Plus si loin de la forêt maudite se traîne une petite silhouette blanchâtre. Guère plus grand qu'une main d'humain, le dragon-fée marche sans trop savoir où. Il a mal aux pattes à force de marcher, il a mal aux ailes à force de voler, il est affamé mais n'en a cure. Il continue tel un golem, il voulait s'éloigner de son ancien foyer mais pour aller où ? Comme un papillon devant une lanterne, l'énergie qui entoure la forêt l'attire et résonne en son esprit. Des mots, un chant, une malédiction.

La sensation se précise. Une sourde colère emplit les lieux, un désir de vengeance percent les tourments de la détresse. Mais le petit dragon-fée continue d'avancer et monte la colline où une aura d'une tout autre nature émet. Très bientôt, le dragon blanchâtre voit des fruits et de la viande séchée. Sa bouche salive et son estomac affamé gargouille. Il agite ses ailes aux plumes dorées et s'approche. C'est là qu'il voit un dragon, bien plus grand que lui. Ces fruits sont-ils à lui ?

Le dragon rouge tonne un ordre ou une invitation, difficile d'être sûr pour ce dernier qualificatif. Le minuscule dragon-fée obéit et se traîne vers la montagne d'écailles. Il est trop fatigué pour faire appel à sa magie, bien que toute pression de sa colonie soit dissipée. Il laisse échappé un minuscule soupir et regarde la tête du dragon. "Croquez-moi si vous le souhaitez, je ne me défendrai pas."

Manger et survivre, vraiment ? Cette possibilité existe encore et l'étincelle de vie du dragon-fée blanchâtre s'anime un peu. Il ignore ce que le dragon rouge entend par service mais manger, reprendre des forces lui apportera peut-être la solution. Peut-être existe-t-il un avenir à la fin de son exode. Le minuscule reptile rampe vers les fruits et en choisit un. Il mange une bouchée puis deux. Des larmes viennent embuer ses yeux bleus. Il s'arrête au tiers du fruit, repu.

Le géant engloutit bien plus que le petit lézard qu'il est et tonne une grande phrase sur les miasmes de la forêt sentis plus tôt par le petit dragon-fée. Il se déclare Chante-mage et révèle son nom au combien long et difficile à retenir. "En quoi puis-je vous aider, Viholvärakuuna ?" Il ne pourra pas répéter son nom autant de fois, parler l'épuise et il a sommeil. Il s'allonge sur le sol et résiste difficilement à la tentation de fermer les yeux et de s'endormir. Pourvu qu'il ne rêve pas !

Des mots se font entendre, rassurants, apaisants. Ils lui disent qu'il a beau avoir été meurtri par le passé, il ressuscitera plus fort. Qu'en dépit de la vacuité de l'existence, il trouvera la force d'avancer. Ces pensées enveloppent son cœur statufié et agissent comme un baume. Le dragon blanc ouvre les yeux, plus motivé que ces derniers jours (ou semaines). "Est-ce vous Viholvärakuuna qui parlez avec autant de force ? Je n'ai jamais senti pareille magie !"

Il cessa son chant sur un dernier murmure qui finit d'endormir la forêt, pour un moment du moins. Son regard d'onyx glissa sur le Dragon-Fée. Gorgé du Pouvoir des Mots, Viholvä irradiait comme un soleil dont la lumière décroissait peu à peu. "Je suis le Chante-Mage, Dragon-Fée." dit-il comme seule explication. "Maintenant que tu as mangé et dormi et, par là, bénéficié de ma nourriture et de ma protection, daigneras-tu enfin écouter l'aide que tu dois m'apporter ?"

Le dragon-fée n'a jamais eu une preuve aussi concrète du pouvoir magique des mots. Certains magiciens de sa colonie s'en servent bien pour canaliser leur pouvoir mais être entendus n'est pas du tout une condition nécessaire. "Que puis-je faire d'autre ? Mon existence n'a plus de but et j'ai une dette envers vous, Dragon. Comment procédons-nous ? J'ai également en moi de la magie mais je ne m'en sers pas comme vous le faites. Cette forêt est immense."

Le dragon-fée baisse les oreilles quand le grand dragon lui demande son nom. "J'accepte, je vous apporterai ces ingrédients pour ce… blot. Mon nom n'est guère important, je préfère l'oublier." Renégat, risée des dragons-fées. Viholvärakuuna, dragon solitaire, ne doit guère comprendre la monstruosité de qui renie sa colonie pour sa survie personnelle. "Vous pouvez m'appeler Fil si vous y tenez. J'effectuerai ma mission de mon mieux."

Le Chante-mage trouve le diminutif du dragon-fée renégat à son goût et récite la recette de son Blot. Ses naseaux soufflent un air chaud qui réchauffe les écailles de Fil. Certains ingrédients lui parlent et exigeront de lui quelques voyages mais un problème de compréhension se pose au petit dragon. "Des tintements de pas de chat… et des ritournelles de muet, ce sont des sons. Comment ajouter ces ingrédients, Sir Viholvärakuuna ?"

Fil comprend ce que le dragon chante-mage attend de sa personne. Même si le grand dragon reste coincé à la bordure de la forêt maudite, il pourra accompagner mentalement Fil dans sa quête et lui fournir les indications nécessaires. Fil espère y parvenir dans les temps, avant que la folie ait raison de son collègue. Il sent le lien que créer ce dernier entre eux. Pour l'instant, il peut oublier ce qu'il a laissé derrière lui, peut-être parviendra-t-il à digérer le drame de sa vie.

Ou jusqu'à ce que je quitte ce monde sans doute, pense le dragon-fée blanc en écoutant l'avertissement du dragon rouge. "Vous pouvez préserver un peu d'énergie spirituel en m'indiquant oralement comment avoir les ingrédients trois et six." Les autres ingrédients ne sont pas si faciles à trouver non plus mais Fil a une petite idée, encore que les flammes de glace éternelle le laisse perplexe aussi. Avec un peu de chance, il trouvera tout à la capitale (que Fil verra pour la première fois de sa vie).

Fil plisse les yeux devant la réponse de Viholvärakuuna. Je pourrais chantemager ? se demande-t-il à lui-même. "Bon, je pars tout de suite. Est-ce que vous connaissez la direction vers la Capitale ?" Après tant de temps, l'hypothèse qu'il n'est plus suivi est probable, il peut donc espérer aller où il veut désormais. Fil se concentre pour chercher une étoile solaire, ses dons magiques peuvent peut-être l'aider. Malheureusement sa portée est faible, Fil le sait parfaitement.

"La Capitale ?" répéta Viholvä d'un air rêveur. Il ne semblait pas assuré du tout. Sa griffe balaya l'air pour se fixer sur un point qu'il décala deux-trois fois. "Peut-être par là. Et de l'autre côté." Son long cou se tordit pour regarder l'horizon opposé. Il se gratta une joue écailleuse en reniflant. Il lui répugnait d'avouer sa méconnaissance. "On ne peut pas rater la Capitale quand on la survole. Et le vent d'Ääni m'y mène quand j'en ai le besoin."