Je reste avec toi.

L'oiseau avait laissé tomber ses ailes. Aucun de ses piaillements, de ses lettres maladroites sur le papier n'avait réussi à convaincre Luka. Il s'était pourtant démené. Luka devait être avec sa famille ce soir-là. En vain.
Suite à cette conversation, l'oiseau ne se montra plus qu'à peine, distant, préférant rester seul. Même les repas où il accompagnait d'ordinaire Luka le trouvaient à la place dormant d'un sommeil de plomb.


Le soir du réveillon arriva. Timidement, ce n'est pas un oiseau qui entra dans la cuisine.

Ses...

Le son se coinça du fond de sa gorge. La gouvernante fixa le jeune homme... et son saladier se brisa à ses pieds. La panique submergea l'esprit oiseau, qui tenta de fuir... dans le chambranle de la porte.

Monsieur... !

Elle se précipita vers lui, inquiète.

Jrre... vou... vous aider.

Etourdi, penaud et confus, il rougit quand elle pouffa, avisant ses cheveux en bataille, ses vêtements de biais et froissés, comme enfilés par un enfant.

C'est vous, qui avez besoin d'aide.

Malgré la surprise, elle comprenait. Alors il se laissa emmener.


Voilà qui est mieux.

Le jeune homme inclina la tête. Le regard fuyant, il tremblait un peu.

Ne faites pas cette tête. Vous êtes très beau.

L'air perdu, il s'assit dans le salon. Et attendit. Quand la porte d'entrée s'ouvrit enfin, il était couché sur le côté. Malgré tous ses efforts, il s'était endormi sur les coussins.

Luka poussa la porte de chez lui sans s'annoncer et retira son chapeau et son manteau couverts de neige à gestes lents et fatigués. En cette veille de la Noël, il avait donné leur congé à ses domestiques, aussi la maison était-elle particulièrement silencieuse hormis de discrets tintements provenant de la cuisine. Boulia. Savoir qu'il était attendu réchauffa le coeur du médecin, meurtri par une dure journée. Et Svel, où est-il ? Luka monta l'escalier en direction de son étude mais s'arrêta sur le seuil du salon, interdit. Svel ?

Une tête somnolente se redressa un peu, le jeune homme s'accrochait toujours au coussin sur lequel il s'appuyait. Les yeux gris cherchèrent l'origine de l'appel, troublés, incertains. Ils finirent par se poser sur le médecin, avant de réaliser.
Il lâcha précipitamment le coussin et lissa sa chemise d'un geste précipité et maladroit. La gouvernante avait renoncé à lui faire porter veste et cravate, mais l'on reconnaissait sa patte à la manière dont il était vêtu. Il voulut se relever, mais dût s'appuyer sur le dossier pour ne pas chanceler.

Luka resta sur le seuil de la pièce pendant ce qu'il lui parut des heures, trop choqué pour faire autre chose que regarder son protégé. Son oiseau redevenu homme. Et réveillé. Surtout réveillé. Attention ! Luka se précipita, passant fermement son bras autour de la taille d'un Svel pas encore très assuré sur ses jambes. Il le rassit doucement, un grand sourire aux lèvres. Un sourire encore un peu chamboulé. Svel, c'est fantastique ! Tu maitrise à nouveau tes transformations !

Rattrapé par Luka, le jeune homme secoua la tête. Son visage n'avait pas vraiment changé d'expression, mais il avait baissé les yeux. Il finit par les fermer, et revint trouver les bras de l'homme qui le soutenait, en une étreinte éperdue.

Tout doux, murmura Luka en lui frottant le dos, apaisant, souriant toujours malgré la confusion apparente de son protégé. C'était un grand pas qu'il venait de faire. Ce sera encore difficile, bien sûr, mais que Svel puisse à nouveau interagir en temps qu'être humain et pas seulement en temps qu'oiseau, ca va beaucoup nous aider. Il l'avait poussé à s'entrainer mais ce n'était pas simple de suivre ses progrès avec le peu de temps qu'il passait à la maison. Aujourd'hui était une vrai surprise, et une très bonne. Tu m'offre un cadeau de Noël en avance ? demanda-t-il avec humour pour détendre Svel.

Malgré la requête du médecin, le jeune homme resta immobile un long moment, le serrant comme s'il puisait de la force dans ce contact. Il finit par relever la tête et fixa Luka de ses yeux trop clairs, aussi limpides sur ses sentiments que son visage était opaque. Ils oscillaient entre un sourire contrit et une confusion palpable sans pouvoir trancher entre les deux.

J...

Luka sourit chaleureusement lorsque Svel le regarda enfin. Le pauvre avait l'air de ne plus savoir où il en était. Ne presse pas les choses, d'accord ? le rassura-t-il. Les gestes, les expressions, tout cela va te revenir petit à petit. Et je serais là pour t'aider, je te le promets. Luka relâcha un peu son protégé pour lui prendre les mains et les serrer. Son sourire s'était fait plus ému. Te voir devant moi, avec deux jambes et deux bras, c'est déjà beaucoup.

Les mains entre celles de Luka tremblaient légèrement, de même que les lèvres du jeune homme. Il ferma les yeux, submergé. Son visage ignorait quelle émotion exprimer.

J... Jré... J'ai fait ...coup...

Sa voix provenait du fond de sa gorge, rappelant sa manière de parler lorsqu'il était oiseau. Il déglutit.

... trravai... durr.

Ses épaules s'affaissèrent.

Je sais, répondit doucement Luka sans relâcher les mains du jeune homme, et c'est remarquable. Tu es sur la bonne voie, Svel, et j'espère que tu es fier de toi. Il fit une pause, un peu embarrassé par ce qu'il voulait dire, mais sans quitter Svel des yeux. Moi, je le suis.

Le visage et les lèvres fermées, le jeune homme ne bougea pas. Il respirait calmement et semblait avoir un instant oublié qu'on lui parlait. Son attention toutefois, se révéla ne pas avoir été complètement détournée quand il rouvrit les yeux.

Merrci.

Luka sourit à nouveau, un sourire sincère et simplement heureux. Ca fait plaisir de t'entendre. Puis il relâcha les mains de Svel et claqua ses paumes sur ses cuisses, plein d'une bonne humeur rare. Seigneur, il faut fêter ça. Et ça tombe bien, puisque ce soir c'est soir de fête ! Il se leva et sourit à son protégé. Si nous allions voir ce qu'Anya nous a préparé de bon ? Mais d'abord il faut que j'aille me changer. Je fais bien pâle figure à côté de toi !

Surpris par l'enthousiasme de l'homme, il eut un petit mouvement de recul. Les yeux un peu trop ouverts il ne bougea plus jusqu'à ce que Luka ait terminé de parler. A nouveau des sentiments complexes et contradictoires se déversèrent dans ses yeux, déformant ses traits de manière incompréhensible.

Jre n'y...

Il passa une main confuse dans ses cheveux, ruinant en partie le travail patient de la jeune femme qui l'avait rendu présentable. Il s'était interrompu, semblant avoir saisi la portée du compliment, et prétendait sûrement cacher le rouge qui menaçait jusqu'à la racine de ses cheveux.

Le trouble de Svel fit d'abord sourire Luka, mais son expression se troubla un peu alors qu'il se repassait en pensée leur conversation.
Hé. Soudain inquiet, il s'accroupit devant Svel toujours assis sur le canapé. Pardonnes-moi. Tout de suite... je ne voulais pas t'effrayer. Il fit une petite grimace. Te voir comme ça me fait oublier l'oiseau en toi. Je vais faire plus attention.

Le jeune homme cligna des yeux, avant de secouer la tête.

C'rest moi qui...

Il se râcla la gorge, y portant la main. Parler semblait presque douloureux. Mais même en ayant la quasi-certitude d'avoir déjà été compris, le jeune homme s'efforça de terminer sa phrase.

... dois... ma... m'habi... tuer.

La dernière syllabe lui arracha une grimace, mais peut-être pas parce qu'elle était difficile à prononcer.

Luka hocha la tête. Mais tout de même, nous irons à ton rythme, d'accord ? Le médecin avait toujours pensé qu'il ne servait à rien de brusquer la convalescence de ses patients. C'était d'autant plus vrai quand le patient devenait aussi cher pour lui qu'un membre de sa famille. Anya t'a vu sous cette forme, n'est-ce pas ? La toilette de Svel portait clairement sa marque. Es-tu d'accord pour aller la voir ? Veux-tu que je t'aide dans les escaliers ?

Retenant ce qui ressemblait à une toux, le jeune homme hocha la tête. Parler semblait lui coûter au-delà de l'effort physique. Il prit le temps de respirer avant d'opiner à nouveau.

Elle m'a...

Un haut-le-cœur coupa son élan, et il fit un vague signe de la main pour les autres questions. Prudent et plus lentement que la première fois, il se leva. Il était bien réveillé cette fois.

Luka observait Svel avec inquiétude. Parler n'était plus évident pour lui, il le comprenait. Ses réflexes d'oiseau avaient toujours l'ascendant sur ses habitudes d'hommes. Mais cela viendrait et n'inquiétait pas Luka outre mesure. En revanche, le fait que son protégé doive descendre un escalier dans un corps dont il avait oublié le fonctionnement l'effrayait un peu. Peut-être qu'il serait plus prudent que je vienne avec toi.

Esquissant un léger haussement d'épaules, il opina néanmoins. Il était parvenu à la cuisine puis au salon seul, mais rassurer Luka était plus important. A nouveau, il ferma les yeux, et respira profondément. Il prit le temps, et s'avança ensuite, précédant son protecteur d'un pas qui à défaut d'être élégant ou habile, était stable. Luka possédait une confiance limitée en ses capacités, mais le jeune homme ne démontra aucune hésitation.

Luka suivait le rythme en essayant de laisser de l'espace à Svel, mais sans s'éloigner trop au cas où il aurait un problème. Tu dois lui laisser de l'air Luka, ne l'étouffe pas. Mais ce n'était pas facile, pas avec la surprise et le soulagement encore si présents dans son esprit.

Ils atteignirent sans problème la cuisine d'où montaient des odeurs délicieuses. Bonsoir, mademoiselle Anya. Le sourire du médecin était rarement aussi grand. Mon jeune ami ici présent et moi-même mourons de faim. Pourrons-nous bientôt passer à table ?

En descendant, le jeune homme frôlait le bois de la rampe, appréciant son contact plus qu'il n'assurait son équilibre. Arrivant en bas, il s'arrêta à nouveau, humant le fumet venant des cuisines, les yeux brillants, incrédules.

Tournant le regard vers le maître de maison, la jeune femme ouvrit la bouche, mais se rasséréna en apercevant le jeune homme qui l'accompagnait.

Bonsoir Monsieur Luka, je vois qu'il vous a accueilli. La voix attendrie, son sourire égalait celui de Luka mais elle n'avait pas entièrement renoncé à sa remontrance. Le repas ne tardera pas, alors soyez de bons garçons et attendez que je vous appelle, d'accord ?

Luka ne se laissa pas départir de sa bonne humeur - après tout, lui aussi était attendri - mais tout de même, ses yeux se plissèrent devant la formulation cavalière. Allons, soyez une bonne fille, Anya, et laissez Svel rester là pendant que je monte me changer. Je suis sûr qu'il saura être de bonne compagnie. Et puisqu'il ne s'agissait pas d'une question, le médecin repartit vers les étages en quête d'une tenue plus acceptable sans attendre de réponse.

Prise en faute, Anya sembla accepta de bonne grâce le retour de bâton, et la présence d'un intrus dans sa cuisine.

Je n'en doute pas Monsieur.

La 'bonne compagnie' semblait pour sa part plus perdu qu'autre chose de se retrouver aussi soudainement abandonné. La gouvernante lui sourit.

Rassurez-vous, je ne vais pas vous manger ! Le jeune homme ne lui rendit pas son sourire, n'ayant pas vraiment l'air rassuré par sa déclaration. Vous vouliez m'aider, non ?

~~~

Quand Luka redescendit, propre, changé et élégant dans son habit de soirée, il trouva Svel et Anya penché sur les casseroles, la jeune femme bavardant pour deux.

Eh bien eh bien, je ne veux pas m'immiscer mais peut-être puis-je aider moi aussi ? C'est la veille de Noël, Anya, s'il vous plait ne vous vexez pas. Il se dirigea vers la salle à manger contigüe à la cuisine. La table est-elle mise ?

Pas encore Monsieur.

La cuisinière allait reprendre son office brièvement interrompu, avant de comprendre où il voulait en venir.

Monsieur... vous n'allez pas faire ça ?

Le jeune homme, étranger à cette discussion, avait lui fermé les yeux, tout en remuant le contenu d'une casserole.