Rappel du premier message :


Il y avait trois ans, Aaron De Pietri était un autre homme, moins cerné aux yeux, moins apathique. Il n'était pas accompagné d'une peluche mais portait déjà sur lui beaucoup d'objets à l'effigie des manchots. Alors que ce n'était pas encore la mode, il avait collé au dos de son portable un autocollant de pingouin et il arborait déjà des badges sur les poches de sa chemise.

La coiffure négligée, il se présenta devant une boutique nommée Paper Kingdom, une librairie pour les plus vifs d'entre vous. Il avait eu l'idée ce matin de rédiger un article sur les librairies et choisit la première adresse à côté du bureau de son journal (ou du journal de son bureau ?). Il ne connaissait rien au domaine de l'édition, pas plus que les lecteurs du journal généraliste pour qui il travaillait. Il fallait bien commencer quelque part, peut-être donner un coup de pub dans la foulée et inspirer des carrières à de jeunes lecteurs ayant piqué le journal aux parents pour s'occuper.

Il avait donc appeler le propriétaire pour lui proposer un rendez-vous sur place.

Bonne question. Avait-t-elle quelque chose qui se démarquait par rapport aux autres librairies ? Inspirez, expirez et promenez-vous entre les rayons. Prenez le temps de bien vous imprégner de l'atmosphère et de sentir la douce flagrance des pages de livre. Peut-être serez-vous suffisamment intéressé pour prendre un ouvrage et vous asseoir un moment pour le lire ? J'espère que vous y trouverez la magie de l'imagination ou la rigueur scientifique que vous recherchez.

Aaron regretta de ne pas avoir allumer son enregistreur audio, il était obligé de noter la réponse qui pouvait se réduire à un "ambiance calme et douillette". Il demanda ensuite comment la libraire sélectionnait les livres à mettre en stock, il apprit par la même occasion que le choix de la quantité était important pour éviter les pertes. "Question suivante : quel genre de concurrence rencontre une librairie de quartier ?"

L'e-commerce de livres et les services de commande en lignes surtout, ça grignote mon chiffre d'affaires. Surtout Amazon, ces ... , elle chercha le mot pour exprimer sa pensée mais il lui resta sur le bout de la langue. C'était difficile quand les gens préféraient commander directement plutôt que de se déplacer à la librairie pour choisir. ces... ne font pas même payer les frais de port !

Aaron continua de noter et pensa distraitement qu'un reportage de Amazone serait aussi un bon complément. "Est-ce que vous proposez des livres numériques ?" Et est-ce que vous avez songé à un site Internet ?" Ces options n'étaient bien sûr pas gratuites mais elles permettaient à long terme de ne pas couler.

Non à la première question et oui à la deuxième. Je vais faire des recherches pour trouver un développeur qui accepterait de mettre en place le site. Ne pas couler était en effet le but d'Anthem, pas question d'abandonner son rêve et celui de sa soeur !

En 2011, il était temps d'avoir son propre site, même pour une librairie indépendante. "Est-ce qu'il existe une association entre librairies indépendantes ? Peut-être cela donnera d'avantage de visibilité à non pas une seule librairie mais plusieurs." Pourquoi pas ? L'idée ne semblait pas insensée à Aaron.

C'est un possibilité à envisager, il n'en existe aucune de la sorte actuellement. Sonder les libraires concurrents pour voir s'ils étaient sensibles à l'idée ne devrait pas poser de problème particulier.

Aaron épuisait ses questions mais il sentait qu'il pouvait encore trouvé de la matière pour son article. Il suffisait de laisser le temps faire. "Et si nous prenions une pause ? J'ai repéré une boulangerie à côté."

Ils font pas de cookies., c'était tout ce qu'elle avait à dire à propos de cette boulangerie de proximité.

"Ah, des cookies ? Est-ce important ?" À en juger par son ton, oui. L'autre idée qui vint à Aaron fut de proposer de s'aérer dans un parc mais malheureusement il n'en avait pas remarqué dans le quartier.

Une vraie boulangerie fait des cookies. La chose la plus importante au monde au yeux d'Anthem derrière Paper Kingdom, le chat et les livres. Cheshire, le chat, se coucha sur le comptoir et eut droit à des gratouilles de sa maîtresse.

"Une fausse-boulangerie ne me dérange pas," dit Aaron, en total esprit de contradiction évident. Il ne devrait pas se comporter ainsi avec une personne qui avait positivement répondu à sa requête mais il voulait voir jusqu'où pouvait s'obstiner cette libraire.

Ils font pas de cookies, répéta-t-elle d'un ton buté et puéril.  Elle tira un tiroir et rafla d'une manière possessive les paquets de cookies qui s'y trouvaient. Il y avait vraiment  du choix avec les différents goûts. Anthem les déposa sur le comptoir sous le nez du journaliste. Des cookies faits par de vraies boulangeries.

On dirait un gamin... pensa Aaron tandis que la libraire répétait sa phrase comme si cela allait vraiment être pertinent. Puis elle sortit un impressionnant assortiment de cookies, même des variétés qu'Aaron n'avait jamais eu l'occasion de goûter ! "Je croyais que vous ne serviez personne dans la librairie," dit-il avec ce ton amusé qui plaisait tant à sa femme et l'agaçait par moment.

Je ne suis pas en train de travailler. , répondit-t-elle.  Elle ne servait effectivement personne dans la librairie, les cookies étaient rien que pour elle. (Egoïste, va !)

"Bon, eh bien, combien demandez-vous pour un cookie ?" demanda Aaron qui ne savait pas encore que la libraire était aussi égoïste que ses cookies étaient sucrés.

Anthem le regarda comme s'il plaisantait, à ses yeux un cookie n'avait pas de prix. Et elle venait d'accepter de les partager gentiment ! C'est gratuit, servez-vous.

Aaron piocha donc un cookie aux graines de sésame et au caramel. Il resta silencieux un moment, peu désireux de relancer la conversation et de plutôt laisser son esprit vagabonder librement. Il observa le décors un moment, regarda le chat de Cheshire rêvasser comme tous les bons chats. Il se demanda ensuite si sa femme avait passé une bonne journée de travail et si sa poupette de sept ans avait bien joué avec ses amis de l'école.

Laissant Aaron rêvasser, Anthem mangea un cookie aux pépites de chocolat noir, puis un cookie au M&M et finit par se goinfrer sans aucune honte. Le chat était couché sur le comptoir et ronronnait comme un moteur à réaction. La libraire hésita à dire quelque chose, des miettes de cookies entachant ses lèvres.

L'esprit d'Aaron continua de vagabonder un moment quand une idée lui vint à l'esprit :
"Vous avez l'air d'aimer encore plus les cookies que les livres, je suis étonné que votre librairie ne s'appelle pas... Cookie and Book ou Cookiement livre."

"Pépites de livres alors ! répliqua alors Aaron, amusé par l'exercice. Et je suis honoré de pouvoir déguster des cookies de vraies boulangeries !"

L'honneur est pour moi.  Les noms de boutiques sont comme ceux des titres de livres, les gens ont une attente sur le contenu par rapport au nom, vous voyez. Si on le déçoit, c'est l'échec plus ou moins assuré. En vrai, son coeur de libraire saignait  en le regardant profiter de ses cookies si durement acquis !

Une confidence ? Les prunelles claires d'Aaron s'illuminèrent l'espace d'un instant.
"Vous pensez décevoir ? Je n'ai pas senti ça pendant notre entretien."

Cette boutique n'était seulement mon rêve, c'était aussi  celui de ma soeur, on s'était  promis de l'ouvrir  ensemble mais ça ne s'est jamais concrétisé. Quelque chose dans son ton brisé sur la chemin faisait dire qu'il s'agissait d'un sujet sensible.