Le chantier de la cathédrale était décidément bien trop fascinant pour ne pas retourner voir son avancement. Cette fois, Raïetchka était seule, Tsillia s’étant portée volontaire pour aider Katioucha à trainer leur garçon manqué de soeur pilote s’acheter une belle robe pour l’inauguration.

La place fourmillait d’activité, et, sauf erreur de sa part, les miliciens semblaient encore plus visibles que lors de son dernier passage par le chantier. Une conséquence de la tentative de dégradation, sans doute. Qu’à cela ne tienne : elle n’avait rien fait de mal et elle n’avait donc pas à s’inquiéter de ces mines sévères en uniforme.

Le nez en l’air pour scruter le haut des énormes tours du bâtiment, elle aurait sans doute mieux fait de regarder autour d’elle. Elle ne remarqua donc le soudain mouvement de foule qu’une fois coincée dedans, et sacrément déséquilibrée. Plus soucieuse de ne pas s’étaler par terre que de ne gêner personne, elle se rattrapa comme elle le put aux vêtements des personnes les plus proches pour éviter de valser par terre. Mais à peine rétablie, elle fut à nouveau bousculée, puis encore une fois, balancée de droite à gauche par une foule qui allait dans la direction opposée de la sienne.

Inessa aussi été venue seule au pied de la cathédrale nouvellement dressée. Enfin, seule avec Perle. Elle avait fait un détour de sa ballade pour s'assurer que sa mère pourrait se rendre à l'inauguration en toute quiétude mais l'échauffourée des quidams la dissuada rapidement. "Rentrons Perla" intima-t-elle à sa jument avec un dernier regard à la foule autour de sa monture. Seulement, le coup de rênes ne tournaient pas vers Saint-Pétersbourg mais une jeunette blonde bien mise à mal dans cette marée humaine. Qu'un cheval était fort utile dans cette situation !

Pas évident de faire demi-tour quand on est pris dans une marée humaine. Et pas évident non plus de marcher à reculons sans se casser la figure quand on n’a aucun contrôle sur la vitesse et la direction. Voilà du moins les deux conclusions auxquelles Raïetchka était bien vite arrivée. Incapable de regarder derrière elle (elle n’avait malheureusement pas d’yeux derrière la tête), elle finit par se cogner le dos contre une masse chaude plus grande qu’un humain. Le cheval d’un milicien venu disperser la foule ? Elle leva les yeux.

Presque fillette, presque. "Votre pied sur l'étrier et montez. Je vous tiens" lui lança la cavalière sans emphase, lui tendant uniquement la main pour l'aider à grimper derrière elle. Perle n'aimait pas tellement ce remus-méninges et Ineska pouvait sentir sa nervosité monter progressivement. Pourvu que la jeunette se presse.

Encore mieux ! Raïetchka ne se fit pas prier, et se hâta de grimper derrière sa sauveuse. Le cheval n’avait pas l’air d’apprécier autant qu’elle, par contre. Pourvu qu’elle ne se prenne pas une ruade, parce que de là où elle était, elle la sentirait passer. « Merci. »

"De rien ma belle" et la jument ne manqua pas l'ordre de quitter les lieux. Ineska la menait loin de la place dans un galop souple tout en s'assurant que sa passagère tenait bon. Une fois dans une rue plus calme, Perle perdit son rythme pour continuer au pas. "Comment allez-vous jeune fille ?" s'enquit-elle en regardant par-dessus son épaule. La course avait à peine déranger les mèches de son chignon !

Ce n’est qu’une fois de retour au pas que Raïetchka desserra ses bras d’autour de la taille de la cavalière. Elle n’était pas trop mauvaise en équitation, mais elle montait rarement (jamais en fait) en amazone sur la croupe d’un cheval au galop. Au moins, son coeur avait cessé de tambouriner comme un fou. « Je vais bien, merci. » Sa coiffure un peu moins, mais c’était un détail de l’affaire. « Je m’appelle Raïssa Vasilievna Azarova. » Elle devait une fière chandelle à cette jeune femme, se présenter était la moindre des choses.

Azarova... le nom lui parlait... "N'auriez-vous pas un oncle ou un frère travaillant en tant qu'avocat ?" Elle était trop âgée pour être - frisson d'horreur - sa fille. Oksana avait bien précisé qu'il était jeune. "Inessa Sevastianovna Tselikovskaïa pour ma part. Enchantée de faire votre connaissance, Mademoiselle* Azarova."

* en français dans le texte

Oh oh. La mention de son frère déclencha toute une série d’alarmes dans la tête de l’adolescente. Etait-ce une de ces filles qui lui couraient après ? Il est vrai qu’avec une bonne situation, une bonne famille et une apparence pas désagréable, il était considéré comme un très bon parti… ce qui ne faisait qu’accroître la vigilance de Raïetchka. Pas question qu’il se retrouve avec une femme qui n’en veut qu’à sa fortune ou à sa position. Mais bon, cette femme venait de la tirer d’un mauvais pas, donc elle garda sa méfiance pour elle et répondit avec un souvenir avenant. « Mon père et mon frère aîné sont tous les deux avocats, en effet. »

"Vassili et Piotr Azarov, je suppose..." hocha-t-elle simplement la tête. "J'ai eu de bons échos de leur cabinet. Vous êtes-vous remise de vos émotions mademoiselle ? Peut-être voudriez-vous revenir sur la terre ferme ?" Mais elle ne stoppa pas Perle pour autant, la jument avait besoin de chasser son stress également.

Même si elle restait un peu soupçonneuse, Raïetchka ne fit aucun effort pour retenir son sourire quand elle entendit que le cabinet Azarov avait toujours une bonne réputation. Elle n’hésita pas non plus quand l’autre lui proposa de remettre pied à terre. « Ou, ça va, merci. Je pense que votre cheval appréciera de ne plus avoir un poids sur la croupe. »

Ineska eut un léger rire, délicat comme du cristal comme il seyait à une dame de son rang. "Je pense que cela doit être le moindre de ses maux, elle b'est pas aussi fragile que les apparences le montrent." Et elle parlait toujours de Perle, évidemment. "Puis-je vous déposer quelque part ? Je m'en voudrais de vous laisser de nouveau seule dans les rues Mademoiselle Azarova."

« Sans être fragile, avoir une cavalière là où elle n’est pas censé en avoir n’est peut-être pas très confortable pour elle. » Mais elle n’insista pas plus. Surtout que la jeune femme venait de lui offrir sur un plateau d’argent l’occasion de se faire une idée de son intérêt pour Petia. Raïetchka jeta un coup d’oeil aux rues plus calmes, mais toujours plutôt fréquentées. « Si cela ne vous dérange pas, la place Saint-François est pas loin de chez moi et plus tranquille que ces rues-ci. »

Comment dire qu'elle savait ce qui était confortable pour un cheval ou non...? Pas qu'Ineska ait déjà porté quelqu'un sur sa croupe - quelle idée ! - mais hormis une charge lourde ou qui lui serrait les jambes, elle n'avait pas l'impression que ce soit incommodant. Et puis, ce n'était pas comme si la fillette était épaisse ou en armure de plates. "Très bien, cela nous laissera un peu le temps de faire plus ample connaissance si l'envie vous sied. Souhaitez-vous suivre les traces de votre aîné dans le droit ?" lança-t-elle anodinement. Voyons l'état d'esprit des Azarov sur l'éducation de leur fille...

Elle avait tapé dans le mille ! Coïncidence, ou savait-elle exactement quelle était la réponse ? Les deux étaient aussi probables, vu que ni Raïetchka ni le reste de sa famille n’avait jamais caché ses ambitions. Au contraire. « Oui ! » Il n’y avait pas la moindre hésitation dans sa voix. « C’est une profession passionnante aux multiples facettes et j’ai l’avantage d’avoir facilement accès à de nombreuses ressources pour l’apprendre. »

"Or donc, si j'ai bien compris, vous vous engagez effectivement sur cette voie. J'en déduis que vous avez l'entier soutient de votre père ?" Quelque part, cette réalité lui fit mal au cœur mais la jalousie n'était pas un sentiment très chrétien, elle se devait de le réprimer. Mais quand même ! "Avez-vous conscience que la voie à suivre ne sera pas simple ? Et qu'elle le sera encore moins quand vous atteindrez votre but ?" Si elle l'atteindrait plutôt ; elle espérait pour elle que la fillette soit dégourdie.

« Oui, et oui. » Pas d’hésitation dans sa voix. Qu’est-ce que l’autre s’imaginait donc ? Qu’elle annoncerait ses projets à une inconnue si même sa famille proche les voyait d’un mauvais oeil ? Qu’elle était si ignorante du monde dans lequel elle vivait qu’elle ne réalisait pas les difficultés qui l’attendaient ? Elle voyait bien combien ses soeurs peinaient à se faire une place dans un monde d’hommes. « Mais quoi que je fasse de ma vie, je partirai avec un handicap. Alors autant me fixer un but qui me donne envie de m’investir pour le surmonter. » Et puis elle avait aussi des avantages, comme le nom et les moyens de sa famille.

"Je me rassure de constater que vous vous savez être née dans une cage dorée, une cage ouverte cela-dit. Puissiez-vous en sortir et vivre à votre convenance." Elle avait l'impression qu'en plus de sa prison, des chaînes la retenaient. Qu'importe, elle briserait les deux. "N'y voyez pas d'offense mais je vous trouve bien éclairée pour votre âge. C'est un bon atout, d'où vous vient-il ?"

Les compliments firent rosir Raïetchka de plaisir, et elle en oublia presque l’ajout de « pour votre âge ». À se demander quel âge elle devait atteindre pour qu’on cesse enfin de la traiter comme une gamine. « Je suis la plus jeune d’une grande fratrie, et j’ai au l’occasion de voir le parcours de chacun de mes frères et soeurs, et les obstacles auxquels mes soeurs se sont heurtées. » Elle ne comptait pas donner de détails (les difficultés matrimoniales de Katioucha ne regardaient pas cette inconnue), mais il ne fallait pas être un génie pour deviner la nature de ces obstacles.

Mais combien étaient-ils dans cette famille ?? Oksana lui avait-elle mentionné ce fait sur les Azarov ? "Je vois..." fit-elle laconiquement. "A vrai dire non, j'ai peine à imaginer. Je suis fille unique donc je trace seule mes propres expériences." Et la vie pouvait parfois être une disgracieuse prostituée, pour rester courtoise ; même si Ineska savait qu'elle n'avait pas trop à se plaindre.

Fille unique ? Habituée comme elle l’était à une fratrie aussi nombreuse que la sienne, Raïetchka peinait à imaginer une telle enfance. « Ca doit être… difficile de ne pas pouvoir se reposer sur les expériences d’une fratrie. » Et solitaire aussi. Déjà qu’elle trouvait la maison bien vide maintenant que tant de ses frères et soeurs l’avaient quittée.

"Votre aîné a dû connaître la même chose. Pour ma part, j'ai tout de même une cousine de mon âge mais ce qu'elle a vécu... et bien... je souhaite de tout cœur l'éviter même si on l'attend de moi." Il y avait quelque chose chez cette enfant qui poussait Ineska à être plus ouverte, ou du moins pas autant sur ses gardes. Au pire, que risquait-elle ? Un prétendant de moins ? La belle affaire.

À vrai dire, si Pétia avait un jour eu du mal à tracer sa voie, Raïetchka n’en avait rien vu. Soit elle était trop jeune à l’époque, soit il l’avait bien dissimulé. Elle devrait lui demander un de ces jours. Mais ses réflexions furent bien vite remplacées par une inquiétude non dissimulée pour cette cousine que la cavalière venait de mentionner. « Qu’est-ce qui lui est arrivé ? » Vu le ton qu’avait pris son interlocutrice, elle craignait le pire.

Petite pause dramatique, quelques secondes remplies par le clapotis des sabots et les chants de la ville. "Elle a fait ce qu'on attendait d'elle... épouser un homme pour sceller une affaire profitable." Les mains de velours se resserrèrent sur les rênes d'une rage contenue, mais rien qui perturba la jument. "N'être réduite qu'un bel objet que l'on expose avec fierté, c'est ce que je crains" confia-t-elle à demi-mot et de ses peurs, c'était là la moindre.

Voilà un sort moins dramatique que ce que Raïetchka craignait, mais tout de même tout sauf enviable. « La pauvre… » Elle resta pensive un instant. Même Katioucha, qui s’était pourtant mariée par amour, se retrouvait maintenant retenue par son boulet de mari. Elle n’imaginait même pas ce que ça devait être pour un mariage où l’amour n’avait pas joué le moindre rôle. « Mais vous êtes trop assertive pour être réduite au simple état de bel objet. » À moins qu’elle ne le soit qu’avec les adolescentes qu’elle croisait par hasard.