Regardant avec inquiétude la jauge du kérosène se vider à une vitesse alarmante, Eir craignait  de devoir se poser en pleine toundra russe où elle devrait attendre pendant de longues heures la moindre aide. Ce n'était pas normal  que son kérosène se vide comme si  son avion était chargé ! Il y avait encore de longues heures de vols avant de pouvoir se poser sur les pistes aplanies de l'aérodrome de Moscou.  Elle essaya de se rappeler s'il y avait une escale possible sur la liaison Moscou-Tomsk qui lui permettrait de se poser pour réparer le coucou. Elle ne s'en souvenait pas alors....

Il fallait un peu plus de  quatre heures et survoler une distance de  deux mille huits cents soixante-seize kilomètres peu importe le nombre d'escales qu'elle ferait. Si elle calculait correctement la consommation de kérosène  et à en juger par ce qui lui restait, elle pouvait le faire !  Les contours de la ville de Moscou puis la piste aplanie indiqué par les signaux  la rassurèrent et allégèrent son fardeau. C'était juste. Une inquiétude de moins !

Elle se  posa sur la piste sans accroc  et, dès que l'appareil eut cessé de bouger,  se mit debout pour crier aux techniciens  qu'elle avait eu un souci en vol, une consommation anormale de kérosène. Se penchant ensuite pour récupérer la besace contenant les lettres et ses deux bouteilles de vins ; elle bondit sur l'aile droite de son coucou.

Anoushka s'était endormie au bout d'un moment et elle avait mal partout maintenant, et une féroce envie d'aller aux toilettes. Sobaka aussi, si elle devait en croire ses gémissements. Le gros chien tremblait à force d'être coincé. L'enfant avait envie de pleurer. Alors quand des inconnus ouvrirent la soute et les dévisagèrent avec des cris outrés, les larmes lui échappèrent en de gros sanglots. "Douuuuulaaaa !!! Bouuuuuulaaaa !!!"

Eir  s'arrêta alors qu'elle s'apprêtait à sauter de l'aile de son avion pour rejoindre le plancher des vaches. Cette voix... Impossible ! Cette sauvageonne ne pouvait pas être là !  Mais un coup d'oeil à la soute où les techniciens poussaient des exclamations, avant d'être intimidés par l'énorme chien de berger protecteur,  la convainquit du contraire.  Son expression changea pour arborer un drôle de sourire qui respirait la colère et un sourcil tressautant. GA.MI.NE. Qu'est-ce tu FOUS dans la soute de mon MOUTON ? Est-tu CONSCIENTE que tu as failli NOUS faire TUER avec la consommation du kérosène ?  

Se faire crier dessus ne fit qu'aggraver ses pleurs. Sobaka se tenait entre elle et les inconnus mais ses pattes tremblaient du manque d'activité dans une soute trop étroite pour lui et elle avait peur pour son ami. Elle avait aussi peur car elle était seule et loin de chez elle et la dame, elle lui criait dessus en plus ! "Z'voulez pas ! S'est refermée sur moi, l'soute. Pas ma faute ! Et m'entendez pas ! J'veux rentrer à la maison ! J'veux ma Boula ! J'veux mon Doula ! J'veux mes moutons !!" hurlait-elle à tout rompre en serrant tellement Sobamoumoute que le fil des boutons-yeux menaçait de rompre.

Des pleurs bruyants et des excuses. Elle n'y croyait pas du tout. Eir descendit de son avion pour s'approcher de la soute et écarta deux techniciens nonchalamment.   Tu ne voulais pas voir mon avion ? Tu ne voulais pas monter dedans ? Tête de gruyère, Tête dans les nuages, ma parole petite graine de pirate de l'air !  Allez, sors de là, tu dois avoir faim et envie d'aller aux toilettes.   La dame avait l'air moins en colère, la stratégie des pleurs devait fonctionner. Elle lui tendait même les bras pour l'aider !

"Si je veux voir et monter !" avoua l'enfant qui ne voulait pas du tout mentir. "Mais j'veux pas rester enfermée dedans !" Ses sanglots s'apaisaient peu à peu alors qu'elle se faisait gronder mais aussi rassurer en même temps. "J'ai envie de faire pipi, oui. Et mon pauve Soba, il a mal aux pattes !" En se rappelant l'état de son chien, elle se remit à pleurer de plus belle.

Ben voyons, elle l'avait admis de suite ! Eir avait toujours les bras levés en l'air. Viens avec moi, je t'emmène aux toilettes puis tu mangeras un petit quelque chose si tu en es d'accord. Les techniciens  étaient toujours attroupés, attendant de pouvoir faire leurs métiers.

"Nooooon !!!" hurla la petite en s'accrochant à son chien. "D'accord, Soba ! Soba, il a mal aux pattes !!" Sans doute que se dégourdir les pattes l'aiderait mais elle ne pouvait absolument pas soulever elle-même l'énorme animal. "Faut l'aider ! S'viou plaît, pomis, j'suis sage, aidez mon Soba !"

L'insistance pour qu'on prenne d'abord soin du chien en difficulté témoignait de l'attachement de la petite graine de pirate de l'air. Eir inspira puis expira avant de se saisir de l'animal pour l'attirer au plus  près du bord afin qu'il puisse descendre plus facilement. Le poids de l'animal la surprit un peu. Oh ! Hisse ! Eir dût y mettre plus de force. Peux-tu le lâcher, s'il te plaît ? Je n'ai pas la force de vous soulever tous les deux.

Ravalant ses sanglots, Anoushka hocha la tête et lâcha le cou de Sobaka. Une fois au sol, l'animal tremblota sur ses pattes instables mais quelques pas lui firent un grand bien. L'enfant s'extirpa alors de l'avion sans attendre l'aide d'Eir, trop pressée de rejoindre son chien, et glissa dans le sable en un "Aaah !" disgracieux. Les genoux écorchés, elle renifla, de nouvelles larmes menaçant de couler.

Après avoir déposé le chien un peu à l'écart de l'ouverture pour permettre à la jeune fille de sortir, Eir se retourne au bruit d'une  chute suivie d'un bref cri. Tu aurais pu m'attendre. Je peux te porter si tu en es d'accord. Sacrée gamine ! Elle se penche pour lui proposer ses bras emmitouflé dans une chaude blouse de cuir marron.

Un autre jour, Anoushka aurait fait la fière et rappelé qu'à sept et demi et bientôt huit ans, elle pouvait se relever toute seule. Mais elle se rappela soudainement qu'elle aurait huit ans sans Doula et Boula si elle traînait trop où que ce soit ici, et qu'elle avait faim, froid et envie de faire pipi, et mal aussi, et peur pour Sobaka et... et elle avait besoin d'un câlin !! Alors elle tendit les bras vers l'étreinte réconfortante qui lui était proposée en chouinant doucement.

Aoi Eir prend la petite fille dans ses bras en lui murmurant des paroles de réconfort. Ça va aller, c'est passé, c'est fini. Le chien semble pouvoir se dégourdir les pattes, Eir sait qu'il va suivre sa maîtresse. Alors elle dit aux techniciens de faire leur travail de maintenance pendant qu'elle s'occupe de la gamine. La prochaine chose à faire est d'aller aux toilettes de l'aérodrome. Je t'emmène aux toilettes si tu en es d'accord.

"Moui..." gémit Anoushka qui a enfoncé sa tête dans le creux de l'épaule d'Eir. Elle en sort le nez pour voir si Sobaka suit le mouvement et, une fois confortée, elle y renfourgua le museau en serrant fortement l'adulte. En chemin, son ventre se mit à gargouiller le tonnerre et elle n'en gémit que plus fort.

Pauvre petite chose ! L'expérience de l'avion en soute l'avait souffrir ! Eir caresse son dos  pour réconforter l'Anou qui avait enfoncé son museau dans le creux de son épaule. Les toilettes d'abord, le repas, ensuite.   Arrivé aux toilettes genrés, elle ouvre la porte d'une main, qui donne sur une large salle aux carreaux blancs et des lavabos en porcelaine, et dépose Anou. Vas-y, je t'attends, et n'oublie pas de te laver les mains.

Anoushka se laisse déposer au sol à contre coeur. Tout l'assurance qu'elle pouvait déployer à Saint-Champs ou Tomsk avait fondu comme neige au soleil. Ils étaient à Moscou !! C'était trop intimidant. Mais elle rassembla son courage pour aller dans les toilettes si effrayants par leur inconnu et faire son affaire, sans oublier de se laver les mains comme on le lui avait demandé. Elle ressortit de la pièce tout aussi silencieuse qu'elle y était rentrée.

Tu veux que je te reprenne dans mes bras ?, demande Eir  qui s'inquiète du mutisme de la petite fille.

Anoushka secoua la tête et se dirigea vers Sobaka sans regarder Eir. Ce fut le chien qu'elle entoura de ses bras pour plonger sa tête dans son poitrail duveteux et écouter le son réconfortant de son coeur. Le chien pendait de la langue, l'air nettement meilleur qu'en sortant du cockpit. Mais il vint soudainement en tête de l'enfant que son ami pourrait attirer la méfiance à Moscou. Elle sortit la tête de ses poils en blêmissant et farfouilla fébrilement sa veste pour sortir des papiers cachés dans une poche cousue à l'intérieur. "J'ai les papiers de Soba !C'est un vai chien !!"dit-elle précipitamment à Eir en pressant les papiers contre elle.

Ce n'est pas important,  garde-les pour plus tard. Je ne suis pas la police ni la milice, je ne vérifie pas ces choses-là.  Ce qui est important, là maintenant, c'est que tu te nourrisse.   Après un long voyage comme celui-là, il faut bien remplumer la petite sauvageonne.  Heureusement qu'il y a des cafés et des restaurants pas loin de l'aérodrome. Une petite brioche ?

Anoushka hocha la tête, rassurée, et rangea les papiers avec un soin particulier et inhabituel pour elle. A la mention des brioches, son ventre gronda férocement et elle rougit jusqu'aux oreilles en se tortillant. "Moui... J'veux bien. Merci." baragouina-t-elle. L'enfant était visiblement encore sous le coup de l'intimidation d'être dans une ville immense, inconnue et sans adulte de confiance. Hormis Eir. Mais elle ne comprenait pas trop : elle était fâchée ou pas ?

Une petite brioche pour la petite Anoushka ! Une ! Un petit sourire taquin naquit sur le visage de Eir barbouillé par le voyage aérien à l'exception de deux cercles de peau propre autour de ses yeux. Une trace des lunettes d'aviateurs qu'elle avait portée. Elle sortit de sa poche un chiffon pour essuyer la suie accumulée puis le refourgua aussitôt qu'elle eut fini. On va aller à la boulanger acheter ces brioches, tu veux autre chose avec ?

"Oui !" sautilla l'enfant chez qui le mot brioche retentissait avec des échos de joie et d'amusement. Mais elle se reprit rapidement : "Non. Je veux dire oui... euh, non." Anoushka cligna des yeux pour recentrer ses pensées. "Oui pou la bioche mais non pou plus !" Enfin, oui pour plus, aussi, mais elle exagérait déjà tellement ! Elle en perdait même sa maîtrise fragile des r tellement les mots se précipitaient dans sa bouche.

C'est une réaction que Eir préfère  au mutisme de l'enfant, une réaction qui lui rappelle  le temps qu'elle a passé à s'occuper des patients à l'hôpital. Ce temps-là ne lui manque pas, elle a trouvé quelque chose qui lui tient plus à coeur mais elle se souvient avec plaisir des sourires lumineux des malades quand on les aide. Allons-y alors !

Anoushka attrapa la main d'Eir pour la suivre, l'esprit soudainement envahi de brioches. Elle espérait que les brioches de Moscou étaient aussi bonnes que celles de chez elle. Sobaka les suivit comme une ombre.

Ayant bien en main la patte de l'enfant, Eir la mena jusqu'à la modeste boulangerie et son étalage de dessert et y entra en annonçant la couleur immédiatement. Bonjour, je voudrai cinq brioches s'il vous plaît !