Furaha ne se souvenait pas de la dernière qu'elle s'était autant sentie en colère. Sans doute pas depuis que le père de Jelani les avait lâchement abandonnés. Outre l'affront à la Vérité historique, les secrets que Muse avait camouflé avaient subitement éclaté au grand jour, plongeant le monde shamanique dans le désarroi. Sourde aux discours de tempérance, le sang fouetté par le soleil de sa terre natale, Furaha avait invoqué l'Esprit des Voyages pour renvoyer Jelani au Domaine Nuru. Elle avait de plus appris que leurs protections étaient elles-mêmes en danger avec cette pression médiatique sur le monde shamanique.

Alors elle avait demandé à sa mère de lui prêter la tenue traditionnelle de la Matriarche Nuru. La coiffe dorée qui retenait sa crinière opposait à la chaleur de sa colère une fraîcheur bienvenue pour la calmer. Sa tunique blanche et ocre chatoyait contre sa peau brune et l'or de ses bijoux luisait avec la fureur des prunelles d'une lionne ; la même qui flambait dans ses yeux. Palasimbhala s'était assis à ses côtés, ombre immense et noire, soudainement plus menaçante que protectrice.

Ils avaient des questions à poser et ne souffriraient pas de ne pas obtenir des réponses sincères. C'était pour cela, qu'outre l'aide de collègues shamans qu'elle avait rassemblé pour invoquer Muse, Furaha avait sollicité le concours de Setesh pour contredire tout mensonge, dissimulation ou excuse qu'on leur opposerait.

Ca faisait longtemps que je m’étais plus autant amusé. Entre le chaos de la perte du sort de traduction, les Esprits renégats aux quatre coins du monde (j’avoue, je m’étais bien amusé aussi) et maintenant un bazar d’un tout autre ordre, on ne s’ennuyait pas une seconde. Mieux : j’allais pouvoir faire ce que je faisais de mieux, asticoter un Esprit qui ne tenait pas trop à ce qu’on sème le doute sur sa version des faits. J’allais me régaler.

Muse avait senti l'invocation la picoter. Un truc qui n'était pas arrivé depuis longtemps : en général on venait directement la voir pour lui parler ! Mais elle se trouvait actuellement dans l'île pour se ressourcer, donc... une urgence, peut-être ?
Bien que déjà en bonne forme au moment de l'invocation, elle eut pourtant toutes les peines du monde à répondre à l'appel.

Elle apparut.

S’il fallait faire le tour et demander à chaque professeur présent pour l’invocation à quoi ressemblait Muse, on réaliserait rapidement qu’aucune description ne se ressemblait. L’imagination rendait sa forme interchangeable. Muse s’adapta. La seule constante : cette lanterne avec ses trainées colorées qui suivirent le mouvement de son bras.

Elle analysa la scène, son regard passant sur l’entourage qui venait de l’invoquer, mais elle ne dit pas un mot.

Les bras croisés, Furaha se tenait fièrement dressée de toute sa hauteur, pour une fois peu encline à ne pas en user. Ses yeux pâles se fixèrent sur Muse sans aucune chaleur. "Esprit de l'Imagination et des Secrets, moi, Furaha Nuru j'ai à t'interroger au nom de ma famille que je représente, au nom de la sécurité de mon fils mise en danger et au nom de l'Histoire, que tu as bafoué." clama-t-elle en montrant les crocs dès le début des hostilités. "Tu as détourné les faits, Muse. Tu as menti sur l'Histoire. Tu as caché la Vérité. Je veux qu'elle éclate. Dis-moi ce qu'il s'est passé en 1762 avec Julio et ses Brisemorts."

Déjà le fait que le même Esprit soit en charge de l’Imagination et des Secrets, ça hurlait « Mensonges ! » Ben oui, quand est-ce que vous avez besoin d’imagination pour garder un secret sinon ? Bref, passons. En tout cas, pour le moment, la Nuru en imposait pas mal. Note à moi-même : assurer mes arrières le jour où je voulais l’emmerder.

Muse flottait devant le groupe sans grande panique visible, la fumée qui l'entourait produisant des images quasi-hypnotisantes.

L'Histoire n'a pas changé. Ses mots sonnaient comme mille chuchotements à la fois. Ils se dissipaient comme de la fumée dès qu'ils atteignaient leur but. Elle n'est pas dissimulée.

Les Écrits peut-être, mais les écrits n'étaient pas l'Histoire. Juste une version des faits.

Et je ne suis pas l'Esprit des Secrets, seulement la gardienne du secret du monde shamanique, fit-elle remarquer avec l'assurance et la nonchalance qu'ont les grands de ce monde, sûrs de leur légitimité. Elle marqua une petite pause dramatique avant d'ajouter : l'Esprit des Secrets serait très vexé, s'il entendait ça.

Furaha ne fit qu'hausser un sourcil. Bien, Muse voulait jouer avec les mots, elle l'avait prévu. Sans mot dire, elle tourna les yeux vers Setesh, lui laissant l'opportunité de démontrer son talent.

Flap. Flap. Flap. Vous entendez ce bruit ? C’est le bruit d’un applaudissement au ralenti des palmes d’ornithorynque intangible. « Et je ne peux que saluer ta réussite, Muse. Le monde entier est maintenant au courant de l’existence de l’école, et par extension des shamans, et en même temps cette estimée professeure et shaman est incapable d’accéder à des informations cruciales et en plein dans son domaine. Continue d’empiéter sur mon domaine comme ça et c’est moi qui vais être très vexé. »

Muse le regarda sans perdre son calme, mais dans son œil brillait un petit éclat nouveau.

Tu es injuste, Setesh. J'ai assuré le secret de l'école pendant plus d'un millénaire, tu ne peux pas me reprocher sa découverte au moment précis où notre ennemi juré revient d'entre les morts.

Les volutes de sa lanterne formaient des arabesques plus rapides, s'enroulaient et se déroulaient autour d'eux dans un ballet à donner le tournis au plus marins d'entre eux.

Si quelqu'un n'a pas le sens de la contradiction, cela veut-il dire que tu faillis à ta tâche d'Esprit de la Contradiction ? Elle se tourna vers Furaha. Si un élève échoue à un examen, est-ce entièrement la faute de son professeur ?

"Malheureusement, c'est ce que les récentes découvertes peuvent faire penser." intervint soudainement Furaha. Son ton n'était pas accusateur, elle ne faisait qu'indiquer à Muse les conclusions que certains de ses collègues avaient tiré. "Ce que je me demande, c'est si tu es l'élève ou le professeur dans ta question. Car si tu es le professeur, alors tu considères Julio comme ton élève... ce qui pose question. Encore plus si tu es l'élève..." Il n'y avait aucune chaleur dans sa voix comme lorsqu'elle parlait habituellement aux Esprits mais elle restait respectueuse.

« Et si je puis me permettre d’ajouter mon grain de sel, je dirais ‘oui’ à ta question précédente, Muse. Chaque personne qui manque de sens de la contradiction est un échec pour moi, ce qui arrive en effet plutôt souvent. Ce qui explique sans doute qu’on ne me confie pas une tâche aussi importante que la protection du secret de notre existence, pour donner un exemple au hasard. » Parfaitement au hasard et sans aucun rapport avec notre conversation actuelle du tout.

Muse poussa un profond soupire de lassitude. Si elle avait pu disparaître avec une remarque cinglante, elle l'aurait fait. C'était elle la plus vieille, ici, et elle avait d'autres chats à fouetter.

Je n'ai parlé d'élèves et de professeurs que parce que tu es toi-même enseignante, Furaha. Je ne suis ni l'un ni l'autre. Insinues-tu que le retour de Julio est mon œuvre ? Vas-tu me juger comme une criminelle parce que j'ai failli à ma tâche ? ajouta-t-elle avec emphase en jetant un regard noir à Setesh.

Je travaille avec plusieurs Esprits pour la sauvegarde de l'école et ne pouvais anticiper une telle puissance chez les Brisemorts ! Oui ! j'ai failli ! Je ne suis pas un Esprit Cardinal ! Auriez-vous oublié l'essence même d'un Esprit ? D'une invocation ?

Sa colère ne transparaissait pas seulement dans le ton de sa voix, sourde et grondante. Les volutes autour d'elle avait pris des teintes sombre de rouge et de violet. Les vapeurs formaient des tourbillons et emportaient sur leur passage les objets légers autour d'eux, comme des feuilles de papier ou des petits bonbons perdus par des élèves.

Muse ne pouvait être plus claire : elle ne se considérait pas autrement qu'un simple rouage de la machine.

Furaha ne se laissa pas intimider. "Comment oses-tu te mettre en colère contre mes questions !" rétorqua-t-elle d'un ton cinglant. "TU es responsable du secret entourant la... la quoi, d'ailleurs ? La transformation de Julio en Esprit ? La perte de son humanité ?" Palasimbhala montra les crocs en grondant  : "Que le Cycle de la vie soit rompu ?" Redressant la tête pour fixer Muse droit dans les yeux, Furaha ajouta sèchement : "En tant que mère et professeure, je t'accuse d'avoir mis en danger mon fils et mes élèves. En tant qu'Historienne, je t'accuse d'avoir falsifié l'Histoire. Et j'attends des réponses."

Tempête tout ce que tu veux, j’ai l’habitude d’énerver les gens. Ta colère n’est qu’amusante (jeu de mots voulu et assumé). Bon, les deux autres interrogateurs avaient l’air tout sauf amusés par contre. Dommage que je sois immatériel, j’aurais bien sorti le popcorn.

Muse recula de quelques centimètres et les volutes de sa lampe faisaient désormais n'importe quoi, passant des lueurs orangées aux pâles tons de bleu, du rouge sang au vert du lac Numa Lagoa en plein été. Si précédemment il était aisé de reconnaître la colère dans la danse des fumerolles, il devenait difficile maintenant de déterminer les émotions qui traversaient l'Esprit millénaire.

En tant qu'Esprit, je suis soumise à la plus forte conscience qui me contrôle, répondit-elle d'un ton monocorde.

Sa voix trainante était de retour, toute trace de grondement l'avait quittée. Les tourbillons cessèrent, les papiers retombèrent éparses au pied de l'enseignante. Muse avait repris son air calme et sévère de surveillante d'école, cet air revêche que les élèves connaissaient bien et qui impressionnait toujours malgré les différentes formes physiques que pouvait prendre l'Esprit de l'Imagination.

Cadeau du Maître du Jeu :

La Lionne de Nuru se calma pour observer l'Esprit d'un air songeur. Peut-être l'avait-elle rendue responsable un peu vite... . Ses yeux s'écarquillèrent soudainement et elle farfouilla dans la sacoche remplie de ses preuves pour en sortir une copie devant laquelle elle blêmit un peu. Julio n'était qu'une partie de l'ennemi. Ils avaient tous oublié Favelras... Mais Furaha se redressa avec un air déterminé. "Et si tu commençais à me raconter ce que tu peux, Muse ?" Elle passa la copie à Setesh. Peut-être réussirait-il à contourner les restrictions.

HRP:

Aaah, l’éternelle frustration d’être un être doué de pouvoirs extraordinaires et de devoir par un coup du sort se plier aux désirs de quelqu’un d’autre. Vu ma nature pas très coopérative, je comprenais très bien l’énervement de Muse, sur ce point-là aussi. Enfin, pour le moment la prof avait l’air d’avoir une idée en tête… et du matériel dans son sac. J’y jetai un coup d’oeil pendant qu’elle continuait son interrogatoire.

HRP:

Un éclat de douceur fugace habilla les traits de Muse, puis disparut aussi vite qu'il était venu. Seul un regard aiguisé et attentif aura pu le saisir. L'Esprit fixait intensément Furaha sans rien laisser paraître, attentive aux réactions de Setesh à côté d'elle.

Les arabesques vaporeuses s'apaisèrent sans cesser leur danse envoûtantes. Si Luz avait été là, elle aurait peut-être vu de la fierté émaner de la lampe.

Pourtant, Muse garda le silence. S'ils voulaient des réponses, ils allaient devoir poser les bonnes questions et, surtout, de la bonne façon.

Reconnaissant un défi dépourvu de condescendance ou de mesquinerie, Furaha s'inclina respectueusement devant Muse, acceptant silencieusement sa demande. Sa voix était calme quand elle demanda : "Comment un humain pourrait-il accéder à un état semblable à celui d'un Esprit ? Si ce n'était que la simple croyance, l'Histoire en compterait bien plus."

Bon… ça allait être un peu plus délicat que confronter une criminelle à ses actions, mais on y croit. Avoir la foi, c’est important, et je sais de quoi je parle. Mais il allait falloir ajuster notre stratégie. Et, faute d’avoir une idée brillantissime, je tentai pour commencer ce que je faisais de mieux : contredire la dernière personne à avoir parlé. « Pft, mais non enfin, même hypothétiquement un humain ne pourrait pas atteindre un statut qui s’apparente au nôtre, pas vrai Muse ? »

Muse balançait doucement sa lampe au bout de son bras vaporeux. Extrêmement calme, elle écouta sans interrompre.

En effet Setesh, aucun Esprit comme toi ou moi n'a le pouvoir de redonner la vie. Et Julio est bien mort en 1762.

Discrètement, Muse insuffla un petit vent d'imagination qui s'enroula autour des chevilles de Furaha et traversa lentement Setesh. Non pas qu'elle puisse influencer l'un de ces pairs, mais venant d'elle, il n'était pas difficile d'y voir un signe d'encouragement. Car ce n'était pas par hasard si elle écartait volontairement les Esprits fondateurs de son affirmation. Muse n'avait pas besoin d'avoir posé les yeux dessus pour savoir que le papier actuellement entre les mains de Setesh était précisément celui qui devait les mettre sur la bonne piste. Furaha était trop intelligente pour n'avoir pas compris ce qu'elle avait trouvé dans les décombres du camp à l'abandon*.

Pourtant, il existait à cet instant une menace bien plus grande et bien plus proche dont Muse aurait aimer parler sans pouvoir le faire.
Après un court silence, elle ajouta :

Au-dessus du Nuage, il y a toujours de la lumière.

Ses petits yeux faussement fatigués guettaient ses interlocuteurs comme si elle pouvait lire dans leurs pensées à force de les regarder.



*cf. spoiler un peu plus haut (au cas où).

Furaha se gratta le menton. Il fallait bien comprendre que le rôle de Favelras dans l'affaire était conséquent. Et elle ne pourrait jamais le convoquer lui pour lui poser des questions. Mais le désarroi l'avait saisie. Si Julio était bien mort en 1762, cette créature qui était apparue devant eux n'était qu'à son image. Une réminiscence formée par la croyance des Brisemorts et la puissance de Favelras. Enfin, si elle comprenait bien tout. Mais qu'était-ce que ce Nuage ? Les ombres ayant plongé sur Bruxia ? Et la lumière, vérité ou espoir ? Pourquoi cette majuscule... Quelque chose lui échappait clairement. Elle en fit part à Setesh.

« C’est pas très gentil ça, je lui dirai que tu trouves que c’est un illuminé. Même les élèves sont plus respectueux envers lui. » Si si, je prenais la situation au sérieux, j’vous jure.

"Oh..." La surprise de Furaha se traduisit même, de par sa force, par un mouvement de la bouche. "Cumulo." souffla-t-il finalement avant de se frapper le visage de sa paume. Elle était partie chercher bien trop loin ! Et comme il n'y avait plus de temps à attendre, la Shaman prit les choses à bras le corps. "Et bien, allons donc voir ce Nuage s'il peut nous illuminer sur la lumière au-dessus de lui." dit-elle avec les poings sur les hanches. Elle s'ébranla ensuite d'un pas décidé : tout ce petit monde, direction le bureau de M. Cumulo ! En espérant ne pas avoir encore compris à côté de la plaque.

Une fois n’est pas coutume, je ne commençai pas à chipoter sur la marche à suivre. J’avais un peu envie de tirer cette affaire au clair, mine de rien. Et pas trop trop envie de voir le cirque avec Juju et Favelito recommencer. « Eh ben, vous venez, les escargots ? », lançai-je aux deux autres Esprits pour quand même avoir une contribution dans l’affaire (question de principe).