"Pourquoi deux vases ? Mon chiffre est le trois : précipitations, écoulement, évaporation." Varsha n'était pas aussi rigide avec les chiffres, ne réclamant en général qu'un présent mais comme c'était la première fois qu'on lui offrait deux présents pour le prix d'un, elle trouvait cela curieux. "Oui, j'en veux un plus grand," décida l'esprit, après réflexion.

"Mais... ça ne fera plus des vases jumeaux si j'en fais un plus grand." Furaha réfléchissait à voix haute, se frottant le menton. "Mais je pourrai compléter la série avec un troisième vase plus grand mêlant argiles et cultures." Elle leva un regard un peu plus timide vers Varsha. "Si cela t'agrée, bien évidemment, Esprit de la Pluie."

"Pas de problème. Tu as démontré que tu savais tenir parole. Je t'accorde trois semaines pour terminer le deuxième petit et trois mois supplémentaires pour le grand. Fais de ton mieux et prends ton temps. Ensuite, lorsque tu m'invoqueras, je te ferais don de ma pluie sans délai. Mais je ne dis pas "non" à une petite danse de temps en temps !" Un peu d'espièglerie est visible sur le visage sans âge et beau de Varsha.

L'espièglerie vint aussi danser dans les yeux de la jeune femme. "Ma famille m'envoie par bateau l'argile demandée, ça prendra un peu de temps avant qu'elle n'arrive. Mais les nuits sont douces et belles en ce moment, je pourrai bien entendu danser en attendant." Elle saute sur ses pieds sans cesser de sourire. "Il se pourrait que je me sois renseignée sur les danses de la pluie des peuples d'Afrique."

"Parfait, tu peux danser alors. Avec le vase." Fuhara pouvait donner autant qu'elle voulait, l'esprit de la Pluie n'était jamais rassasié d'être honoré. Varsha flotta un peu plus loin pour mieux apprécier le spectacle en son nom. L'envie d'arroser de pluie Bruxia la tentait également.

Si elle donnait autant, c'était que Furaha considérait que deux vases et une danse étaient bien peu pour avoir redonné la vie à sa terre natale et sauver tous ses habitants et ses animaux, tout en permettant à Palasimbhala de se sentir mieux. Elle est cependant étonnée que l'Esprit veuille encore une danse non préparée mais elle aimait suffisamment cet exercice pour s'y plier de bon coeur, et avec une belle imagination.

Varsha pensait que les humains étaient naturellement doués pour danser et improviser des chants et elle voyait l'exercice comme le seul moyen de s'améliorer. Elle regarda donc pour la seconde fois le spectacle et décida de l'accompagne avec une tendre pluie. Les gouttes éclataient sur les feuilles en mille perles scintillantes et des branches ployaient sous le poids de l'eau.

Furaha rit gaiement en sentant la pluie sur son visage. Posant le vase, elle enleva ses habits pour rester en sous-vêtements et profiter plus largement de la douceur des gouttes d'eau sur sa peau d'ébène. Avec une minute où elle resta simplement, les bras en croix, le visage levée vers le ciel, à s'abreuver de l'odeur de la pluie, la jeune femme reprit le vase et commença une danse de la pluie de ses contrées, un chant puisant dans la gorge.

Varsha apprécia beaucoup le chant qui accompagna la danse et la musique de la pluie. L'esprit était convaincue que la shamane aimait sa pluie et donc l'aimait elle. Qui aurait pu croire le contraire ? Hélas, l'esprit de la pluie avait subi quelques déconvenues par le passé. Les humains changeaient avec le temps et oubliaient les services rendus par le passé, les générations suivantes ne se souvenaient pas de ce que leurs aînés avaient acquis avec leurs offrandes.

Furaha venait d'une contrée où la pluie était depuis toujours source de vie et vénérée comme telle. Tous les ans, le retour de la saison humide était synonyme de fêtes, de danses et de chants ; elle avait donc un vaste répertoire à offrir avec sincérité à Varsha.

Varsha fut spectatrice de tout le répertoire de Fuhara Nuru. Quand la danseuse fut bien fatiguée, Varsha s'en alla avec un petit hochement de la tête et un sourire amusé.

Quand l'Esprit disparut, Furaha laissa ses jambes la lâcher et s’affaissa dans l'herbe en riant gaiement. Sentant ses yeux papillonner, la jeune femme se força à se relever pour rejoindre ses quartiers avant de s'endormir à la merci de Frère Jaguar : autant ne pas tenter ses crocs. Quelques semaines plus tard, elle reçut l'argile provenant de sa terre natale et se mit au travail pour confectionner le petit vase.

Les semaines passèrent et l'Esprit de la Pluie oublia tout à fait le marché qu'elle avait fait avec l'humaine. Elle s'occupa de sa vie d'esprit à regarder l'herbe sécher au soleil et le vent tourbillonner jusqu'à ce qu'elle soit invoquée quelque part sur la planète par un shaman différent. Elle accorda donc sa pluie à travers le monde. Ce n'est qu'en admirant le dernier vase de sa collection qu'elle se rappela l'africaine, la protégée de Palasimbhala.

Au bout de quelques semaines, les deux vases de sa promesse étaient finis. L'un, le petit jumeau, représentait dans un style africain une savane vivifiée par l'eau miraculeuse du ciel. L'autre, le plus grand, mêlait habilement les deux cultures et les deux types de paysages. Elle se demandait si elle devait réinvoquer l'Esprit de la Pluie ou si Varsha allait venir à elle réclamer son dû.

Varsha aussi se demandait si la shamane d’Éthiopie allait l'invoquer pour lui remettre le second vase qu'elle avait promis si ardemment de lui offrir. Patiente mais peu désireuse de se retrouver à oublier un possible affront, elle s'envola dans le ciel de Bruxia à la recherche de la jeune fille et fit naître la pluie pas loin de celle-ci, faisant danser les gouttes de pluie sur les feuilles et se rappeler à son bon souvenir par sa mélodie familière.

Furaha rentrait d'un cours quand elle vit la pluie tomber et un rire la secoua : l'Esprit s'attendait donc à ce qu'elle l'invoque et commençait à s'impatienter. Quelle ironie en songeant à l'éternité de leur temps ! Déposant ses affaires sans sa chambre, elle prit le petit vase sous un bras, mit le grand en équilibre sur sa tête et rejoignit la clairière où elle avait invoqué Varsha la première fois pour y effectuer les mêmes gestes.

Varsha vit Fuhara faire les gestes d'invocation et se demanda si la shamane allait l'invoquer elle pour respecter sa parole. Elle laissa donc faire et fut contente d'avoir eu raison. Elle apparut devant Fuhara et demanda pour la forme : "Où souhaites-tu qu'il pleuve, jeune shamane ? Ces vases sont-ils pour moi ?"

"A chaque fois qu'il y aura une terrible sécheresse en Afrique ?" tenta la jeune shaman avec un air taquin scotché au visage. Posant les vases devant Varsha, elle étendit les bras pour englober leurs décors. "De quel autre Esprit pourrait-il chanter les louanges, Dame de la Pluie ?"

"En effet, ils ne peuvent que m'appartenir ! C'est une excellente offrande. Comme promis, tu pourras m'invoquer pour faire tomber la pluie quand tu voudras." Comme la première fois, Varsha prit l'essence spirituelle des vases pour l'apporter à sa collection. Fuhara pouvait reprendre ses deux vases et les disposer chez elle pour ne jamais oublier l'esprit qui avaient fait fuir la sécheresse. "As-tu dit à ta famille que tu m'avais invoquée ?"

Emue par le cadeau que lui faisait Varsha pour trois simples vases, Furaha s'inclina respectueusement en signe de remerciement. "Je les ai prévenus dans la lettre envoyée afin de demander l'argile de notre terre." Elle n'aurait pas pu manquer d'indiquer le nom de l'Esprit pour lequel leurs danses et leurs chants de joie devaient s'adresser.

"Je comprends mieux pourquoi ils m'ont dédié davantage de danse que d'habitude. Tu peux rompre l'enchantement, je resterai. Dis-moi, Fuhara, quel âge me donnes-tu ?" L'esprit voulait savoir si la jeune shamane suivait bien ses cours d'espíritologie. Elle lui semblait en fin de deuxième cycle, voire en plein troisième cycle, elle devait avoir entendu parler de l'esprit de la pluie suffisamment pour le savoir. Le contraire serait insultant.

Furaha relâcha donc son contrôle d'invocation sur l'Esprit et s'agit dans l'herbe devant Varsha, ce qui lui donnait l'air plus jeune qu'elle ne l'était réellement. "Tu sembles aussi fraîche que la rosée du matin, Esprit de la Pluie, et aussi éternelle que la mer. Mais je sais que tu as vu ce monde se dérouler devant toi depuis 9000 ans... Tu as dû en voir de ces choses. Des peuples, des cultures, des animaux aujourd'hui disparus." Sa voix avait un accent rêveur.

Varsha redressa encore davantage la tête sous les éloges de Fuhara. Elle la disait belle et aussi ancienne que la mer. "Oui, j'ai connu bien des cultures d'humains différentes dans toutes sortes de paysages et de conditions. Mais une chose ne change pas : l'humain a la mémoire courte. Une génération est paisible, soumise et désireuse de plaire. La suivante est ingrate et arrogante. Ainsi va le cycle des humains. Si tu as un fils, enseigne-lui bien la sagesse ! Ce sera le plus grand des cadeaux."

La jeune femme joignit ses mains sur son coeur en s'inclinant. "Mon lionceau saura tenir les bonnes paroles aux Esprits, et s'il ou elle n'est pas shaman, il saura remercier la pluie, le ciel, la terre, les animaux, toutes choses en ce monde, des bienfaits qu'elles lui apportent."

Aussi ancienne soit-elle, Varsha restait curieuse. Elle s'arrêtait devant chaque humain devant et s'intéressait à ce dernier un moment avant de passer à autre chose. "Lionceau ? Aura-t-il quatre pattes ? Pourquoi un lion et pas une gazelle ou une girafe ?"