qu'il soit possible de trancher à si elles ne parlent qu'au sergent ou aux deux jeunes hommes.

Oh, bonsoir ! Ravi de rencontrer des amies de Patya, s'exclame-t-il en se tournant vers elles. Ça y est, tu es un vrai Moscovite, ajoute-t-il à l'adresse du jeune homme, tu connais tout le monde ! Il part d'un petit rire. Patya se joint maladroitement à lui, un peu gêné. Quand même pas, répond-il avec un petit regard en coin aux jeunes filles. Pourvu qu'elles jouent le jeu, pourvu qu'elles jouent le jeu, pense-t-il alors qu'une lame de sueur coule dans son dos.

Aucune des finnoises ne comprend en quoi les "connaître" fait de l'adolescent un vrai moscovite mais cet élément de nouveau venu dans la capital est un point en sa faveur.
"À partir de quand peut-on être considéré comme moscovite, monsieur ? demande Lumi avec un sourire. Je ne connais pas tout le monde !"
Cela ressemble à une innocente discussion. Oui, Lumi entre volontiers dans le jeu. Le garçon est plus grand qu'elles mais elles n'ont pas peur. Et il a l'air gentil, au moins autant que Viktor si ce n'est plus.

Le Milicien rit à nouveau. Toutes mes excuses, mesdemoiselles. Je charriais un peu Patya, dit-il avec un sourire ravi. Je ne me le permettrais pas avec vous, ajoute-t-il avec une voix de séducteur. Le garçon a envie de lever les yeux au ciel, mais il se retient. Sergent Abramov, l'interrompt-il avant qu'il n'en fasse trop, savez-vous s'il y a un nombre limité d'autorisations ? Il y a tellement de monde et il nous en faut une pour... hm... Il réalise qu'il ne connait pas le nom de leur dirigeable et son regard appelle au secours la jeune fille qui s'est exprimée.

"Les ailes d'argent !" annonce Lumi qui comprend alors l'intention de l'adolescent au regard gentil.
Elle comprend mieux pourquoi il faisait la queue derrière elles, pour gratter une place, en bon petit curieux avide de sensation de vol. Comment Lumi pourrait-elle lui en vouloir ? C'est un privilège que de voler ! Surtout si grâce à sa relation elles gagnent une autorisation de vol avant le feu d'artifice avec assez de temps pour trier les passagers.

Patya est extrêmement gêné, mais il tâche de ne pas penser plus loin. Mmh, je crois, oui, répond-il, pensif. Puis il jette un œil au jeunes gens et ajoute : Bougez pas, je vais me renseigner. Et il disparait dans la foule. Soudain seul avec les jeunes filles, Patya ne sait plus sur quel pied danser. Heu, je...

"Vous voulez monter sur notre dirigeable ? Comment vous appelez-vous ?" demande Lumi pour repartir du bon pied.

Surpris par son amabilité malgré l'étrange situation, il se présente illico. Je m'appelle Patya. Et heu... Je ne veux pas abuser. Je cherchais une place en dirigeable, c'est vrai, mais je fais pas ça, pour, heu... Enfin je veux pas vous forcer la main, vous sentez pas obligées. Il n'ose même pas demander leurs noms tellement il est gêné par son propre comportement.

"Moi, c'est Lumi Koskinen, enchantée, monsieur Patya. Mon amie et co-pilote s'appelle Ilma Orava. Vous pouvez nous appelez Lumi et Ilma. Nous ne nous sentons pas obligées. Qu'est-ce que vous pouvez payer pour le voyage ?"
Lumi sent que son interlocuteur ne roule pas sur l'or, son physique et sa tenue font penser à un garçon de course ou un serveur. Sans doute n'est-il jamais monté sur un dirigeable, c'est tout à fait possible !

Heu... Il fouille ses poches et sort la liasse tristement fine des billets économisés depuis trois mois pour l'occasion. Probablement suffisant pour voyage d'un point A à un point B. Plus probablement insuffisant pour survoler une Cathédrale en pleine inauguration. Mais il fallait bien qu'il essaye. M'appelez pas monsieur, juste Patya, dit-il en tendant timidement ses économies.

Lumi regarde les quelques billets un instant puis la tête toute timide du jeune homme.
"Pas la peine de me le donner maintenant, Patya. Nous ne savons pas encore si nous pourrons voler à proximité de la cathédrale. Êtes-vous déjà monté à bord d'un dirigeable ?"
Chose tout à fait possible à Moscou où les dirigeables pullulent.

Par réflexe, son regard file vers le ciel. Pas souvent, répond-il sobrement. Euphémisme, évidemment. Ses liasses ont rejoint sa poche et son regard redescend sur Lumi. Et vous, ça fait longtemps que vous travaillez à bord ? Elle a l'air si jeune, plus jeune que lui à priori.
Il l'envie.

Patya ne peut s'empêcher de sourire. À l'idée d'assister à tout ça de là-haut, à l'idée qu'elles l'acceptent à bord malgré sa désinvolture... Il prie pour que le Sergent Abramov leur rapporte de bonnes nouvelles. Non, je n'ai pas le vertige, s'amuse-t-il. Ça me fait rêver, plutôt. Et ça donne une nouvelle perspective du monde... Il rosit, un peu gêné de se montrer si sincère face à des inconnues.

Lumi sourit bien évidement devant l'enthousiasme du jeune homme. Il n'aurait pas mieux parlé pour obtenir cet effet.
"En effet, je me rends compte dans le ciel combien le monde est grand et les hommes petits par exemple. Et le paysage est tellement différent de près et de loin."
Elle espère pousser le jeune homme développer mais de manière subtile, pas comme le font les miliciens.

Patya ne peut évidemment pas s'empêcher de penser aux zootropes et à quel point tout le monde se ressemble une fois réduit à la taille de fourmi. C'est vrai, acquiesce-t-il. On ne distingue même plus les couleurs des vêtements quand on est assez haut. Et on ne reconnait plus les paysages familiers. C'est à la fois déroutant et magnifique.