Rappel du premier message :



Un autre jour, une autre bataille, la routine dans cette région à deux pas de la Brèche. Ca faisait un moment que nos rêves d’une conquête rapide et glorieuse s’étaient cassé la figure, mais qu’importe. Faute de rapidité, on pouvait toujours se couvrir de gloire.

Mais pour se couvrir de gloire, il faut d’abord avoir des actions glorieuses à son actif. En près d’un siècle et demi, on en avait pas mal, mais en rajouter ne faisait jamais de tort, donc nous voilà parés à partir à l’assaut une nouvelle fois. Et pas n’importe quel assaut, puisque nos opposants n’étaient pas les éphémères humains qui peuplaient ces contrées, mais des elfes fort semblables à nous à l’exception de leur couleur de peau. Maladroits au début de la guerre, ils s’étaient sacrément améliorés depuis et nous donnaient régulièrement du fil à retordre. Ca tombe bien : c’était lassant de rouler sur un ennemi faiblard.

« Tokenn, tu prends l’aile droite, Markha la gauche. Razenn, tu passes par le centre. »

J’avais passé de nombreuses heures avec mon état major à analyser le terrain et les informations de nos éclaireurs pour mettre au point notre stratégie et, si la certitude était rare dans notre métier, j’avais au moins de bonnes raisons d’être confiante.

Cemred serra les dents au commentaire désobligeant mais ne releva pas. Il était trop épuisé pour se permettre de détourner son attention de son adversaire sans s’attendre à en payer les conséquences immédiates. Les lames tintèrent puis tintèrent encore alors qu’ils repartaient à l’attaque.

Il profita d’une nouvelle interruption - deux soldats engagés dans un duel acharné qui surgirent soudain entre eux - pour prendre quelques pas de recul, le souffle court. Niraen était coriace, et plus le combat durait plus il sentait ses propres coups faiblir. Mais il ne trouvait pas d’ouverture, et hors de question de fuir !

Même si l'autre faiblissait, il restait précis et je ne commis pas l'erreur de baisser ma garde. J’allais bondir vers lui quand un mur de feu s’abattit à côté de moi et me roussit quelques cheveux (et une partie de la mêlée sur son chemin). « Bordel de merde ! » Un rapide coup d’oeil en l’air confirma ce que je pensais : un dragon nous tombait sur la gueule. Et vu comme il cramait tout le monde, j’allais pas chercher à déterminer son camp. Mon propre duel passa au second plan et je saisis mon cor pour faire sonner un signal qui fut bientôt repris un peu partout. L’ordre d’évacuer le champ de bataille. Plus un sauve-qui-peut qu’une retraite.

Cemred faillit finir rôti par les flammes du dragon. Il sentit son souffle brûlant dans son dos alors qu’il se détournait et commençait à courir hors de la trajectoire de la créature déchaînée. Sans s’arrêter il saisit son cor, reproduisant sans le savoir les gestes de son ennemie avec une symétrie qui l’aurait dérangée s’il en avait eu conscience. Ce n’est qu’après avoir atteint la sécurité d’une colline assez éloignée du champ de bataille qu’il pu prendre la mesure du carnage. Le dragon avait fait plus de dégâts que la mêlée qu’il avait interrompue. Et lui se trouvait du mauvais côté du mur de flamme par rapport à son propre camp.

« Larae ! » Au milieu des flammes, Vraneï arrivait au galop, sa main tendue. J’hésitai à la prendre, ne voulant pas abandonner mes hommes encore sur le terrain, mais je devais me rendre à l’évidence : ceux qui étaient pas encore partis, avaient probablement grillé. J’attrapai sa main pour sauter en croupe, et son cheval fonça vers les collines. L’air là-bas était bien plus respirable que la fournaise de la plaine et je donnai l’ordre de faire une liste des blessés, morts et disparus histoire de vérifier l'étendue des dégâts.

Cemred s’intima de réfléchir calmement à ses options tout en reprenant son souffle. Malheureusement le chemin de retour le plus direct était complètement à découvert, sans parler d’un éventuel retour du dragon. Restait la forêt derrière lui où il pourrait se faire plus discret, mais elle était contrôlée par les elfes noirs et le forcerait à un long détour. Resserrant les sangles de son armure, le guerrier elfe s’engagea finalement sous les arbres, sans voir la sentinelle sur la colline voisine qui se détournait déjà de lui.

Les pertes étaient heureusement moins élevées que je ne l’aurais craint. Bon, plus élevées que je ne l'’aurais préféré, mais on peut pas gagner à tout les coups… surtout face à un dragon sorti de nulle part. Alors que finissais de faire le tour de mon bataillon, une sentinelle s’approcha : « J’ai vu Fimrodhel s’enfoncer dans la forêt. Seul. » Tiens tiens, il avait pas évacué au même endroit que ses troupes ? Intéressant. Je hochai la tête, pris un cheval, et partis au petit trot à la recherche de notre elfe vadrouilleur.

Cemred avançait lentement, sur le qui-vive, attentif au moindre bruit de poursuite. Les bois devaient fourmilier d’elfes noirs. Et même si certains des siens étaient sans doute dans la même situation que lui, il faudrait un miracle pour qu'il tombe sur l'un d'eux.

Il avait parcouru une sacré distance quand un bruit de chevaux le fit se figer sur place. Non, un seul cheval. Cemred expira doucement et entreprit de se retourner au ralenti, fouillant du regard les sous-bois.

L’avantage des natifs du coin, c’est qu’ils avaient l’amabilité de toujours porter une armure si brillante qu'un seul rayon de lune dessus suffisait pour illuminer la forêt. Pour moi qui étais bien plus habituée à l’obscurité des Enfers qu’à la clarté exagérée des jours de cette région, localiser Fimrodhel fut donc un jeu d’enfant. Ca tombe bien : j’avais hâte de le retrouver. « C’était un beau gâchis, pas vrai ? » Bien que montée sur un cheval noir et vêtue d’une armure tout aussi sombre, je n’avais pas spécialement fait d’efforts pour me cacher, puisque je voulais avant tout continuer notre si fascinant échange.

Le lent pivot de Cemred s'accéléra subitement avant qu'il se fige face à la cavalière, épée levée. Elle fit encore avancer son cheval jusqu’à se retrouver à quelques pas puis s’immobilisa, trop loin pour qu’il puisse engager le combat, suffisamment près pour qu’il puisse lui répondre sans élever la voix.

A qui la faute, Niraen ? répondit-il d’une voix chargée de colère. Une colère qui ne manquait jamais d’être ravivée chaque fois qu’il se trouvait en présence de l’un de ces envahisseurs venus des enfers. Une colère qui lui faisait oublier toute velléité de fuite. Si tu tiens tant à l’arrêter, rentre donc chez toi !

Si vindicatif et prompt à l’assaut, que ce soit avec son épée ou sa langue. Et pourtant, je savais de lui qu’il était un guerrier, un vrai, réfléchi et donc d’autant plus implacable au combat. J’avais étudié ses stratégies assez longtemps pour arriver à cette conclusion. Un adversaire pareil, ça ne se trouvait pas tous les jours. Je descendis de cheval avec souplesse, puis gratifiai ma monture d’une caresse sur l’encolure et d’un « Reste » auquel je savais qu’elle obéirait. Mon attention ne quitta pourtant pas Fimrodhel : « Je parlais du dragon qui a fauché tellement de bons combattants sans leur laisser une chance de prouver leur valeur. »

Il avait besoin de se calmer. Niraen était une adversaire trop dangereuse pour qu'il se laisse dominer par ses émotions en sa présence. Il s'imposa donc de museler sa colère, profitant des quelques instants qu'elle lui laissa en descendant de cheval, et c'est d'un ton égal qu'il rétorqua : C'est donc de cela qu'il s'agit ? La raison de siècle de guerre ? Un prétexte pour que vous puissiez prouver votre valeur ?

Dans les grandes lignes, oui, c’était exactement ça. Et ce même si ceux envers qui je tenais le plus à prouver ma valeur se trouvaient de l’autre côté de la Brèche et n’entendraient probablement jamais parler de mes hauts faits (le Prodige Magique comptait pas et mes troupes connaissaient déjà ma valeur). Mais c’était trop simple comme réponse. J’esquissai un rictus : « Si mes souvenirs sont exacts, c’est vous qui nous êtes tombés dessus dès qu’on a mis un pied ici. Nous, on n’a fait que riposter. »

Comme toujours, vous tordez la vérité pour qu'elle vous arrange, rétorqua Cemred avec mépris. Même s'il éprouvait du respect pour la valeur guerrière de la femme qui lui faisait face, et qu'il se méfiait comme de la peste de ses tactiques de guerre, il ne pourrait jamais comprendre la soif de bataille qui les animait, elle et les siens. Lui-même n'avait jamais souhaiter se battre, et il n'espérait que la fin de cette interminable boucherie. Si vous n'étiez pas là pour nous envahir, pourquoi n'avoir pas fait demi-tour et être rentrés chez vous ? Personne ne vous aurait suivi.

Pourquoi ? Parce qu’un monde tout nouveau et tout joli (bien qu’un peu trop lumineux) s’ouvrait à nous, qui était autrement plus intéressant que le train-train glauque des marais entre deux combats contre des Errants. Mais, de nouveau, c’était bien trop simple comme réponse. « Figure-toi que la Brèche ne marche que dans un sens. » Quel dommage, pas vrai ?

Cemred ne répondit pas mais son expression reflétait tout ce qu’il pensait de cette explication bancale. Il n’était plus berné par les justifications fumeuses de ces monstres des Enfers depuis plusieurs centaines d’années. Plutôt que de poursuivre une conversation stérile, il releva son épée. Il n’y a donc qu’une seule manière pour toi de quitter cet endroit.

Ahlala, dire que cette fois j’avais pourtant dit la vérité, quelle tristesse, quelle injustice ! Non, ok, je rigole : qu’il doute seulement de ma parole, c’est pas comme si mon but était de faire copain-copain avec lui. En tant qu’adversaire, par contre, il était rudement intéressant. Un sourire mauvais éclaira mon visage alors que je me mettais moi aussi en garde : « Même de ça, il n’y a aucune garantie. »

Cemred ne se donna pas la peine de répondre. Il prit l'initiative en feintant aux jambes avant de redresser brusquement sa lame, visant le bras d'épée de son adversaire.

Pas causant, le Fimrodhel, mais il était rapide et précis. Une des raisons pour lesquelles je me le réservais égoïstement. Après les troupes entières d’humains qui savaient à peine tenir une épée, le changement était le bienvenu. Au lieu de parer, j’esquivai son coup, profitant du mouvement pour tenter une attaque sur son flanc.

Cemred ramena sa lame pour parer le coup de Niraen, mais dût quand même faire un pas de côté pour garder son équilibre. Essayant de garder l'initiative, il prolongea le mouvement de son épée vers le haut puis la rabaissa rapidement au dessus de la lame de son adversaire, tentant de lui faire perdre sa prise.

La lame fondait, trop vite pour l'esquiver, et je parai avec un CLANG retentissant, le pommeau empoigné à deux mains. Un siècle plus tôt, j’aurais lâché l’épée sous ce coup. Mais la guerre était le plus draconien des entrainements. Une fois stabilisée, je fis tournoyer ma lame autour de l'autre et la dégageai. Au lieu de contre-attaquer, je fis un demi-pas en arrière et me remis en garde : « Dommage que les batailles prennent tellement de temps. » Presque. La stratégie avait ses attraits, dont la satisfaction de voir se refermer l’étau sur l’adversaire. Mais même celle-ci pâlissait face au plaisir d’affronter en duel un adversaire de taille.

La réponse de Cohbar se résuma à un grognement, qui traduisait - bien qu'il ne l'aurait jamais admis - de l’approbation. Même si ses raisons étaient très différentes de celles de son adversaire… Lui ne rêvait que de poser enfin son épée et de retourner à ses livres, de remplir ses journées de livres et de philosophie. Mais le ferait-il un jour ? Il avait tant des siens à venger, tant d’autres à protéger.

Coupant court à toute pensée parasite, Cemred attaqua à nouveau, visant le flanc.

Un adversaire de taille (sans mauvais jeu de mots, vu l’attaque qu’il entamait), mais pas très causant. Bah, personne n’est parfait. J’esquivai de justesse son coup et profitai de l’inertie qui entrainait sa lame pour tenter un coup d’estoc dans l’ouverture de sa garde. Lors de la dernière bataille, mon bataillon avait réussi à capturer quelques elfes de la compagnie de Fimrodhel (elfes qui étaient désormais décédés, hors de question de risquer qu’ils s’échappent ou soient secourus), ce qui nous avait permis d’étudier en détail leur armure… et ses failles.

Heureusement inconscient des pensées de son adversaire Cemred ramena sa garde contre lui pour parer, absorbant difficilement le choc de son bras fatigué. Niraen était rapide, et il avait du mal à garder l'initiative. Cherchant à la surprendre, il se projeta vers l'avant en repoussant sa lame, réduisant la distance entre eux, visant ses jambes.