Maksim voyait parfois sur la Moskova des bateaux transportant des personnes richement vêtues et mangeant des mini-repas debout en riant. Naturellement, quand il en faisait la remarque à ses parents, ceux-ci lui répondaient que c'était une perte d'argent et de temps (enfin surtout son père). Sa curiosité n'en était que plus grande et exacerbée par cette interdiction que son statut moyen comportait. Pendant plusieurs jours, il traqua l'itinéraire du "bateau-mouche l’Étoile bleue".

Un après-midi un peu gris, il passa à l'action et se rendit au point de départ du bateau. La casquette visée sur ses cheveux blancs, il coiffa au poteau un porteur aussi jeune qui lui. Ce dernier voulu protester mais se figea en croisant son regard rouge par dessus ses lunettes teintées. Le jeune Bounine accompagna donc un noble concentré sur son journal. Curieux de vouloir travailler quand le principe du bateau semblait être de se changer les idées...

Son plan réussi, Maksim Andréiévitch s'effaça du décors et écouta les conversations. Il se sentit soudain petit et insignifiant. Cela lui avait permis de monter sans se faire prendre (pour l'instant) mais il aurait aimé goûter le genre d'existence qu'il manquait. La conversation des adultes lui échappait. Il ne connaissait aucun nom mentionné, ni certains mots comme "croquet" ou "réception". Il se tourna donc vers les non-adultes.

Le seul élément positif à sa présence sur ce bateau était que son père lui avait accordé une nouvelle robe. Il avait certainement préféré dépenser son argent que de l'entendre rouspéter toute la soirée. Oksana se garda donc bien à l'écart (comme promis) et se comportait comme un modèle exemplaire de jeune fille de noblesse (comme promis...). Un échange équivalent vu les frais dépensés pour la robe. Dommage que se comportement exemplaire était au détriment de son plaisir. L'adolescente souffrait grandiosement d'ennui.

Les enfants riaient et courraient sous les regards réprobateurs de leurs parents, les adolescents imitaient les adultes en laissant échapper leur enthousiasme de temps en temps. Une brunette par contre, ne laissait filtrer aucun enfantillage. Elle lui faisait penser un peu à lui quand son père invitait des collègues et lui ordonnait d'être sage et de ne pas bouger un muscle. Il était à deux doigts de lui adresser la parole à elle, parce qu'elle se démarquait des autres.

S'il y avait des visages adultes qui lui échappaient encore, Oksana était au moins assuré qu'elle connaissait tous les jeunes de son âge. Quand son regard tomba sur un garçon à casquette et, plus curieusement, à lunettes, elle était quasi sûr d'avoir trouvé l'intrus. Ou peut-être un bâtard d'un des collègues de son père. Ils sont pas souvent profilé en société, ceux-la. Elle fit quelques pas pour s'approcher, puis appuya son dos contre le mur juste à côté du garçon. Voyons s'il ouvre la bouche avant qu'elle fasse une gaffe sociale.

Sa respiration semblait avoir attiré l'attention de l'adolescente aux cheveux noirs. Maksim eut un mouvement de recul mais la demoiselle ne semblait pas lui vouloir de mal. Elle s'adossa au mur à côté de lui et le regardait. "Bonjour... mad--moiselle ?" C'est impoli de dire "madame" à une fille non mariée non ? Même si elle est nettement plus âgée que moi, non ? Caché derrière sa casquette et ses lunettes, il attend sa réponse.

Bonjour. Elle ne pouvait dire monsieur. Il était trop jeune pour ça. Elle se contenta d'un petit hochement de tête pour le saluer de retour. A qui ai-je l'honneur ? Appuyé contre le mur comme ça elle aurait très bien pu parler à l'air. Une précaution. Vu ses vêtements le garçon pourrait très bien être quelqu'un faisait partie de l'équipe des domestiques, mais dans le doute...

Maksim ne savait trop quoi répondre. S'il disait la vérité, serait-il jeté hors du bateau comme un mal-propre ? Mais s'il mentait, son père ne serait pas content du tout. L'enfant prépara ses forces pour que sa voix ne tremble pas d'incertitude et... par miracle, sa voix sonna claire : "Je me nomme Maksim Andréiévitch Bounine, et vous, mademoiselle ?" Quelle serait sa réaction ? Quelle serait la prochaine question s'il y en a une ?

Image de Maksim vers ses 10 ans:

Hormis le fait qu'elle avait à présent un prénom, cette réponse ne l'aidait pas des masses. Oksana ne savait toujours pas vraiment à qui elle adressait la parole. Sa mère aurait peut-être pu naviguer la conversation sans directement lui demander s'il était bâtard, mais Oksana n'avait pas la patience de s'aventurer dans le délicat avec un enfant. Je devrais m'offusquer que tu ne me connais pas ? demanda-t-elle pour le taquiner avant de répondre à sa question. Oksana Vasilevna Morozova. La fille de Vasili Morozov. Elle visa son père du regard, question de pas pointer le doigt.

La demoiselle l'avait taquiné (comme sa sœur) avant de lui donner son nom. Et le petit Maksim sentait bien qu'elle cherchait à savoir quelque chose. Elle n'avait pas encore crier au clandestin, il fallait en profiter pour se lier d'amitié avec elle avant qu'elle ne comprenne le pot aux roses. Il fallait se montrer cordial à tout prix. "Non, mademoiselle Oksana Vasilevna mais vous ne vous offusquerez pas pour si peu, sauf si votre père est le plus grand confiseur de Moscou."

Un rire l'échappa. Je pense pouvoir remercier Dieu que ce n'est pas le cas. J'aurais du mal à rentrer dans mes corsets si mon père était confiseur. Et qu'elle homme voudrait d'elle si elle était ronde comme la lune ?

Le corset était, semblait-il, un "sous-vêtement féminin", Maksim ne voyait absolument pas à quoi cela pouvait ressembler, il n'embraya pas sur le sujet. "Alors tout va bien, sauf pour moi qui n'ait pas mes bonbons !" dit le garçon en riant. "Pourquoi voyagez-vous par bateau ? Vous avez l'air de vous ennuyer, demanda Max avec sa franchise habituelle. Il se mordit les lèvres en s’apercevant qu'il avait encore posé une "question indiscrète" comme disait son père.

Oksana arqua un sourcil, bien qu'elle garda le sourire. S'il était supposé être là, il aurait su que ce n'était pas vraiment un voyage qu'ils entreprenaient. Un petit clandestin alors. Au moins la soirée avait augmenté en intérêt. Je fais acte de présence pour mon père. Le bateau est un plateau original pour sa réception plutôt qu'un moyen de transport. Il y a plus rapide que le bateau à Moscou après tout.

"Je vois..." dit le petit garçon, tenu de supporter les invités ennuyeux de son père. Au moins, ce dernier n'insistait pas pour qu'il reste longtemps. "Et vous n'avez pas de petit frère à torturer, vous devez être triste," ajouta-t-il sans vraiment avoir l'air de compatir. Son regard se tourna vers les amuse-gueules. Il était curieux de connaître le goût et la texture de cette nourriture de riches. "Mais je suis là, moi. Qu'est-ce que vous me donnez contre un jeu ensemble ?"

Je n'ai pas de petit-frère, mais j'ai un grand-frère à "torturer", comme tu le dis. Elle préférait le préciser, même si Alexei avait été excusé aujourd'hui (monde injuste !). Et pourquoi devrais-je te donner quoi que ce soit ? Elle avait du mal à voir où il posait le regard avec les lunettes.

"Parce que vous êtes une âme généreuse ?" proposa Maksim en train de jouer la carte de l'innocence, numéro difficile avec des lunettes noires (mais encore plus avec des yeux rouges !). "Et parce que ça ne vous coûte rien," ajouta-t-il doucement. Il était difficile de deviner au ton seulement si c'était une remarque bel et bien innocente ou un reproche plein de sous-entendus.

Une âme généreuse ? Certainement pas ! Enfin... pour le public, toujours. Ses parents jouaient également le jeu. Oksana n'avait pas encore l'âge de faire des dons aux charités choisies par l'église, mais elle faisait acte de présence. Comme aujourd'hui. Bon, très bien. Dis-moi ce que tu veux et je tâcherai de te l'emmener. "Nourrir les pauvres" était dans la Bible aussi, non ?

Héhé, ça a marché ! "Les bonnes choses, je veux goûter ce qu'il y a de plus raffiné et d'apprécié par les riches," demanda Maksim, allant au plus simple. Il ne voulait pas perdre de temps à goûter ce qui n'était que des aliments là pour faire joli et remplir la panse de riches pour limiter le coût. "S'il vous plaît, mademoiselle Oksana Vasilevna." Ne pas oublier la politesse, toujours rester classe même si on n'a que onze ans.

Elle avait envie de dire "Et bien ça dépend !" mais le manque de détail dans sa demande lui offrit une opportunité. Oksana avait repéré de loin la délicatesse préféré de son père qu'elle évitait personnellement à tout prix. Les huîtres. Absolument écœurant ! Elle était limite convaincue que tout le monde faisait semblant d'apprécier par peur de sortir du lot. Je reviens ! Elle partit donc chercher la chose et revint avec une coquille, qu'elle lui tendit.

Maksim prit donc le coquillage de la demoiselle. "Qu'est-ce que c'est que ça ? On dirait de la morve !"
Instinctivement, le garçon aspira la "morve" et fit une drôle de tête qui valait le détour (s'il ne portait pas des lunettes teintées).
"C'est appétissant, j'aime beaucoup !" C'était sincère, il avait aimé la chose malgré son aspect répugnant. "Puis-je en ravoir ?"

Si ce n'était pas totalement inélégant, la mâchoire d'Oksana serait tombé par terre. Elle clignait des yeux en voyant le garçon avaler sans problème la chose qui la répugnait. On dirait qu'il été un grand habitué des huîtres ! C'est pas la première fois que tu manges ça ! Impossible ! Elle était outrée.

Hein ? Qu'est-ce qu'elle raconte ? "Je... ne sais même pas comment ça s'appelle... Mais peut-être que je suis noble sans le savoir ! Est-ce que c'est possible ?!" La perspective d'être plus noble que fils de secrétaire travailleur et "parvenu" l'enchantait follement.

Pfff. Encore plus ridicule qu'aimer les huîtres. Bien sûr que non. Tu es noble ou tu ne l'es pas. Tu peux être un bâtard, mais un bâtard n'a rien de noblesse. Même un jeune garçon de son pedigree devrait le savoir. Attends ici, je vais te chercher autre chose. Qu'est-ce qui est pire qu'une huître ?

Maksim avait juste voulu goûter un petit quelque chose pour voir mais la jeune demoiselle semblait vouloir lui en donner encore. Il attendit sagement son retour en observant les autres passagers. Quand Oksana revint, il lui dit :
"Vous ne m'avez pas dit ce que j'ai mangé ! Comment est-ce que ça s'appelle ?"
C'est qu'il voulait en remanger plus tard, quand il serait adulte et riche.

Des huîtres. L'idée que quelqu'un ne sache pas ce que c'était ne lui avait même pas traversé la tête. Il n'a pas dû participer à beaucoup de réceptions. Essaye ça maintenant. Elle lui tendit une petite biscotte sur laquelle était posé une cuillère de petites boules noires. Du caviar. S'il avait les huîtres (un truc salé gluant), il allait sûrement apprécier cette délicatesse aussi.

"Des huîtres ! J'aime beaucoup ! Et ça, qu'est-ce que c'est que ce grain noir ?"
Max était porté par un enthousiasme qu'il ne manifestait que rarement. Il n'attendit pas la réponse pour goûter du bout de la langue les petites billes. Hum, salé... Il grignota un bout de tartine et de l'étrange substance. Il n'imaginait pas que les riches mangent des choses si différentes de ses repas. Pas de pommes de terre ! Pas d’œufs de poule !