Rappel du premier message :


Je reste avec toi.

L'oiseau avait laissé tomber ses ailes. Aucun de ses piaillements, de ses lettres maladroites sur le papier n'avait réussi à convaincre Luka. Il s'était pourtant démené. Luka devait être avec sa famille ce soir-là. En vain.
Suite à cette conversation, l'oiseau ne se montra plus qu'à peine, distant, préférant rester seul. Même les repas où il accompagnait d'ordinaire Luka le trouvaient à la place dormant d'un sommeil de plomb.


Le soir du réveillon arriva. Timidement, ce n'est pas un oiseau qui entra dans la cuisine.

Ses...

Le son se coinça du fond de sa gorge. La gouvernante fixa le jeune homme... et son saladier se brisa à ses pieds. La panique submergea l'esprit oiseau, qui tenta de fuir... dans le chambranle de la porte.

Monsieur... !

Elle se précipita vers lui, inquiète.

Jrre... vou... vous aider.

Etourdi, penaud et confus, il rougit quand elle pouffa, avisant ses cheveux en bataille, ses vêtements de biais et froissés, comme enfilés par un enfant.

C'est vous, qui avez besoin d'aide.

Malgré la surprise, elle comprenait. Alors il se laissa emmener.


Voilà qui est mieux.

Le jeune homme inclina la tête. Le regard fuyant, il tremblait un peu.

Ne faites pas cette tête. Vous êtes très beau.

L'air perdu, il s'assit dans le salon. Et attendit. Quand la porte d'entrée s'ouvrit enfin, il était couché sur le côté. Malgré tous ses efforts, il s'était endormi sur les coussins.

Luka n'avait sans doute pas besoin de faire de sa requête un ordre pour être entendu par la jeune femme, la surprise et la reconnaissance prenant peu à peu le pas sur ses réserves concernant la bienséance. Mais le voir froncer les sourcils la dissuada définitivement de s'y opposer.

Bien Monsieur.

Elle resta tout de même debout pour servir le bortsch, teintant les assiettes d'un rouge rosé vibrant. Elle hésita un léger instant devant la dernière assiette, mais abandonna toute résistance avec un petit sourire. Elle termina son office avant de venir s'assoir en compagnie des deux hommes.

Merci Monsieur Luka.

Ce n'est rien, enfin ! N'en parlons plus, répondit Luka d'un air grognon qui cachait son embarras. Faisons plutôt honneur à la soupe. Ils mangèrent tranquillement. Luka alimentait la conversation qu'il menait principalement avec Anya tout en envoyant quelques perches de temps en temps à Svel. Des questions, quelques taquineries innocentes. Mais le jeune homme semblait s'être retranché en lui-même.

La cuillère de Svel restait plongée dans la soupe, reflétant sa couleur fascinante sur les yeux aussi clairs qu'un miroir. Au bout de la cuillère se trouvait sa main immobile, à l'exception d'un doigt qui longeait le métal poli. Il n'avait pas plus participé à la conversation qu'il n'avait avalé de soupe, sans se rendre compte qu'il s'isolait, abîmé dans cette étrange mélancolie contemplative.

Le médecin et la gouvernante avaient tous les deux fini leur soupe, Luka en ayant même repris une dernière fois, et rien n'avait bougé dans l'assiette de Svel. N'y tenant plus, Luka demanda d'une voix douce, toujours douce quand il s'adressait à l'oiseau, même dans un corps d'homme : Tu n'as pas faim, Svel ?

Indéniablement distrait, le jeune homme releva lentement les yeux. Il les cligna plusieurs fois, mais avait toujours l'air aussi absent, l'esprit embrumé.

Ca rressemble à une... à une... leurr.

Il avait resserré les doigts sur la cuillère.

Luka le fixa un instant sans comprendre. Ca ressemble à quoi ? Un coeur ? Ah... Non, je vois. Enfin, je ne vois pas bien loin, mais c'est déjà un début. Une fleur, tu dis ? Il regarda à son tour la soupe, pesant ses mots, réfléchissant, puis il revint au visage indéchiffrable de Svel. Et est-ce une bonne chose ? Il savait que Svel aimait les fleurs. Bien qu'il lui ait fallu un moment pour comprendre qu'au delà de l'aspect esthétique, l'oiseau les trouvait délicieuses.

Hésitant, le jeune homme opina. Menée par une main indécise, la cuillère remua doucement la soupe. Le regard du jeune homme en avait rejoint l'extrémité, et il la souleva. Elle resta suspendue dans les airs alors que les yeux trop clairs croisèrent ceux de Luka, puis ceux d'Anya. Ils s'ouvrirent en grand et sa main lâcha la cuillère avant de se plaquer sur la table, tremblante, agrippant et froissant le tissu.

Des gouttes grenat éclaboussèrent la nappe jusqu'alors si blanche mais Luka n'y prêta aucune attention. Ses yeux étaient plantés dans ceux de Svel à qui il essayait de communiquer son calme et sa confiance. Tout va bien, ce n'est rien. Regarde-moi, Saveliy. Regarde-moi. Nous avons tout notre temps. Il n'y a aucune obligation. Aucune. Les mains posées à plat sur la table, Luka ne bougeait pas, utilisant sa voix comme un baume pour apaiser les angoisses de son protégé.

Le dos plaqué contre sa chaise, ses yeux cherchaient une issue. Sa respiration était saccadée, tout comme ses mouvements, et la voix de Luka ne semblait pas réussir à la calmer. Il finit par s'immobiliser, comme une proie acculée. Sur la main crispée du jeune homme, un fin duvet noir était apparu. Il se propagea sur sa peau comme une vague.

Intérieurement Luka se crispa, mais il n'en montra rien. Il continua à parler à Svel de la même voix apaisante, grave et basse. Le jeune homme se battait contre lui-même pour conserver son humanité, et il n'y avait rien, en cet instant, que Luka voulait plus intensément que de vouloir l'aider. Mais tout mouvement serait mal interprété par l'instinct de l'oiseau. C'était à l'homme de prendre le dessus sur son côté animal. Allez, Svel, tu en es capable.

Tremblant, le jeune homme leva une main, puis la seconde, les fixant d'un regard paniqué. Regard qui changeait lui aussi, les motifs de son iris disparaissant au profit d'une coloration si uniforme qu'elle en paraissait blanche. Il releva les yeux vers Luka et ouvrit la bouche, mais le son s'étrangla dans sa gorge. Il tendit le bras vers l'homme, se projetant tout entier dans ce geste désespéré au point de s'effondrer sur lui.

Luka repoussa sa chaise à la va-vite, rattrapa Svel tant bien que mal et se laissa glisser au sol avec lui, à côté de la table, sans jamais cesser de parler. C'était peut-être vain, mais il avait besoin de faire quelque chose. Il entendit Anya crier mais il n'y fit pas attention. Il se contentait de serrer le jeune homme contre lui, de combattre ses tremblements par sa chaleur. Et d'attendre.

Pelotonné contre Luka, le jeune homme s'accrochait à lui, semblable à un enfant après un cauchemar. Sa respiration était forte et sifflante, mais la transformation s'était arrêtée. Restant dans ses bras, les tremblements commencèrent peu à peu à se calmer. Enfoui dans les habits de l'homme, son souffle était devenu rauque. Il avait les yeux ouverts, le regard vide.

Une larme coula sur sa joue, provenant d'un œil trop animal, trop humain. Comme une libération, les plumes refluèrent, emportant avec elles la peur qui avait étreint le jeune homme corps et âme. Il cligna des yeux, comme émergeant d'un rêve éveillé.

Luka ne saurait pas dire combien de temps ils restèrent assis là, lui entourant Svel de ses bras. A un certain moment, il s'était tu, se contentant de tenir le jeune homme. Aussi longtemps qu'il en aurait besoin.

La larme le bouleversa. C'était la première fois qu'il voyait Svel pleurer. Il l'essuya avec douceur, sans rien dire, puis dessera un peu son étreinte quand les derniers vestiges de l'oiseau disparurent. Mais il ne fit rien de plus, laissant l'initiative à Svel de bouger ou de parler, se contentant d'être là s'il avait besoin de lui.

Tout en douceur, le jeune homme se décala dans les bras de Luka, das le seul but de rendre son étreinte réciproque. Il n'avait plus besoin de réconfort, seulement envie d'un câlin. S'il voulut parler il n'en fit rien, et resta silencieux, profitant simplement du moment présent.

Le changement d'humeur que Luka perçut chez Svel le déstabilisa. Le jeune homme semblait aller mieux, sans avoir visiblement l'intention de le lâcher. Luka resta immobile et lui rendit son étreinte, dans l'expectative, se raidissant légèrement. Il n'était pas très tactile lui même, et il vivait seul depuis trop longtemps. Les câlins qu'il partageait avec sa fille étaient loins maintenant.

Le jeune homme n'avait effectivement pas l'intention de le lâcher. Sa perception semblait hors du temps, et l'étreinte pouvait continuer encore longtemps. Il resta ainsi immobile, détendu contre Luka sans chercher à bouger. Sa respiration ralentissait de plus en plus, jusqu'à devenir extrêmement paisible. Ses bras finirent par glisser du dos de son protecteur, sans qu'il cherche à les retenir.

Luka laissa Svel s'endormir sans bouger. Ca avait été une journée forte en émotion pour lui, pas étonnant qu'il soit épuisé. Le jeune homme toujours dans les bras, Luka se releva avec difficulté et se dirigea vers les étages. Venez m'ouvrir les portes, Anya. Nous allons l'installer dans sa chambre.

De bonne grâce et le visage attendri, la jeune femme s'exécuta, laissant Luka installer le jeune homme dans son lit. Bien qu'il n'ait pas réagi au moment où son protecteur le délestait de ses chaussures, il entrouvrit les yeux quand ce dernier rabattit la couverture sur lui, lesquels semblaient luire dans la demi-obscurité. Il esquissa son premier vrai sourire, avant de se laisser sombrer définitivement dans le sommeil.

Merci...

Luka sourit, plus touché qu'il n'aurait su l'exprimer, puis descendit rejoindre Anya pour finir le repas du réveillon. Un petit peu plus triste sans Svel, mais ils étaient encore marqués par la transformation du jeune homme et se satisfaisaient de partager un silence complice et des plats savoureux.

C'était inattendu mais... c'était un beau cadeau de noël, n'est-ce pas monsieur Luka, osa commenter Anya alors qu'il partageaient un verre de vin aux épices avant de se rendre à la messe de Noël.

Oui, répondit Luka avec chaleur, repensant au temps qui s'était écoulé depuis qu'il avait recueilli Svel. Oui, c'était un beau présent inattendu.