Un autre jour, une autre bataille, la routine dans cette région à deux pas de la Brèche. Ca faisait un moment que nos rêves d’une conquête rapide et glorieuse s’étaient cassé la figure, mais qu’importe. Faute de rapidité, on pouvait toujours se couvrir de gloire.

Mais pour se couvrir de gloire, il faut d’abord avoir des actions glorieuses à son actif. En près d’un siècle et demi, on en avait pas mal, mais en rajouter ne faisait jamais de tort, donc nous voilà parés à partir à l’assaut une nouvelle fois. Et pas n’importe quel assaut, puisque nos opposants n’étaient pas les éphémères humains qui peuplaient ces contrées, mais des elfes fort semblables à nous à l’exception de leur couleur de peau. Maladroits au début de la guerre, ils s’étaient sacrément améliorés depuis et nous donnaient régulièrement du fil à retordre. Ca tombe bien : c’était lassant de rouler sur un ennemi faiblard.

« Tokenn, tu prends l’aile droite, Markha la gauche. Razenn, tu passes par le centre. »

J’avais passé de nombreuses heures avec mon état major à analyser le terrain et les informations de nos éclaireurs pour mettre au point notre stratégie et, si la certitude était rare dans notre métier, j’avais au moins de bonnes raisons d’être confiante.

Cemred observait l'approche des troupes ennemis, l'expression indéchiffrable. Il ignorait quels coups tordus ils avaient prévu aujourd'hui, mais les siens étaient près à repousser n'importe quoi. Son regard quitta la vague brillante qui avançait lentement -ça ne durerait pas- pour se poser sur ses capitaines. Il n'avait pas grand chose à leur dire, ils savaient quoi faire et il avait confiance en eux. Il se contenta d'un sourire à Calëigh avant de monter en selle. Allons-y.

Rangée après rangée de cavaliers se mirent en marche jusqu’à atteindre leurs positions désignées. Pour ma part, je restais sur une hauteur, Vranië à ma droite et quelques estafettes autour de nous. On a une bien meilleure vue sur le déroulement des événements quand on est pas plongé dans la cohue.

Celdyas, le cheval de bataille de Cemred, piaffait d'excitation mais ne bougeait pas d'un poil, attendant avec une rigueur née de l'entrainement le signal de son cavalier. Celui-ci attendit jusqu'à ce que ses ennemis s'arrêtent puis dégaina sa longue épée. POUR HEAVENSAW ! rugit-il en brandissant la lame vers le ciel avant de lancer Celdyas au galop.

C’est-y pas joli ces petits bonshommes qui avaient la courtoisie de nous éviter les déplacements superflus et de s’offrir à nos flèches et à nos lames ? Nos lignes étaient en position pour les recevoir, nos archers prêts à éclaircir les rangs avant ça. « Décochez ! » Une première volée de flèches s’abattit sur la charge.

Cemred ne se laissa pas déconcentrer par la pluie de mort qui s'abattait, ignora les corps qui tombaient et qu'il faudrait pleurer plus tard. Son regard resta ancré sur la ligne de ses ennemis qui grossissait de plus en plus vite. Derrière lui les archers montés de Mahtan amorcèrent un grand mouvement vers la gauche. Quelques battements de cœur, et Cemred put distinguer les détails des armures de ses ennemis. Tout son corps se raidit en prévision du choc.

« Flanc gauche, boucliers ! Lanciers, en position ! » Jusque là, l’ouverture de la bataille était on ne peut plus classique et parfaitement en accord avec ce qu’on savait des effectifs de nos ennemis. La routine dans cette région de la Brèche, en somme.

Celdyas bondit hardiment au dessus des lances, qui glissèrent le long de ses flancs sans lui faire aucun mal grâce à l'enchantement incrusté dans la plaque qui protégeait son poitrail. Le fracas des corps qui se percutent et du métal frappant le métal submergea toutes les autres sensations et Cemred serra les dents alors qu'il frappait à droite et à gauche sans relâche, profitant de l'élan de la charge pour enfoncer le plus possible la ligne ennemie.

C’était un peu trop facile tout ça. Et je veux dire pour l’autre camp. Ils étaient pas censés avancer aussi vite et aussi fort. Qu’importe, on composerait avec. « Tenaille ! » Après des siècles d’entrainement et d’expérience de terrain, mes troupes n’avaient pas besoin de plus pour agir en parfaite synchronisation. La brèche créée par les ennemis s’élargit à l’avant, tout en se rétrécissant à l’arrière, pour couper toute retraite aux assaillants.

Quand Cemred comprit ce qui était en train d'arriver, il était trop tard pour qu'il y fasse quoi que ce soit. Il continua donc à pousser vers l'avant, ses cavaliers s'enlisant de plus en plus au milieu des troupes ennemies mais restant groupées. Et derrière la mêlée, les archers montés qui avaient attendus ce moment surgirent à leur tour de derrière la petite butte qui les avaient cachés, arrosant de flèches les dos des elfes noirs occupés à encercler les cavaliers de Cemred.

Ah les fourbes ! Ils nous prenaient en traitre maintenant ! Clairement, on se battait contre eux depuis trop longtemps : on commençait à déteindre sur eux. « Archers ! Descendez ces moustiques ! Décochez ! » Deux pouvaient jouer à ce petit jeu, et une nouvelle volée de flèches s’abattit sur l’arrière-garde de l’ennemi.

Les archers longèrent au galop la mêlée, trop rapidement pour que les flèches des elfes noirs cassent leur élan. Ils amorcèrent ensuite un long demi-tour pour un deuxième passage. Cemred, lui, poussait toujours plus loin dans les lignes ennemis, étirées par leur stratégie d'encerclement, jusqu'à ce qu'il les franchisse tout à fait avec un noyau de ses hommes. Il se retrouva au pied d'un colline sur laquelle patientaient quelques cavaliers. Les commandants ennemis ? Il hésita. L'essentiel de ses cavaliers étaient encore enlisés dans la mêlée féroce qui se jouait derrière lui et charger en montée les désavantagerait trop. Il fit demi-tour.

Tiens tiens… c’était pas le commandement ennemi qui venait d’émerger de notre arrière-garde ? Bon, déjà j’en connaissais qui allaient m’entendre pour l’avoir laissé passé. Mais en même temps, ça nous donnait une occasion en or… comment ça ils faisaient demi-tour ? « Roshal. Descends-les, Fimrodhel en premier. » Comment ça c’est déloyal de tirer dans le dos ? Eh, ils avaient qu’à pas nous tourner le dos. Puis ils risquaient de prendre nos troupes à revers si on les empêchait pas.

Seul un instinct affuté par des décennies de batailles permit à Cohbar de se pencher suffisamment vite pour éviter la flèche qui lui était destinée. Il le fit sans regarder en arrière ni ralentir, concentré par le mouvement de ses troupes et de son propre cheval. Alors que lui et ses hommes replongeaient dans la mêlée, la vague d'archer de Mahtan fit un deuxième passage de l'autre côté du champ de bataille.

Et merde, l’avait de bon réflexes l’enfoiré. Bon, d’accord, si c’était pas le cas il serait probablement pas arrivé là où il était, surtout s’il s’entêtait à foncer dans la bagarre avec ses hommes.


Toujours faire gaffe à ce qu’on raconte, même intérieurement. Si j’étais superstitieuse (c’est pas le cas), je dirais que je venais de me porter malchance, parce que cette bataille pourtant si bien entamée avait viré au grand n’importe quoi, au point que j’avais fini par me retrouver moi aussi dans la mêlée. Quel bordel. Ma mauvaise humeur ne m'empêchait toutefois pas de faire mon boulot, comme en témoignait ma lame rougie.

Le bras de Cemred pesait une tonne, ses doigts glissaient sur la garde de son épée, rougie de sang et de sueur. Il para un coup oblique arrivant depuis la gauche, presque dans son dos, laissant parler son instinct. Puis répliqua. Un corps inerte glissa au sol alors qu'il frappait de nouveau, tuait à nouveau. Il n'y avait plus de raison, à ce stade d'une bataille. Plus de stratégie. Rien que des hommes et des femmes en tuant d'autres, sans fin. Mais il aurait le temps d'être écœuré plus tard. Car devant lui venait de surgir un nouveau combattant, dont le blason était encore reconnaissable malgré le sang qui le tâchait. Niraen.

« Tiens tiens, il y a du beau monde par ici ! » Parce que même une bataille qui virait au grand n’importe quoi et où les pertes étaient plus élevées que prévues ne m’empêchait pas d’être une emmerdeuse de première. Vous imaginez pas le nombre d’adversaires qu’un simple commentaire sarcastique pousse à l’erreur. Pas que je m’attende à ce que ce soit le cas de Fimrodhel, ou alors je serais sacrément déçue.

Le sang pulsait trop fort aux oreilles de Cemred pour qu'il entende quoi que ce soit au-delà des cris que poussaient chevaux et hommes sur le point de mourir, et des grincement du métal contre le métal lorsqu'il parait un coup et que tout son bras s'engourdissait. Mais il devina que le commandant ennemi l'avait apostrophé à un subtil temps d'arrêt dans sa démarche, avant qu'ils se rejoignent enfin dans un fracas d'acier. Le premier coup fusa sans subtilité, vif et brutal.

Voir mon plan de bataille se casser la gueule lentement mais surement m’avait sacrément mise en rogne, mais il y avait quand même un point positif dans toute cette affaire. Je savais reconnaître un bon épéiste quand j’en combattais un, et Fimrodhel en était clairement un. Voilà qui serait plus intéressant que la piétaille où je venais de me tailler un chemin… et plus périlleux aussi, mais le danger faisait littéralement partie de ma vie depuis ma plus tendre enfance, ça avait de quoi désensibiliser un peu.

Comme il s'y attendait, l'ennemi savait se battre. Ils échangèrent plusieurs coups sans parvenir à créer une brèche dans la défense de l'autre, jusqu'à ce qu'un soldat surgisse soudain à la droite de Cemred, lui portant un coup sournois aux jambes. Il recula précipitamment, la lance se contentant de l'effleurer, mais trébucha sur un corps. Sans réfléchir, il roula pour se relever, et la lance se ficha dans la terre où il était tombé. A genou, il en profita pour passer la garde de son adversaire et le tuer.

Evidemment, sur un champ de bataille, dur de profiter d’un duel contre un adversaire à la hauteur sans se faire interrompre. Comme s’il y avait pas assez de combattants à aller taillader. « Jolie pirouette. » Contrairement aux apparences, je prenais ce combat au sérieux. Mais ça ne m’empêcherait pas d’être exaspérante quand même. C’est inné. Je transperçai à mon tour un gêneur (de l'autre camp, je précise au cas où), avant de reporter mon attention sur Fimrodhel.

Cemred s’était relevé, mais il avait perdu son casque dans la roulade et la distraction de son adversaire gisait morte à ses pieds, inutile donc de songer à le récupérer à temps. Tête nue, il toisa son adversaire et gronda en la fusillant du regard : Tu parles trop, Niraen.
Suite à quoi il bondit à nouveau à sa rencontre, tentant un coup horizontal aux jambes.

Joli coup, mais il ne m’aurait pas si facilement. Je déviai sa lame et profitai de cette déviation pour l’attaquer à la tête, fraichement exposée. « ‘Trop’ ? Mais comment veux-tu faire connaissance sans parler ? » Logique implacable, pas vrai ? Vu la tête qu'il faisait, il ne partageait pas mon avis. Tant pis pour lui : il n'y avait qu'une façon de me clouer le bec.

Cemred avait bloqué le coup puis porté à son tour une attaque oblique, feintant vers l’épaule pour mieux viser le flanc opposé. Les piques de l’ennemi glissaient sur lui comme l’eau sur un rocher. Si l’ennemi avait de l’énergie à perdre en bavardage absurde, pas lui. D’autant qu’il y avait plus efficace pour lui clouer le bec : il enchaîna avec une série d’attaques rapides destinées à déstabiliser son adversaire et à ouvrir sa garde.

Pas bien bavard. Mais intéressant malgré son manque de conversation. Dommage que j’aie toujours une bataille à gagner, parce que j’aurais bien fait durer ce duel. Ca ne m’empêchait pas de rester concentrée, malgré le rictus qui suggérait que je prenais le combat à la légère. Je parai et esquivai, jusqu’à ce qu’un corps tombe juste là où j’allais poser mon pied, me faisant brièvement vaciller et permettant à la lame de mon adversaire de riper sur mon armure. Celle-ci était heureusement plus résistante que le cuir dont elle avait l’apparence. J’abattis ma lame pour dévier celle de l’autre. « C’est fou tout ce qui traine par terre parfois. »