Cohbar avait vraiment besoin de cette nuit à l’auberge. Le combat qu’il avait mené récemment contre un dragon l’avait épuisé. Enfin, surtout la crise qui avait suivi. Il n’avait pu que se trainer sous le couvert des arbres, tremblant, et serrer les dents en attendant que la douleur passe. Depuis, entre ses devoirs auprès des responsables de la ville en partie détruite par le dragon et les longs jours de route en solitaire qu’il s’était imposé ensuite, il n’avait pas pris le temps de se reposer.

Mais il approchait de sa destination, et l’auberge qui longeait la route lui avait paru bien trop accueillante pour l’ignorer. Il était donc désormais attablé dans la salle commune, dans un coin que le crépuscule tombant rendait encore plus sombre que d’ordinaire. Au centre de la pièce, un espace vide avait été ménagé et Cohbar était curieux. Un spectacle ?

Oui. Un homme pénétra soudain le cercle et son apparence retint l’attention de Cohbar. Il était vêtu d’étoffes légères aux nuances changeantes, qui laissaient à nu de larges pans de sa peau diaphane. Dans la semi-pénombre, l’homme paraissait presque lumineux. Cohbar remonta vers son visage, en partie caché par de long cheveux qui paraissaient blancs, eux aussi, mais avant qu’il n’ait pu détailler ses traits, l’homme se mit à bouger. Et Cohbar retint son souffle.

Seul le silence annonça sa venue. Et le silence qui suivit... était absolu. Un instant, il ferma les yeux. La danse avait commencé. Ses pieds nus frôlaient à peine le sol. Il était mouvement. Sans déployer aucun effort, son corps liquide enlaçait l'air. Il était chatoyant. Un être pâle sous un voile coloré, une once de féerie dans un lieu ordinaire. Il était vibrant. Ses mains déliées vers le public, ses pas dirigés sur lui, chacun de ses gestes comme une invitation. Il était passion.

Cohbar ne se rendit pas compte que son souffle s'était bloqué, car son esprit avait été dès le premier instant accaparé par la danse. La précision des pas, la fluidité des mouvements de cet homme étaient fantastiques. Cohbar s’absorba dans sa contemplation, se laissant toucher par la sensualité de la scène comme rarement il se l'était autorisé. Son coeur battait trop fort. Etait-ce la fatigue qui le rendait si réceptif ? Ou simplement le talent de l'artiste ?

Le tambour vint, léger et profond... un battement de cœur. Pourtant l'instrument ne guidait nullement ses pas. Il s'accordait à la volonté du danseur. C'était lui qui menait, lui qui rendait les regards captifs. Nul n'était conscient du silence avant d'entendre ce battement sourd. Et lui dansait, comme s'il ne voyait pas leur fascination renouvelée à chaque arabesque, leurs yeux glisser sur son corps dévoilé sans pudeur, leur souffle suspendu. Il dansait... comme s'il était seul. Aérien et intemporel. Naturel et envoûtant.

Cohbar était incapable de lâcher le danseur du regard. Ses doigts avaient agrippé le bord de la table et, inconsciemment, serraient. Comme en réponse à la tension qui montaient au rythme du tambour. Les mouvements plus rapides, plus passionnés. Mais... il y avait autre chose. Il y avait plus. Ces enchaînements, la logique derrière chaque geste, Cohbar les reconnaissait sans les connaitre. Confusément, il sentait que l'homme lunaire était plus qu'un danseur.

Cœur battant, les pieds d'albâtre devenaient plus insistants. La mesure s'accélérait et la danse gagnait en finesse autant qu'en volupté. Cette fois, le danseur souriait, posait ses yeux noirs sur chacun des spectateurs, leur rendant l'attention qu'ils lui avaient confiée. Personne ne savait quand les lames étaient apparues. Frôlant son corps, le fil dangereusement proche de sa peau, gracieuses et agiles. Elles n'étaient dans sa danse qu'une extension de lui-même.

L'apparition des lames provoqua un murmure dans l'assistance, mais Cohbar ne fut pas surpris. C'était une évidence. La conclusion naturelle de toute la chorégraphie. Un frisson descendit son échine, reflet de son exaltation, car le spectacle devenait mortelle. Mais le danseur accélérait encore et la respiration de Cohbar suivit le rythme du tambour. La fin approchait. Une autre intuition, aussitôt devenue certitude.

La tension accrochée aux reflets argentés, le public retenait son souffle. Le battement du tambour devenait effréné. Le danseur était un spectre dont la vie ne tenait qu'à un fil. Fil contre l'opale de sa peau, contre les veines de son cou... Il provoquait l'émoi, jouait avec la mort.
Le battement final fit s'arrêter les cœurs. Son dernier mouvement fut la chute. Un genou en terre, immobile. Ses cheveux comme un voile sur son visage, les bras tendus sur les côtés, mains ouvertes. Vides. Les lames étaient plantées dans deux cibles qui se faisaient face.

Cohbar se radossa au mur, ordonnant mentalement à son cœur de se calmer et à son cerveau fatigué de se discipliner. Il avait été happé par la danse si complètement que ça en était effrayant. Même maintenant il n'arrivait pas à quitter le danseur des yeux, fixant le rideau de ses cheveux avec une curiosité fiévreuse qu'il avait du mal à dissimuler. Plus tôt, leurs regards s'étaient croisés l'espace d'un instant tourbillonnant qui avait donné à Cohbar une envie de plus.

Quand les spectateurs recommencèrent à respirer, le danseur se releva. Ses bras se joignirent avec déférence, et il s'inclina. Il gardait le même sourire, nimbé du mystère de sa danse. Ses yeux parcoururent l'assemblée, jaugeant la satisfaction de son public sans s'imposer, s'attardant durant quelques instants. Peu à peu, les conversations reprirent. Une ombre de sourire restait à la commissure de ses lèvres. Des regards échangés, peut-être avait-il trouvé ce qu'il cherchait. Sans se presser, il alla libérer ses lames. Il n'accaparait plus l'attention, mais ne resterait pas seul très longtemps.

En Cohbar, la réticence naturelle à attirer l'attention combattait la curiosité qui le poussait vers cet inconnu aux mouvements si hypnotiques. Il se sentait toujours secoué et ému par la grâce de la danse et ça ne lui plaisait pas. Il se força donc à rester assis et à finir le repas abandonné quand l'artiste était apparu, mais il ne pouvait s'empêcher de jeter de fréquents coups d’œil vers là où il discutait avec les quelques admirateurs assez confiants pour l'avoir abordé.

Un petit groupe ne tarda pas à l'aborder, avant qu'il n'ait récupéré la seconde lame. Trois jeunes hommes, qui lui adressèrent quelques mots. Son sourire n'était pas feint, car il avait anticipé leur venue. Tout de même... ce n'était pas celle qu'il espérait. Il vivait d'opportunités, et ne savait où la prochaine le mènerait. Il répondit à leurs questions d'une voix douce, suave, avant de s'excuser : il devait également remercier le musicien qui l'avait accompagné.

Le repas était terminé et la curiosité de Cohbar n'avait plus d'excuse. Heureusement le coin sombre dans lequel il s'était installé rendait moins évidente la manière dont il suivait le danseur des yeux, détaillant ses gestes fluides, son corps svelte. Les cheveux blancs de l'homme cachaient ses oreilles, mais il était évident qu'il était d'ascendance elfique. Un semblable. A moins que... Mais non, impossible. Comment aurait-il pu être touché à ce point par un elfe noir ?

Le tambourineur faisait également partie de ses admirateurs, mais il put lui rendre le compliment : son rythme avait fait battre les cœurs à l'unisson.
Mutin, le danseur parcourut à nouveau la salle. Il avait croisé trop de fois ces yeux couleur océan pour les ignorer... Les flatteurs attendraient. Illuminant la pénombre, il se glissa à la table de l'elfe qui ne l'avait pas une fois quitté du regard. Le menton négligemment posé sur sa main repliée, l'obsidienne de ses yeux plongea dans le saphir étoilé. Sa voix n'avait besoin d'aucun artifice pour traduire son humeur.

Bonsoir. ~

Il venait vers lui. Cohbar sentit son dos se raidir et la gêne colora légèrement ses joues. Pourquoi n'avait-il pas réussi à le quitter des yeux ?! Il se reprit juste à temps pour afficher une curiosité distante quand le danseur s'assit à sa table.

Bonjour.

Un lent sourire s'épanouit sur les lèvres ourlées de ténèbres. Il était assis en face de l'elfe et ne pouvait manquer aucune des subtilités qui modulaient ses traits. Sans se défaire de son appui, il délia un doigt, comme pour marquer une évidence. La lumière ténue ne faisait que renforcer la pâleur de sa peau, la finesse de sa main. Une élégance diaphane, une audace courtisane, et pourtant tout en retenue.

Il est un peu tard pour le jour, mais je souhaite également que le vôtre fut bon.

Il s'est nettement amélioré depuis que je suis attablé ici, répondit doucement Cohbar sans le quitter des yeux.

Être assis si près lui donnait une bonne excuse pour détailler les traits de l'elfe. Il dégageait une beauté un peu étrange, tout en contraste. La paleur de sa peau était tout aussi impressionnante de près, mais Cohbar n'avait pas l'intention de laisser la curiosité prendre le pas sur sa politesse.

En réalité, depuis que je vous ai vu danser.

Le regard noir s'adoucit, touché par la subtilité du compliment.

Je suis heureux que vous ayez apprécié.

Il tapota légèrement sa tempe, avant d'abandonner sa posture négligée, posant ses doigts repliés sur la table.

Pas suffisamment pour m'aborder ?

Sous l'aspect rhétorique de la question les yeux du danseur révélaient une interrogation plus profonde. L'elfe avait pourtant bien vu la manière dont il avait fui d'autres éloges.

Le regard de Cohbar s'évada quelques instants. L'attitude nonchalante avait été amicale, familière. Mais l'attention entière qu'il recevait désormais le déstabilisait. Il n'aimait pas cela, d’ordinaire. Mais il ne pouvait pas nier que ce soir il l'avait recherché.

Ce n'était pas par manque d'intérêt.

Son regard revint vers les yeux sombre du danseur.

Vous paraissiez occupé. Et peu désireux d'avoir de la compagnie.

La nonchalance revint vite dans l'attitude du danseur.

Vous n'avez pas tort.

Il se laissa légèrement tomber en arrière, sa main amorçant un geste vague vers le reste de la salle. Léger et fluide, l'indolence comme une seconde nature.

Je ne désirais pas ce genre de compagnie.

Revenant à sa position initiale, il appuya cette fois son visage sur ses deux paumes. Les mots étaient les mêmes, et pourtant totalement différents. Son sourire s'affina.

Pas ce soir.

Cohbar ne sut pas quoi répondre. Trop de subtilité, trop de sous-entendus à dépêtrer les uns des autres. Quelques regards et quelques mots échangés, c'était trop peu pour qu'il se risque sur ce terrain-là. D'ordinaire, il préférait se cacher derrière un visage sévère et des mots d'esquive. Mais l'émotion brute de la danse l'habitait encore, et c'était l'homme qui lui avait procuré ces émotions qui s'était assis en face de lui.

J'ignore si je saurais être plus agréable.

Je ne le sais pas plus.

L'éclat dans ses yeux démentait ce propos : il n'avait aucun doute sur la question. Yeux qu'il gardait fixés sur son interlocuteur avec une intensité peu commune.

Une question semblait vous brûler les lèvres...

Un sourire franc rompit la langueur dans laquelle il était plongé. Pour la première fois depuis le début de leur conversation, ses yeux quittèrent les profondeurs céruléennes.

Partageriez-vous un verre avec moi ?

Cohbar secoua doucement la tête sans savoir s'il était soulagé ou déçu que le danseur détourne un peu de son attention.

Pas une question en particulier. Simplement...

Son hésitation suffit pour que son partenaire reprenne l'initiative. Sa spontanéité était aussi rafraîchissante que perturbante. Et son offre, quoi que cela le surprenne, le tentait.

Avec plaisir, répondit-il avec un de ses rares sourires. Puis il inspira discrètement, revenant à cette question en suspens. Pourquoi était-ce si difficile de dire ce qu'il pensait ?

Votre façon de danser est fascinante.

Je... Quelque chose vacilla dans son sourire. ... vous remercie.

Lèvres pincées, ses doigts tapotèrent le bois. Hésitation fugace, qu'il était aisé d'avoir rêvée. Le temps de se retourner, l'impression était passée. Après avoir appelé la serveuse, le danseur accorda à son interlocuteur à nouveau toute son attention. Sa voix souriait, exprimant pleinement cette assurance canaille qu'on lui associait.

Si vous le souhaitez... je peux danser pour vous.

Trop occupé à cacher son embarras de faire à un inconnu des compliments qui ne portaient pas sur le combat -ou pas directement- Cohbar faillit ne rien remarquer. En réalité, il n'était même pas certain... Mais s'il se fiait à son instinct, la danse était-elle un sujet sensible ?
Et pourtant, l'homme jouait de son art comme de sa conversation avec beaucoup d'aplomb. Et Cohbar se retrouvait à suivre le mouvement.

Je ne veux pas vous ennuyer. Vous avez déjà prouvé vos talents.