Rappel du premier message :



Cohbar avait vraiment besoin de cette nuit à l’auberge. Le combat qu’il avait mené récemment contre un dragon l’avait épuisé. Enfin, surtout la crise qui avait suivi. Il n’avait pu que se trainer sous le couvert des arbres, tremblant, et serrer les dents en attendant que la douleur passe. Depuis, entre ses devoirs auprès des responsables de la ville en partie détruite par le dragon et les longs jours de route en solitaire qu’il s’était imposé ensuite, il n’avait pas pris le temps de se reposer.

Mais il approchait de sa destination, et l’auberge qui longeait la route lui avait paru bien trop accueillante pour l’ignorer. Il était donc désormais attablé dans la salle commune, dans un coin que le crépuscule tombant rendait encore plus sombre que d’ordinaire. Au centre de la pièce, un espace vide avait été ménagé et Cohbar était curieux. Un spectacle ?

Oui. Un homme pénétra soudain le cercle et son apparence retint l’attention de Cohbar. Il était vêtu d’étoffes légères aux nuances changeantes, qui laissaient à nu de larges pans de sa peau diaphane. Dans la semi-pénombre, l’homme paraissait presque lumineux. Cohbar remonta vers son visage, en partie caché par de long cheveux qui paraissaient blancs, eux aussi, mais avant qu’il n’ait pu détailler ses traits, l’homme se mit à bouger. Et Cohbar retint son souffle.

D'un mouvement décontracté, il se pencha sur la table, se rapprochant ainsi de son interlocuteur.

Cela ne m'ennuie en rien. Par ailleurs, je —
Je pensais que tu choisirais une femme.

Surpris, son visage s'était fait immobiliser par un inconnu, une main sous son menton. Presque joue contre joue, face à l'elfe lui aussi pris au dépourvu. Le temps de réaliser, celui-ci vit quelque chose qui échappait à l'intrus. Les yeux du danseur s'étaient tournés vers ce dernier, son regard devenu véritablement noir. Bien différent de celui dont il avait gratifié son hôte. Le sourire et la voix affable voilaient à peine la menace.

Lâchez-moi, je vous prie.

Les sourcils de Cohbar se froncèrent immédiatement lorsque l'importun se glissa tout contre le danseur et sa main vola sous la table, vers le poignard à sa ceinture. Il jura mentalement d'avoir été tellement concentré sur la conversation qu'il en avait oublié d'être vigilant. Puis sa main hésita. Il avait vu le regard du danseur, entendu l'hiver dans sa voix. L'autre homme le manqua, trop saoul peut-être.

Allez, ne sois pas si méchant. Mon invitation tient toujours.

Il aurait pu se défaire de cette étreinte. Un simple geste aurait suffi pour retourner la situation à son avantage. Pourtant il se contenta de répondre, gardant la même intonation.

Je ne danserai pas pour vous.

Il ferma les yeux, poussant un soupir, presque résigné. Mais si l'une de ses mains était posée sur la table, ouverte vers l'elfe au moment de l'interruption, l'autre n'était pas restée immobile. Yeux toujours clos, il pencha la tête, juste assez pour s'éloigner du contact indélicat.

Croyez-moi... je n'ai aucune envie d'être méchant.

L'homme avait maintenant une moue boudeuse aux lèvres.

Qui parles de danser ? rétorqua-t-il en toute mauvaise foi mais toujours avec le sourire. Son ébriété ne faisait plus aucun doute. Je voulais seulement discuter, passer un agréable moment en ta compagnie. Je t'offrirai une bière ou un verre de vin et...

Cohbar soupira intérieurement et sa main lâcha doucement le manche de son poignard. Le danseur semblait parfaitement capable de se débarrasser de cet imbécile.

Ils disent tous ça...

Bien qu'il n'ait vu son visage, il avait reconnu la voix. Un jeune homme plutôt soigné, faisant partie du petit groupe auquel il avait faussé compagnie. Le temps de la conversation avait suffi à indiquer qu'il était seul.
Quand les yeux du danseur s'ouvrirent, leur expression était toute autre. Oublieux du gêneur, il fixait l'elfe en face de lui. Malicieux, tout en connivence. Et peu importait si son interlocuteur silencieux comprenait ses intentions.

Un seul regard suffit à déstabiliser à nouveau Cohbar. On le regardait rarement avec autant d'amusement et de complicité mêlée et il ignorait si le danseur s'attendait à ce qu'il réagisse. Devait-il ? Ou devait-il simplement attendre que les choses deviennent claires ? Suivre le rythme du danseur, encore une fois. Le laisser guider leurs échanges. Pourquoi cela lui semblait-il si désirable, lui qui craignait tant de perdre le contrôle sur le moindre élément de sa vie ?

L'elfe avait croisé son regard, cela suffisait. Il se libéra d'une légère impulsion. Une ondulation simple, qui suffit à déconcerter l'importun. Il se leva dans le mouvement, son corps retrouvant la fluidité de la danse. Il était rapide. Son habit laissa dans son sillage comme une traînée colorée, mais ses yeux restaient plongés dans ceux de l'elfe. Sa main libre toucha son bras sans qu'il ne cesse de bouger. La douceur de son sourire était sans équivoque. Sa voix, presque un murmure.

Venez...

Cohbar s'attendait à quelques paroles bien senties, à un tour innocent peut-être. Pas à... une fuite ? Non, une esquive plutôt. Après une infime hésitation, il se leva à son tour. Poursuivre sa conversation avec le danseur dans un endroit plus tranquille ne le dérangeait pas. Au contraire. Soudain une pensée le frappa, embarrassante. Certaines paroles prononcées, puis cet homme... Le danseur s'attendait-il à... Se faisait-il des idées ? La question lui échappa, un peu trop vive.

Où allons-nous ?

Eh... hé !

L'indécision de l'elfe avait permis à l'homme de réagir. Il tenta d'attraper le bras du danseur alors que celui-ci accompagnait le mouvement de son compagnon. Il l'évita sans peine. Et profita du flux de son geste pour envoyer une pièce en direction de la serveuse, tout en désignant l'humain encore attablé.

Pour lui.

Naturel, il posa à nouveau les doigts sur le bras de l'elfe, mais rompit le contact lorsque la question fut posée.

Prendre l'air, simplement.

Il le guidait en effet vers l'extérieur, d'un sourire dénué de malice. Réflexe ou distraction, la dague ornementée de son spectacle était restée au creux de sa paume.

Cohbar inspira l'air frais avec un plaisir discret mais sincère. Les auberges étaient confortables, mais il n'avait jamais aimé être enfermé. Croisant les bras par pure habitude, il s'adossa à un pilier. Il se sentait plus détendu que depuis le début de la soirée. L'étrange état d'esprit dans lequel l'avait plongé la danse, entre tension et fascination, s'était en partie apaisé. En partie seulement.

Où avez-vous appris à danser comme cela ?

L'air qui entra dans ses poumons fit écho au plaisir que ressentit son compagnon. Si ce dernier s'était arrêté, lui fit quelques pas de plus avant de se retourner. Un air taquin fendit ses lèvres alors qu'il fixait à nouveau les yeux lacustres.

Qui serais-je pour ainsi dévoiler mes secrets ?

L'immobilité ne seyait en rien au corps leste. L'on retrouvait dans tous les élans du danseur un peu de cette féérie qui avait accompagné le tambour. Il s'approcha subtilement. S'il gardait une certaine réserve, sa voix se fondait en une mélodieuse invitation.

Ne marcheriez-vous pas avec moi ?

Cohbar laissa filer la réponse évasive avec un sourire un peu ironique. Encore une élégante esquive. Ses yeux suivaient les mouvements du danseur, qui semblait incapable de rester immobile. Et pourquoi l'aurait-il fait. Ses gestes semblaient le début d'une nouvelle chorégraphie, dont cette fois lui-même aurait été le centre. Sous les étoiles, Cohbar sentit revenir ce trouble qui avait accéléré son cœur la première fois.

Bien sûr, répondit-il doucement.

Respectant l'intimité de l'elfe, le danseur maintenait une certaine distance mais paraissait tout prêt à le toucher. Impression fugace, car il se détourna, certain que son compagnon suivrait. Quand ce dernier fut à sa hauteur, il lui sourit, et arrangea ses cheveux sur le côté de son visage. Son geste révéla une longue cicatrice, qui courait du dessous de son œil jusqu'à sa lèvre. Elle donnait un air sauvage au visage déjà singulier, sans pour autant réussir à en rompre l'harmonie. L'elfe put y lire ce qui ressemblait à de la mélancolie. Une reconnaissance camouflée.

J'ai été un animal curieux, avant d'être enfin vu comme un danseur.

Surpris de se voir offrir si aisément une telle confidence, Cohbar tourna la tête pour observer plus franchement le danseur. Mais son attention se fixa sur son expression, pas sur une quelconque cicatrice. Lui-même en était tellement couvert qu'il était surprenant que son visage soit resté aussi lisse. Peut-être à cause de cela, il détestait que les gens se définissent par ce qu'ils avaient subi.

Mais vous avez surmonté cela. Ce qui compte, c'est ce que vous êtes désormais.

Le visage du danseur s'éclaira face à l'affirmation de son compagnon. Cet état d'esprit était visiblement une bonne surprise, et faisait écho au sien.

J'en suis également convaincu.

Leur progression les menait sur un chemin transverse, les éloignant peu à peu de la route principale. Mais l'air frais et l'ambiance champêtre ne semblaient pas déplaire au danseur, qui esquissa quelques pas au devant de l'elfe.

Et j'évolue encore.

Me montrerez-vous vers où ? rétorqua Cohbar avec une pointe de défi, avant de se crisper. Ça lui avait échappé. Comme toute cette conversation semblait lui échapper. Cet homme le poussait à trop de hardiesse. Mais le mal était fait, alors Cohbar prit une courte inspiration.

Je serais honoré de vous voir à nouveau danser.

Son cœur battait plus fort à cette seule pensée. Après une hésitation, il ajouta :

Et peut-être... d'apprendre de vous.

Une légère brise compensa l'immobilité soudaine du danseur. Un court instant, il parut statue de sel. Sa peau à peine voilée rayonnait d'un éclat lunaire sous le couvert de la nuit. Puis le mouvement reprit le pas sur son être. Il s'inclina. Mains sur le cœur.

J'y consens. Il se releva, son sourire d'une sincérité absolue. En réalité...

Une émotion brute.

C'est moi... qui suis honoré.

Au seul son de la nature, ses pieds nus foulant la poussière, son corps recommença à se mouvoir. Cette danse était différente. Elles l'étaient toutes. Son regard ne quittait plus les yeux de l'elfe.

Un frisson remonta la colonne vertébrale de Cohbar et il eut chaud, soudain. Ses yeux brillants se fixèrent dans ceux du danseur sans qu'il trouve quoi dire. Ses paroles étaient trop sincères, ses mouvements trop intenses, ses yeux trop magnétiques. Et lui n'arrivait plus à dresser ces remparts dans son esprit qui gardaient tous les autres à distance. Il ne put que s'arrêter au milieu du chemin et plonger, en esprit, dans la danse, lié au danseur par la force de leurs regards.

Le monde autour pouvait s'arrêter. Le silence était brisé seulement par quelques insectes et le bruit du vent. Il n'avait nul besoin de musique, ni de mots. Il était son piédestal, immobile à simplement le regarder danser. Et lui... ne dansait pour personne d'autre. Son être entier lui était destiné. Encouragé par sa quiétude, il tournait autour de lui, faisant de son corps, sa scène. Son regard lui revenait toujours. Passant derrière lui à cet instant... il le frôla.

Cohbar avait de plus en plus de mal à rester immobile. Son corps tendait vers chaque mouvement du danseur comme s'il voulait le suivre, mais son esprit avait encore assez de discipline pour l'en empêcher. Ou était-ce la crainte de briser l'intensité du moment ? Un frôlement dans son dos le fit à nouveau frissonner, et Cohbar souhaita confusément qu'aucune barrière de tissu ne le sépare des doigts du danseur. Il voulait ressentir la beauté de cette danse jusque sous sa peau.

Un instant dos à dos, maintenant sur son côté, il revenait devant lui au fil de sa danse. S'il avait senti ce contact véniel, rien n'en témoignait. Il était effluve dans le vent, se laissant porter par son élan. Ondulation d'albe et de pastel, semblant aussi proche qu'il était lointain. Puis, comme si cela faisait partie du mouvement, il tendit la main. Son sourire et son souffle ne faisaient qu'un. Un murmure, léger et volage.

M'accorderez-vous cette danse ?

Cohbar retint son souffle et se raidit, laissant l'invitation suspendue entre eux avec la main du danseur. C'était une mauvaise idée. Lui n'était pas un artiste mais un guerrier. Rapide, fluide, précis, certes. Mais par nécessité son cœur restait froid. Alors que cette danse était tout le contraire. Il ne ferait que la gâcher en tentant de s'y immiscer. Ce qu'il avait dit plus tôt... c'était stupide. Il ne saurait pas apprendre cette beauté. Il était déjà chanceux d'en profiter.

Sans réponse, les mots finirent par s'envoler dans l'air nocturne. Une vague expression passa sur le visage pâle, bientôt remplacée par un humble sourire. Ses yeux restaient plongés dans la lagune comme si le reste n'avait pas d'importance. Lentement, il reprit la danse.
L'obsidienne s'éclipsa pourtant, sibylline. Suivant un rythme que lui seul connaissait, il retrouva le dos de son compagnon. Le contact fut doux... sans équivoque. Il vint contre lui, et ses mains longèrent ses bras. Son souffle frôla son cou, comme s'il s'apprêtait à parler, mais il fit silence. Cette invitation ne voulait risquer un refus.

Ses yeux ne suffisaient pas et ses mots lui manquaient. Cohbar attendit que le danseur recule, finisse de détruire la bulle dans laquelle il avait lui-même ouvert une brèche. Mais encore une fois il le surpris, dansant à nouveau, plus proche. A le toucher. La protestation de Cohbar resta coincée dans sa gorge, un souffle tremblant lui échappa. Qu'était-il en train de faire ?

Chacun de ses gestes était lent, mesuré. Il ne voulait pas le brusquer. Son corps versatile ne pesait rien contre son compagnon. La danse ne s'était pas arrêtée. Elle prenait une autre forme. Il ne pouvait être plus proche, mais demeurait insaisissable. S'il était incapable de rester statique, seuls ses doigts se révélaient acteurs de cette subtile fluctuation. Sa délicatesse oscillait entre hésitation et tentation. Ses mains déliées s'enroulèrent autour de ses poignets, trouvant le contact du cuir où elles s'immobilisèrent. A contre-cœur. Sa tête s'appuya légèrement sur le dos offert. Un léger soupir lui échappa. Il avait fermé les yeux.