Fin d'après-midi paisible — classique.
Le dos droit contre le dossier, Stanislav était occupé de relire les dernières lignes de son essai — brouillon allègrement rédigé autour des notions de morale et d'expérience sur lesquelles portaient les derniers enseignements de son instructeur en philosophie. Le savoir des penseurs, lui avait-on dit, sans omettre de préciser, bien que les rapports soient évidents, qu'un roi se devait de raisonner tel un homme sensé. Il se levait tout juste, satisfait de son premier jet, lorsqu'il entendit, en bas, qu'on frappait trois coups à la porte.

Les bruits qui montaient de la cuisine, où sa mère s'affairait depuis le matin, s'estompèrent et, à leur place, il entendit celui des voix qui se saluaient.
Enfilant un veston en cuir au dessus de sa chemise — qui n'était repassée que parce que Mère s'en était occupée sans l'interroger — il descendit les escaliers pour rejoindre leurs hôtes accueillis dans l'entrée.

Les salutations furent distinguées — formatées.
Il poussa l'audace dans ses retranchements, saisissant la main délicate de l'héritière Tselikovskaïa pour y déposer un baiser volatile.

« Mes honneurs, Ineska. Tu es ravissante. »

Il ne vit pas le regard que leurs parents échangeaient au dessus de la courbe de son échine. Pas plus qu'il n'entendit l'intonation étrangement guillerette de Mère, lorsqu'elle leur souffla d'aller vaquer à leurs occupations, tandis que les adultes discutaient d'affaires.

Ielena salua en retour l'amie de son frère — qu'elle affectionnait particulièrement, soit dit en passant. Mais elle est rêveuse... songea-t-il en la regardant ; sans doute une nouvelle fois amoureuse...
Sa mère récupéra les manteaux des invités, son père alla installer les parents au salon, et Stanislav se tourna vers son amie. « Me ferais-tu l'honneur de m'accompagner à la bibliothèque ? » Comme un échappatoire à l'agitation qui recommençait à fourmiller en bas. Il tendit le bras à Ineska, appuyant son invitation, la ponctuant d'un sourire chaleureux.

La porte soigneusement fermée dans leur dos, il laissa courir sur les étagères ensevelies un regard qui n'accrochait rien — il était, en vérité, bien plus préoccupé par les mots de sa jeune amie que quoique ce soit d'autre. « Ma mère aussi me paraît... particulièrement de bonne humeur. Elle fait des messes basses à mon père depuis qu'ils ont décidé de vous inviter. » Il haussa les épaules. « Des histoires d'adultes, sans doute. » Et puis, le sourire de nouveau. « Que deviens-tu, depuis la dernière fois ? » Ça faisait presque longtemps.

Stanislav haussa un sourcil, sans doute moins surpris en vérité qu'il n'en avait l'air. « Tu la féliciteras tout de même de ma part. » Il ouvrit le battant du secrétaire réquisitionné en bar à alcools. « Je te sers quelque chose ? » Puis, avalant une gorgée de whisky brûlante. « Qu'est-ce qui te déplaît dans son union ? »

Il revint vers elle, lui tendant son verre rempli d'un fond de liqueur légère et sucrée, puis s'adossa au mur à côté du fauteuil occupé, pensif. « C'est ce qui se fait souvent. Les enfants sont des marchandises, blasons de gloire et d'honneur... Les femmes plus encore. Parce que vous avez l'audace d'être belles. » Rictus aux lèvres. Tu sais comme je hais ces convenances moi aussi.

Il haussa les épaules, désabusé, presque résigné. « Mes parents ont l'air heureux. » Il n'ignorait pas, pourtant, qu'avoir l'air ne signifiait rien. Il bu une gorgée d'alcool, lui offrit un sourire en coin qui creusa une fossette à droite. « Donc tu rêves du grand amour ? »

L'éclat de rire fut soudain — presque mutin. C'était toujours léger, avec Ineska ; même les sujets les plus graves trouvaient leur compte en risettes et en esclaffes ridicules. « Ah, décidément... Seraient-ce tes allergies à l'Amour avec un grand A qui te rattrapent ? Elles sont en avance, cette saison... »

Grimace marquée, ricanement assorti — Stanislav prit le temps de se donner contenance dans une gorgée de whisky. « Jamais. » Il haussa les épaules, soupira — s'attendrit presque. « C'est Lena, comme tu dis, l'amoureuse de l'amour, dans notre famille. » Nouvelle gorgée – agacé. « D'ailleurs, je crois qu'elle recommence ses frasques. » Encore.

Les traits s'apaisèrent lorsqu'il se perdit dans une brève réflexion. « Je ne suis pas certain qu'il existe de mot approprié. » De nouveau, un haussement d'épaules nonchalant, une dernière gorgée d'alcool et une légère déconfiture en fixant le verre vide, déjà. « Malheureuse, tu mérites un bel homme et l'on ne te sert que des charognards avides de trophées. »

Oh, comme il comprenait, cette pauvre Yeva gâchée — si l'on entendait le marier un jour, il espérait que ce serait au moins avec une femme audacieuse, mordante, ambitieuse et cultivée, avec qui il ne s'ennuierait pas. L'ennui, Stanislav en était persuadé, pouvait tuer ceux dont le cœur en était épris. « Deviens puissante. Bâtis un royaume, un empire. À ton propre nom. Montre-leur de quoi est faite Inessa Tselikovskaïa. » le patronyme délibérément omis — parce qu'elle n'avait pas à n'être que la fille de Sevastian.

Le rictus fut appuyé, l'étincelle vive dans le regard — il aimait l'audace et l'indépendance de son amie. Depuis toujours. Il savait apprécier à leur juste valeur les libres penseurs.
À sa question, il haussa simplement les épaules, comme s'apprêtant à annoncer une évidence. « Sitôt diplômé, je rejoindrai les rangs de la Milice de Moscou. Toute la paperasse est déjà bouclée. Mon père s'en est chargé. » Évidemment.

Il haussa un sourcil — presque surpris par la question de son amie. « C'est bel et bien ma volonté. » Il laissa filer d'entre ses lèvres un rire ténu. « Enfin, j'avais une palette de choix limitée par les désirs de mes parents, il est vrai, si c'est de ça que tu parles. Mais ce n'était pas le choix par défaut. » Plutôt une conviction profondément inculquée par les enseignements religieux de son enfance.

« Serions-nous en train de conclure les conditions de notre émancipation ? » Ponctuant ses mots d'un énième rire, il céda à la tentation de remplir de nouveau son verre d'un fond d'alcool — il dirait, au pire, à sa conscience, que de tels projets méritaient bien célébration. « Quand même... Ma mère s'affaire bien trop en cuisine pour un simple dîner de routine. » Les effluves qui leur parvenaient ne mentaient pas. C'étaient les petits plats dans les grands qu'on préparait.